Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie I/08

Gosselin (Tome Ip. 228-251).
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Première partie


CHAPITRE VIII.

LA PRÉSENTATION.




En entrant dans le premier salon de l’ambassade, accompagnée de M. de Versac, je sentis ma résolution m’abandonner. Il fallut l’accueil plein de grâce et de bonté de madame l’ambassadrice d’Autriche pour m’encourager un peu.

Mademoiselle de Maran donnait le bras à Ursule.

Plus que jamais je pus apprécier quelle était l’influence de ma tante, et combien on la redoutait. La femme la plus agréable, la plus à la mode n’aurait pas été plus entourée, plus courtisée à son entrée dans le bal que ne le fut mademoiselle de Maran ; elle recevait ces respectueuses prévenances, ces hommages empressés, avec un très grand air et une affabilité protectrice, presque dédaigneuse.

Nous allâmes du côté de la galerie où l’on dansait. M. de Versac, à qui je donnais le bras, me nomma différentes personnes qui méritaient d’être distinguées.

Nous nous arrêtâmes un moment auprès d’une des portes de la galerie. J’entendis là les paroles suivantes échangées entre deux personnes que je ne pouvais voir.

— Eh bien ! vous savez… Lancry est arrivé d’Angleterre… Je viens de le voir… Il est plus brillant que jamais…

— Vraiment ! il est de retour ?… — reprit l’autre personne. — La duchesse de Richeville doit être bien joyeuse, car elle avait été plus que triste de son départ… Pauvre femme !…

À un mouvement assez brusque de M. de Versac pour nous frayer un passage dans la foule, je compris qu’il voulait distraire mon attention de cet entretien, qu’il n’était pas convenable que j’entendisse, et dont M. Gontran de Lancry, son neveu, était le héros.

Je n’attachai alors aucune importance à cet incident, et je suivis M. de Versac. Avant d’arriver au bal, il me semblait que tout devait m’embarrasser : mon maintien, ma démarche, mon regard ; mais ma première émotion passée, une fois au milieu de cette société à laquelle j’appartenais, je me sentis non pas rassurée, mais, pour ainsi dire, placée au milieu des miens.

L’on n’est presque jamais gêné ou intimidé que lorsqu’on aborde une sphère au-dessus de celle à laquelle on appartient. Je recouvrai bientôt toute ma liberté d’observation.

En entrant dans la galerie où l’on dansait, je fus presque éblouie de l’éclat, de la magnificence des toilettes. Madame de Mirecourt, amie de ma tante, et qui chaperonnait une jeune femme récemment mariée, offrit de nous ménager une place auprès d’elle. Mademoiselle de Maran accepta ; Ursule et moi nous nous assîmes entre madame de Mirecourt et ma tante.

M. de Versac nous quitta pour aller chercher son neveu, qu’il voulait nous présenter.

— Eh bien ! — dis-je tout bas à ma cousine, ce n’est pas si effrayant, après tout ; es-tu un peu rassurée !

— Non, — me dit Ursule, — je ne puis vaincre mon émotion ; je tremble ; c’est à peine si je vois ce qui se passe autour de moi.

— Moi, je vois fort bien, — lui dis-je gaîment ; et, pour lui donner un peu de courage, j’ajoutai : — J’avoue que je trouve ce coup-d’œil charmant. Quel dommage que tu ne puisses pas en jouir. Décidément, c’est une bien jolie chose qu’un bal.

Comme je disais ces mots avec une joie naïve, ma tante, à côté de qui j’étais aussi, se prit à rire aux éclats.

Plusieurs personnes qui étaient debout devant nous, pendant le repos d’une valse, se retournèrent. Madame de Mirecourt, qui se trouvait de l’autre côté d’Ursule, se pencha et dit à ma tante :

— Qu’avez-vous donc à rire ainsi ?

— Est-ce qu’on peut y tenir, avec une petite moqueuse comme elle ? — dit mademoiselle de Maran en me montrant à son amie. — Si vous entendiez combien ses remarques sont drôles, malignes… c’est à en mourir… Prenez bien garde à vous, car elle emporte la pièce d’abord ! — Puis, se retournant vers moi, ma tante ajouta à demi-voix, d’un ton affectueusement grondeur : — Voulez-vous bien ne pas avoir autant d’esprit que ça, Mademoiselle ! on dira que c’est moi qui vous ai rendue si méchante.

