Mathématiques et mathématiciens/Chp 3 - Section : Méthodes

Librairie Nony & Cie (p. 382-404).


MÉTHODES



DÉMONSTRATIONS FAUSSES

1o  Deux tétraèdres de bases équivalentes et de hauteurs égales sont équivalents : on partage la hauteur commune en beaucoup de parties égales, on mène des plans parallèles aux bases et l’on considère comme des prismes les troncs partiels extrêmement minces. — On n’a jamais le droit de considérer comme parallèles des droites qui dès leur origine diffèrent de direction.

2o  Pour démontrer qu’une fraction qui a pour termes des nombres premiers entre eux est irréductible, il ne suffit pas de dire qu’alors on ne peut plus diviser les deux termes par un même nombre. — En effet, peut-être pourrait-on simplifier une fraction autrement que par voie de division, par exemple en retranchant aux deux termes des nombres convenables.

3o  Il ne faut pas dire, pour arriver au volume de la sphère par la méthode des limites, qu’on inscrit à la sphère un polyèdre régulier dont on augmente indéfiniment le nombre des faces. — Il n’y a en effet que cinq polyèdres réguliers et celui qui a le plus de faces en a vingt.

DANS LA RUE

Chasles exagère un peu, lorsqu’il affirme, dans son Aperçu historique, qu’on ne peut se flatter d’avoir éclairé et réduit convenablement une théorie, tant qu’on ne peut pas l’expliquer en peu de mots à un passant dans la rue.

Poinsot déclare, de son côté, en parlant des mathématiques, que « ce n’est jamais assez simple ».

Il faut pourtant reconnaître que certaines conceptions mathématiques ne deviendront jamais accessibles à tous. (Chimère de l’instruction intégrale.)

« Les hautes mathématiques, dit M. Richet, deviennent de plus en plus difficiles et il n’y a guère plus d’une vingtaine de personnes dans le monde qui soient en état de comprendre tous leurs développements. »

NOMBRE INDISPENSABLE

Voici un quatrain mnémonique pour retenir le rapport π de la circonférence au diamètre :

Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages !
Immortel Archimède, artiste ingénieur,
Qui de ton jugement peut priser la valeur ?
Pour moi, ton problème eut de pareils avantages.

Les nombres de lettres de chaque mot donnent les chiffres successifs.

{c|π = 3,14159265…}}

Si l’on ne veut que les cinq premières décimales de π, retenir que : un quatre, un cinq font neuf.

Pour l’inverse, , souvent utile.

on peut se dire, sans faire de politique, que les trois journées de 1830 sont un 89 renversé.

SANS CHIFFRES

Je voudrais qu’on fit faire toute l’arithmétique aux enfants avant qu’ils connussent la forme d’un chiffre.

Heiss.

On raconte que Alcuin faisait compter jusqu’à dix mille, avec les dix doigts.

Il vaut mieux compter de tête, en se rappelant que le calcul mental commence par la gauche, c’est-à-dire par les unités les plus fortes.

Voici une boutade d’un anonyme sur les chiffres :

Le nombre, réduit à la condition de chiffre, a cessé d’être l’Ordre et a perdu sa vertu surnaturelle.

Quand l’huissier griffonne ses sommations, la blanchisseuse ses mémoires, l’épicier ses factures, quand le traiteur enfle l’addition de ses menus, ce sont des chiffres que je vois tomber de toutes parts ; je relève le front et regarde les cieux, ce sont les nombres que j’y vois resplendir.

Nemzetseg.
NUMÉROTAGE

Ces signes + et — me rappellent ces poteaux qui indiquent au piéton la route qu’il doit suivre ; et, si j’en crois mes jambes, une lieue à droite est aussi longue qu’une lieue à gauche.

Dans les villes, ces poteaux sont remplacés par des plaques où sont inscrits les noms des rues et les numéros des maisons. À Paris, par exemple, lorsqu’on va de la Bastille à la Madeleine, on rencontre successivement sur les boulevards : la rue du Temple à gauche en même temps que la rue du Faubourg-du-Temple à droite, puis les rues Saint-Martin et du Faubourg-Saint-Martin, etc.