Tout ceci fut dit à voix basse, mais de façon à être entendu des personnes qui nous entouraient.

Je regardai ma tante avec un profond étonnement. Ursule, se penchant à mon oreille, me demanda ce que j’avais dit de si plaisant à mademoiselle de Maran, et de quel ridicule je m’étais choquée.

— Mais d’aucun, — lui répondis-je. — Je ne comprends pas un mot à ce qu’elle vient de me dire.

Voici le mot de cette énigme. Ma tante voulait commencer à me faire cette réputation de méchanceté. Grâce à ses perfides paroles, plusieurs personnes placées devant nous (l’une d’elles, la bonne et charmante lady Fitz-Allan, me l’a répété plus tard) crurent être l’objet de mes moqueries.

J’entrais pour la première fois dans le monde ; pour plusieurs raisons je devais être assez remarquée. L’exclamation de ma tante sur mes observations malicieuses devait donc se répandre, et se répandit à l’instant.

Il n’est pas, pour une femme, de plus funeste réputation que celle d’être même spirituellement moqueuse… Les sots la redoutent et la calomnient ; les gens d’esprit la jalousent ; les caractères bienveillants et généreux s’en éloignent. Aussi une demi-heure ne s’était pas écoulée depuis mon arrivée au bal, que j’avais déjà des ennemis.

Lady Fitz-Allan m’a dit depuis que ma méchanceté fut un moment la nouvelle du bal. On s’entretint de l’ironie mordante de mademoiselle Mathilde de Maran. (On m’appela ainsi pour me distinguer de ma tante.)

Personne n’avait entendu mes sarcasmes, il est vrai ; mais, ainsi que cela arrive toujours, tout le monde en parlait.

Ma tante voulut compléter son œuvre ; quelques minutes après, au milieu d’un nouveau repos de valse, elle dit tout haut à Ursule :

— Mon Dieu ! ma pauvre enfant ! n’ayez donc pas l’air si sérieux, si mélancolique, soyez donc un peu de votre âge si vous pouvez : qu’est-ce que c’est que cette sauvagerie-là ?

Ces mots de ma tante aussi entendus, répétés, commentés, établirent positivement que j’étais aussi moqueuse, aussi étourdie que ma cousine était timide, sensée, réfléchie.

Le monde revient bien rarement de ses premières impressions ; ces quelques mots de ma tante eurent donc une grande influence sur ma destinée.

Hélas ! il faut tout dire, mon inexpérience, ma vanité, augmentèrent encore la portée du mal qu’on me faisait… Plus tard, je déplorai amèrement cette réputation de méchanceté moqueuse. J’eus d’abord assez de faiblesse pour en être presque flattée, presque fière. Je me croyais belle, je pensais que l’ironie était un brevet d’esprit.

La valse finie, M. de Versac s’approcha de ma tante avec son neveu, M. le vicomte Gontran de Lancry.

Je l’avoue… je ne pus m’empêcher de rester presque immobile de surprise à la vue de M. de Lancry ; il avait alors environ trente ans. Il était difficile de voir un homme plus parfaitement agréable, d’un extérieur plus séduisant.

J’étais bien jeune, et chez mademoiselle de Maran je n’avais vu personne qui pût en rien être comparé à M. de Lancry.

Ancien page du roi, il avait servi et fait très vaillamment la guerre en Espagne. Attaché plus tard à une grande ambassade, il avait, au bout de quelques années, abandonné l’état militaire ; et, grâce aux bontés du roi et à la protection de M. de Versac, il avait été nommé gentilhomme de la chambre du roi.

Ma première entrevue au bal de l’ambassade d’Autriche me revient très présente à l’esprit. Il y avait eu grande réception au château ; beaucoup d’hommes de la cour étaient venus au bal en uniforme. M. de Lancry sortait aussi des Tuileries ; il portait l’éclatant habit de sa charge, et avait au cou le ruban rouge et la croix d’or de commandeur de la Légion d’Honneur, à son côté la large plaque d’un ordre étranger. M. de Lancry était d’une taille moyenne, mais de la plus extrême élégance ; ses traits, d’une régularité parfaite, étaient (selon ma tante, et elle disait vrai), étaient ceux « d’un jeune Grec d’Athènes, animés de toute la finesse et de toute la grâce parisienne. » C’était disait-elle, l’idéal du joli. Il avait des cheveux châtains, les yeux bruns, les dents charmantes, une main, un pied, à rendre une femme jalouse ; je vous l’ai dit, ayant trente ans à peine, il n’en paraissait pas vingt-cinq.