Eh bien ! l’algèbre donne à la Ville de Paris un moyen bien simple de supprimer ce nom de faubourg qui ne saurait convenir à de belles rues qui ne sont pas au-delà de son enceinte. Pour cela, il suffit de donner, par exemple, le signe + aux numéros de la rue Montmartre, et le signe – à ceux de la rue dite Faubourg-Montmartre. La chose une fois convenue, on pourra effacer le mot faubourg sans le moindre inconvénient.

Redouly.

En chronologie, on considère comme positives les dates postérieures à Jésus-Christ et comme négatives celles qui sont antérieures.

LE POSTULATUM

Le postulatum des parallèles fait, depuis tant de siècles, le scandale de la géométrie et le désespoir des géomètres.

d’Alembert.

Au commencement de ce siècle, Lobatschewski et Bolyai ont enfin établi l’impossibilité de la démonstration du postulatum d’Euclide.

Autre aspect de la question :

Les lignes parallèles peuvent être considérées selon deux notions différentes : l’une négative et l’autre positive. La négative est de ne se rencontrer jamais, quoique prolongées à l’infini. La positive est d’être toujours également distantes l’une de l’autre.

On a ainsi essayé de faire la théorie des parallèles en les définissant par l’équidistance : la difficulté ne serait que déplacée.

DÉSORIENTÉ

Un élève commençait une démonstration du premier livre de géométrie en disant : « je prends le milieu de la droite AB… », lorsqu’il fut interrompu par cette objection : « Vous n’êtes pas censé savoir prendre le milieu d’une droite, c’est une construction du second livre. »

SYSTÈMES DE NUMÉRATION

Le système décimal est adopté par tous les hommes, à cause des dix doigts de la main.

Leibniz admirait beaucoup le système binaire.

Il a été publié une arithmétique tétractique, c’est-à-dire à base quatre.

Le Protée d’Homère comptait par cinq les phoques qu’il conduisait.

Huit a eu des partisans, mais c’est douze qui a le plus lutté contre dix : on a fait justement remarquer les nombreux facteurs de douze, mais Lagrange a répliqué plaisamment que si l’on prenait la base onze et en général un nombre premier, toutes les fractions auraient le même dénominateur !

Auguste Comte remarque qu’on pourrait, pour compter, tirer meilleur parti des doigts divisés en phalanges et il compare le pouce et les autres doigts au caporal commandant ses quatre hommes.

« Une arithmétique, dont l’échelle aurait eu le nombre douze pour racine, aurait été bien plus commode, les plus grands nombres auraient occupé moins de place, et en même temps les fractions auraient été plus rondes ; les hommes ont si bien senti cette vérité, qu’après avoir adopté l’arithmétique dennaire, ils ne laissent pas de se servir de l’échelle duodénaire ; on compte souvent par douzaines, par douzaines de douzaines ou grosses ; le pied est dans l’échelle duodénaire la troisième puissance de la ligne, le pouce la seconde puissance. L’année se divise en douze mois, le jour en douze heures, le zodiaque en douze signes, le sou en douze deniers ; toutes les plus petites mesures affectent le nombre douze, parce qu’on peut le diviser par deux, par trois, par quatre et par six…

Buffon.

On a des exemples d’animaux qui, attachés à une meule, à un tourne-broche, à une corde de puits, etc., apprennent à calculer leur tâche avec la dernière précision. Ces animaux n’ont aucun système de numération, comment donc savent-ils compter ?

Proudhon.
UN IRRÉGULIER

Que faisiez-vous dans l’allée des soupirs ?

— Une assez triste figure.

— Au sortir de là vous battiez le pavé.

— D’accord.

— Vous donniez des leçons de mathématiques.

— Sans en savoir un mot. N’est-ce pas là que vous voulez en venir ?

— Justement.

— J’apprenais en montrant aux autres et j’ai fait quelques bons élèves.