Ces avantages naturels, relevés d’insignes honorables qu’on n’accorde généralement qu’à un âge plus mur et qui semblent toujours annoncer le mérite, devaient donc rendre M. de Lancry infiniment remarquable.

Lorsqu’il s’approcha de ma tante, elle lui tendit la main et lui dit :

— Bonsoir, mon cher Gontran !… Votre oncle m’a seulement appris tantôt votre retour de Londres ; eh bien ! qu’est-ce que vous avez fait dans ce cher pays.

M. de Lancry sourit, s’approcha de mademoiselle de Maran, et lui dit tout bas quelques mots que je ne pus pas entendre.

— Voulez-vous bien vous taire ! — s’écria ma tante en riant. — Puis elle ajouta : — Heureusement, on peut tout dire à une mère bobie comme moi ; seulement pour faire pénitence, vous allez faire danser ces petites filles.

Se tournant alors vers moi, ma tante dit à M. de Lancry d’un air rempli de dignité qu’elle prenait mieux que personne quand elle le voulait : — Mademoiselle Mathilde de Maran, ma nièce.

M. de Lancry s’inclina respectueusement.

— Mademoiselle Ursule d’Orbeval, notre cousine… — ajouta ma tante avec une nuance presque imperceptible, pourtant assez marquée pour qu’on sentît qu’elle voulait établir à mon avantage une sorte de distinction entre mon amie et moi.

M. de Lancry s’inclina de nouveau.

Je baissai les yeux, je me sentis rougir beaucoup. Ma main était près de celle d’Ursule ; je la serrai presque avec crainte.

— Mademoiselle voudra-t-elle me faire la grâce de danser avec moi la première contredanse ? me dit M. de Lancry.

— Oui, Monsieur, — répondis-je en jetant un regard inquiet sur mademoiselle de Maran.

M. de Lancry me salua, et, s’adressant à Ursule, il lui dit : — Puis-je espérer, Mademoiselle, que vous daignerez m’accorder la même faveur que mademoiselle de Maran, pour la seconde contredanse ?

— Sans doute, Monsieur, — répondit Ursule avec un soupir ; et, baissant la tête, elle jeta, à travers ses longs cils, un mélancolique regard sur M. de Lancry.

À ce moment, une fort jolie femme, éblouissante de pierreries, très brune, très mince, d’une tournure très élégante, d’une physionomie fière, hardie, ayant de grands yeux noirs très perçants, et un peu rapprochés de son nez, fait en bec d’aigle, s’arrêta devant nous ; elle donnait le bras à un jeune colonel anglais.

— Vous êtes bien oublieux de vos amis, monsieur de Lancry, — dit-elle d’une voix sonore et douce.

M. de Lancry se retourna vivement, réprima un embarras assez visible, et dit en s’inclinant :

— Je ne mérite pas ce trop aimable reproche, madame la duchesse ; je suis seulement arrivé ce matin de Londres ; et j’espérais avoir demain l’honneur de vous faire ma cour.

Combien certains pressentiments trompent peu, mon ami ! Du moment où j’entendis M. de Lancry dire à cette femme… madame la duchesse… je ne doutai pas un moment qu’elle ne fût madame de Richeville dont j’avais entendu le nom si indiscrètement rapproché de celui de M. Lancry.

On préluda pour la contredanse.

— Voyez combien je suis bonne, — dit la duchesse à M. de Lancry ; — je vous pardonne votre oubli et je vous dis même en confidence que je ne suis pas engagée pour cette contredanse ; suis-je assez généreuse ?

M. de Lancry la regarda de nouveau d’un air étonné, presque stupéfait, et répondit avec une gêne assez évidente :

— Et moi, n’ai-je pas trop de bonheur ?… j’aurais pu danser cette contredanse avec vous, Madame, et je vais avoir le plaisir de la danser avec mademoiselle de Maran que j’ai eu l’honneur d’inviter à l’instant.