Diderot.

Le paradoxal écrivain affirme ailleurs qu’il est plus facile d’apprendre la géométrie que d’apprendre à lire.

On trouve dans ses œuvres complètes cinq mémoires de mathématiques.

ÉGOÏSME

Il me disait : Quand vous aurez trouvé une nouvelle vérité mathématique ou la solution d’une question importante, gardez-vous d’en simplifier l’exposition. Présentez-la, au contraire, avec toute sa complication originelle. Vos contemporains apprécieront d’autant mieux votre découverte qu’ils auront plus de peine à la bien saisir. Il est vrai que l’avenir lui restituera toujours sa véritable valeur ; mais la belle avance, si ceux avec lesquels vous devez vivre, trompés par l’imprudente simplification que vous serez parvenu à lui donner, l’accueillent comme une niaiserie ! N’imitez donc ni Lagrange, ni Poinsot, suivez plutôt l’exemple de Laplace et celui de Poisson, dont la lucidité n’atteignait toute sa perfection que lorsqu’ils exposaient les travaux des autres…

… C’est une véritable duperie que de se livrer à des travaux toujours très pénibles et très difficiles de concentration et de simplification. Si leur publication a pour effet d’accélérer notablement l’œuvre scientifique d’une époque, c’est toujours au détriment de l’auteur qui semble d’autant moins profond mathématicien qu’on le lit plus facilement.

Lamé.

En d’autres termes : plus on est obscur, plus on paraît savant.

UN NOUVEL ENSEIGNEMENT

Tous les hommes apportent en naissant la faculté des mathématiques. Elle se développe chez quelques-uns et s’atrophie, chez la plupart, par défaut d’exercice et d’enseignement. Le but de cette faculté est la découverte successive des lois qui régissent le monde.

Cela posé, cherchons quel mode d’enseignement peut accroître le nombre de géomètres inventeurs, les diriger vers le but signalé, et cela le plus promptement possible…

Le nouvel enseignement doit essentiellement satisfaire aux deux conditions suivantes :

1o  Écarter à tout jamais la division de la science en Mathématiques pures et en Mathématiques appliquées.

La première classe n’existe plus aujourd’hui. L’arithmétique est éminemment pratique ; la théorie des nombres elle-même retrouve ses plus beaux théorèmes dans l’étude des vibrations. La Géométrie et la Mécanique sont deux branches de la Physique mathématique qui étudient deux propriétés distinctes de la matière, l’étendue et le mouvement. L’Algèbre, le Calcul différentiel, ne sont que les instruments analytiques, indispensables, inséparables, de toutes les théories physiques, ceux qui conduisent aux lois les plus générales des phénomènes qu’on étudie. Le Calcul intégral, traité isolément, est un non-sens, car chacun de ses progrès a son origine naturelle dans une application.

2o  Présenter toutes les parties de chaque science à l’aide de leurs propres méthodes d’invention, en se gardant soigneusement de ne parler que des méthodes d’après-coup ou de pure vérification, dites plus rigoureuses, mais complètement stériles.

Il ne saurait exister de méthode générale pour inventer. Chaque découverte a la sienne, qui lui est propre et même exclusive. Le seul moyen d’exercer l’esprit de recherche consiste à retracer toutes les découvertes déjà connues, telles qu’elles ont été faites. La multiplicité de ces exemples peut seule éveiller la faculté d’en accroître le nombre. Et si, dans la série des méthodes d’invention, l’Analyse et la Géométrie agissent, tantôt réunies, tantôt isolées, il faut conserver religieusement cet ordre naturel.

Lamé.

C’est en vain qu’on espère un grand profit dans les sciences en greffant toujours sur le vieux tronc que l’on surcharge ; il faut tout renouveler, jusqu’aux plus profondes racines, à moins que l’on ne veuille toujours tourner dans le même cercle, avec un progrès sans importance et presque digne de mépris.

Bacon.