Madame de Richeville, croyant qu’il s’agissait de ma tante et que M. de Lancry plaisantait, partit d’un éclat de rire, et s’écria :

— Vous arrivez d’Angleterre pour faire danser mademoiselle de Maran… il y a donc à Londres un Excentric Club ? vous voulez donc vous signaler parmi les plus intrépides ?

M. de Lancry se hâta d’interrompre madame de Richeville. Elle avait la vue très basse, elle ne s’était pas aperçue de la présence de ma tante.

— Je dois avoir l’honneur de danser tout à l’heure, Madame, avec mademoiselle Mathilde de Maran, — dit M. de Lancry en appuyant sur ce nom Mathilde, et en s’inclinant légèrement de mon côté.

— Ah ! je comprends. On la mène donc déjà dans le monde ! — dit la duchesse.

Elle prit son petit lorgnon d’écaille, et m’examina avec une curiosité qui me sembla malveillante.

J’étais au supplice.

Ma tante n’avait pas perdu un mot de cette conversation. Voyant le lorgnon de la duchesse de Richeville encore tourné sur moi, elle parut choquée, et lui dit de sa place, d’une voix aigre et impérieuse :

— Madame la duchesse, n’est-ce pas que ma nièce est charmante ?…

— Charmante, Madame, — répondit la duchesse d’un ton sec en rabaissant son lorgnon. Elle s’approcha de mademoiselle de Maran, et lui fit une demi-révérence pleine de grâce et de noblesse.

J’ai su depuis que ma tante et la duchesse se détestaient, ce qui m’expliqua l’attention avec laquelle on avait examiné ces deux adversaires également redoutables.

— Eh bien ! Madame — reprit ma tante, — je suis ravie pour cette chère petite que vous la trouviez charmante ; l’approbation d’une femme comme vous, Madame, ne peut que porter bonheur à une jeune personne qui entre dans le monde ; c’est comme un présage… Malgré ça, j’ai peine à croire que ma nièce puisse jamais approcher de votre mérite… Madame…

Il n’y avait en apparence rien que de très simple, que de très poli dans ces paroles ; pourtant je connaissais assez l’accent de ma tante pour pressentir que ces mots avaient renfermé quelque perfidie. En effet, levant les yeux sur madame de Richeville et sur les personnes qui nous environnaient, je vis la première affecter un grand calme, et tout le monde fort embarrassé.

Plus tard j’ai rencontré dans le monde madame de Richeville ; j’ai su qu’on exagérait jusqu’à la plus odieuse calomnie la légèreté de sa conduite. On disait que sans l’illustre nom qu’elle portait, que sans la grandeur et les alliances de sa maison, que sans son immense fortune, on eût difficilement fermé les yeux sur ses fautes, et que son mari avait été forcé de se séparer d’elle. Elle était néanmoins parfaitement bien accueillie dans la meilleure compagnie à laquelle elle appartenait ; seulement, les jours de réception au château, madame la dauphine semblait lui témoigner son blâme par un abord glacial.

On comprend maintenant tout ce qu’il y avait d’amer dans l’apostrophe de mademoiselle de Maran. Celle-ci, profitant de son premier avantage, porta un dernier coup à madame de Richeville en s’écriant :

— Ah ! mon Dieu ! les beaux rubis que vous avez là, Madame ! Est-ce que ce ne sont pas ceux qui appartenaient à cette excellente duchesse douairière de Richeville ? Quel malheur qu’elle n’ait pas pu vous les voir porter ! et comme ça doit faire plaisir à M. de Richeville de vous voir parée des pierreries de madame sa mère.

Pour sentir la cruauté de la remarque de mademoiselle de Maran, il faut savoir que, selon un bruit accrédité (ce dont plus tard j’ai reconnu la fausseté !), on disait que M. le duc de Richeville avait donné à sa femme cette parure de famille lors de son mariage, et qu’en se séparant de la duchesse, il avait eu la délicatesse de ne pas la lui redemander, délicatesse que celle-ci n’aurait pas imitée en continuant de porter ces bijoux.

Tout le monde semblait atterré de la méchanceté de mademoiselle de Maran. Madame de Richeville eut assez d’empire sur elle-même pour cacher son ressentiment ; elle jeta sur ma tante un regard rempli de douceur et de dignité, et lui dit très affectueusement :

— Vous me comblez, Madame ; je voudrais pouvoir reconnaître les marques d’intérêt que vous me donnez… Mais j’y songe… je puis vous apprendre au moins une nouvelle qui vous fera, je l’espère, un grand plaisir. Un de vos amis arrive d’Italie, où il était resté pendant des années sans qu’on sût ce qu’il était devenu. Mais je le vois… vous êtes inquiète, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre curiosité… Eh bien ! — ajouta madame de Richeville d’un air gracieusement confidentiel, — eh bien ! sachez donc que M. de Mortagne sera ici dans quelques jours. Oui, j’ai reçu de Venise des nouvelles de lui. On dit que c’est un roman terrible que sa disparition… Avouez que vous êtes bien surprise et bien heureuse de ce retour, Madame !

Madame de Richeville lança ces derniers mots à mademoiselle de Maran comme un coup de poignard ; puis, entendant les préludes de la contredanse, elle dit gaîment à M. de Lancry :

— Je vous offre une valse en dédommagement de la contredanse que vous m’avez refusée. — Et se tournant vers le colonel anglais qui lui donnait le bras : — Montons dans la petite galerie, — lui dit-elle. Je voudrais voir cette contredanse…

Je n’avais jamais vu mademoiselle de Maran troublée. Elle le fut beaucoup dès les premiers mots de Madame de Richeville ; mais quand celle-ci eut prononcé ces paroles : M. de Mortagne sera ici dans quelques jours… ma tante pâlit et parut accablée, au grand étonnement de ceux qui connaissaient son audace et ne comprenaient pas le sens caché de la réponse de madame de Richeville.

La contredanse commença. M. de Lancry eut le bon goût de m’épargner des compliments toujours embarrassants pour une jeune personne. Il fut très simple, très gai, sans méchanceté, me parla de mademoiselle de Maran avec une affectueuse vénération, de M. de Versac avec tendresse ; il trouva la physionomie d’Ursule des plus intéressantes, et il me demanda quel était le grand chagrin qui la rendait si mélancolique. Il était musicien, nous causâmes musique. Je préférais les maîtres allemands, il préférait les maîtres italiens. Il mit une si aimable bonhomie dans la discussion, qu’à la fin de la contredanse il ne m’intimida presque plus.

Après m’avoir ramenée à ma place et avoir rappelé à Ursule la promesse qu’elle lui avait faite, il alla saluer plusieurs femmes de sa connaissance.

— Mon Dieu ! — me dit Ursule, — comment as-tu donc fait pour oser parler autant ? Je t’admirais.

— Oh ! — lui dis-je, — d’abord j’ai eu bien peur, peu à peu j’ai repris courage, et puis M. de Lancry paraît si bon, si simple ! tu verras toi-même.

— Oh ! c’est à peine si j’oserai lui répondre, — dit timidement Ursule.

— Tu as bien tort, il te trouve charmante, il me l’a dit tout-à-l’heure, et c’est peut-être cela qui me l’a fait trouver si aimable…

Je ne pus continuer ma conversation avec Ursule. Tous les hommes qui connaissaient ma tante vinrent la saluer. Parmi eux, elle nous présentait ceux qui étaient d’un âge à danser, et nous eûmes bientôt, Ursule et moi, un grand nombre d’engagements.

J’étais si occupée à regarder danser, que bien que je le voulusse, j’avais à peine le temps de songer aux dernières paroles de madame de Richeville, au sujet de M. de Mortagne.

J’avais toujours conservé de lui un souvenir plein de gratitude ; il avait été, dans mon enfance, mon premier défenseur.

Depuis huit ou neuf ans, on n’avait presque jamais prononcé son nom chez ma tante. Je me rappelai seulement alors avoir plusieurs fois entendu dire qu’on n’avait pas de ses nouvelles. Sa vie était si étrange, on lui savait une telle habitude de voyager, que je ne trouvai là rien d’étonnant. Seulement, ce qui me paraissait extraordinaire, c’était l’effet presque écrasant que l’annonce de son retour produisait sur mademoiselle de Maran.

Je fus tirée de ces réflexions par le son d’une valse.

Parmi les couples qui furent bientôt emportés dans son tourbillon, je vis M. de Lancry et la duchesse de Richeville. Elle avait une taille accomplie, et, ainsi que lui, elle valsait à ravir. Les boucles de ses cheveux, noirs comme du jais, qu’elle portait très longs, flottaient avec grâce autour de sa tête expressive, un peu renversée en arrière.

Il fallait que cette femme fût bien forte de son innocence, ou qu’elle eût un bien profond dédain des jugements du monde, pour le braver si ouvertement, après les mots cruels de mademoiselle de Maran, qui venaient de réveiller, pour ainsi dire, tous les scandales réels ou supposés de la conduite de madame de Richeville.

Ce qui me surprit beaucoup, ce fut l’expression des traits de M. de Lancry pendant cette valse ; il semblait tour à tour dédaigneux, sardonique et irrité ; lorsqu’il reconduisit madame de Richeville à sa place, il me parut qu’elle souriait avec amertume de quelques paroles que M. de Lancry lui disait à voix basse.

J’éprouvai d’abord, je ne sais pourquoi, comme un serrement de cœur en voyant M. de Lancry valser avec madame de Richeville. Je me souvins involontairement des paroles que j’avais entendu prononcer. Je ne doutai plus qu’il l’aimât. Elle avait un air de résolution et de fierté qui m’effrayait ; pourtant, quand je pensais qu’elle était l’amie de M. de Mortagne, qui m’avait protégée, qui avait été, m’avait dit plus tard madame Blondeau, si profondément dévoué à ma mère, je tâchais de surmonter l’impression désagréable qu’elle me causait.

Ces pensées furent interrompues de nouveau par les contredanses auxquelles j’étais engagée.

Ma réputation de méchanceté était déjà, sans doute, parvenue à plusieurs de mes danseurs, car beaucoup d’entre eux, pensant plaire à mon esprit moqueur, se mirent en grands frais d’épigrammes ; d’autres me firent des louanges outrées ; d’autres, des plaisanteries que je ne comprenais pas.

Somme toute, quoiqu’il y eût parmi eux beaucoup d’hommes agréables, la plupart me semblèrent manquer absolument du tact parfait dont était doué M. de Lancry. C’est qu’en effet il faut qu’un homme ait beaucoup de mesure et de délicatesse dans l’esprit pour mettre de jeunes filles en confiance, pour jouir de tout ce qu’il y a de charmant dans leur entretien. Il faut un langage dont les nuances soient affaiblies, modifiées ; ainsi c’est peut-être manquer de goût que de louer leur beauté, tandis qu’il y a toujours de la grâce à louer leur esprit. Leur gaîté a bien plus de charmes quand on ne l’excite pas au-delà du sourire, et c’est effaroucher la finesse exquise et ingénue de leurs observations que d’y répondre par la médisance.

Ce n’est pas de la vanité que de parler ainsi du plus bel âge de notre vie, à nous autres femmes. Nos instincts sont alors si nobles, si généreux, nos illusions sont si radieuses, que notre caractère, que nos pensées participent de l’élévation habituelle de notre âme.

Je reviens à ce bal. Je vis Ursule danser avec la même grâce touchante et triste. Elle ne semblait pas s’amuser beaucoup ; cependant elle ne refusa aucune contredanse, mais elle soupirait et semblait faire un grand sacrifice en les acceptant.

Après avoir été voir le coup-d’œil du souper et prendre une tasse de thé, nous quittâmes le bal. M. de Lancry, qui sortait aussi, nous retrouva dans le salon d’attente ; il demanda les gens de ma tante et nous apporta nos pelisses.

M. de Versac donna son bras à Ursule, M. de Lancry offrit le sien à mademoiselle de Maran qui lui dit en riant :

— Voulez-vous bien ne pas me faire de ces offensantes propositions-là, Gontran ? Est-ce que je suis de taille à les accepter ? Donnez votre bras à ma nièce, j’irai bien toute seule.

Lorsque nous fûmes montés en voiture, ma tante dit à M. de Lancry :

— Ah ça ! Gontran, puisque vous voilà de retour, je compte bien vous voir souvent avec votre oncle ; vous savez que je ne souffre pas qu’on me néglige… À propos, savez-vous qu’elle a un masque d’airain couleur de rose, cette belle duchesse, et qu’il faudrait le feu de l’enfer pour la faire rougir ? Mais qu’est-ce que je dis donc là devant ces jeunes filles !… Allons, bonsoir, Gontran, et prenez bien garde à vous si vous ne me soignez pas.

M. de Lancry assura ma tante de son empressement à lui obéir, et nous rentrâmes à l’hôtel de Maran.