Tout ce qu’on peut espérer des bases actuelles a été ressassé, et l’on tombera toujours dans la même ornière. Il faut refaire la science, la placer sur un nouveau piédestal, en tirer toutes les conséquences, sauf à intercaler les anciens résultats. On ne peut envisager une théorie sous un nouveau point de vue, sans qu’il en découle une foule de résultats inattendus, et il serait à désirer que ce fût un homme nouveau, qui fût étranger au mouvement et au progrès des sciences et n’en connût que les premiers éléments, qui s’en occupât.

Laplace.
MATHÉMATIQUES DE ROBINSON

Nous soumettons à M. Tissandier, directeur du journal La Nature, une idée qui lui sourira. Il a enseigné avec succès la mécanique, la physique et la chimie à l’aide d’expériences amusantes. Ne pourrait-il pas, sans théorie abstraite, donner aussi un aperçu des mathématiques, à l’aide de problèmes faciles et piquants ?

TROP SCRUPULEUX

Quelques savants semblent trouver banales et incomplètes les propositions et les démonstrations habituelles. Ils ont un goût maladif pour le difficile, le rare, l’exceptionnel. Ils font penser à un naturaliste qui n’étudierait que les monstres et à un casuiste qui se chercherait toujours des péchés.

BALANCE FAUSSE

Chaque jour on pèse très exactement avec une balance fausse, en procédant par la méthode des doubles pesées, due à Borda ; aucune pesée un peu précise ne se fait autrement.

PHOTOGRAPHIES CÉLESTES

Les cartes célestes exigent un très grand nombre de mesures précises. On se borne maintenant, grâce aux frères Henry, à photographier le ciel avec toutes ses étoiles. Un congrès d’astronomes s’est réuni à l’Observatoire de Paris pour régler tous les détails de l’ingénieuse opération.

Voir La carte photographique du ciel, par Ch. Trépied, dans les nos du 30 août et du 15 septembre 1892 de la Revue générale des sciences.

MESURE DE LA SIMPLICITÉ

Voici en gros comment M. Em. Lemoine procède à cette mesure qui semble paradoxale.

La simplicité d’une démonstration dépend du nombre des syllogismes par lesquels on déduit des vérités premières le théorème considéré.

La simplicité d’une construction dépend du nombre des constructions élémentaires à l’aide desquelles on résout le problème proposé.

Ne pas considérer toujours une démonstration et une construction comme d’autant plus simples qu’elles s’expriment dans un langage plus simple.

MOUVEMENT PERPÉTUEL

Supposons qu’une machine ait été mise en mouvement d’une manière quelconque, et que les forces mouvantes viennent à disparaître. Alors à cause des résistances passives qu’on ne peut éviter, la vitesse de la machine ira en diminuant et finira par devenir nulle. Il est chimérique de chercher à construire une machine qui puisse se passer de moteur.

VRAI MAXIMUM

En mathématiques, le maximum peut ne pas être la plus grande de toutes les valeurs et le minimum peut être plus grand que le maximum : c’est qu’on compare chaque valeur seulement aux valeurs infiniment voisines de part et d’autre. Ainsi les mathématiciens diront que le carré inscrit dans un carré donné n’a pas de maximum et cependant il est clair qu’il ne peut surpasser le carré primitif.

D’ABORD LA SPHÈRE

C’est par la sphère qu’il conviendrait, paraît-il, de commencer la géométrie, parce que son étude est indépendante du postulatum d’Euclide (?). De la géométrie et de la trigonométrie sphériques, on déduirait ensuite la géométrie et la trigonométrie planes.

MOINS QUE RIEN

« Cet homme possède moins que rien » est une locution populaire, pour dire qu’il a des dettes. — « Retirer 4 fois une dette de 12 fr. c’est ajouter 4 fois 12 francs », ce qui correspond à . — On a rappelé aussi pour justifier la règle moins par moins que « deux négations valent une affirmation. »

LOUPS

Dans un prochain avenir, le fantôme des imaginaires aura disparu des écoles françaises, comme autrefois les loups furent chassés d’Angleterre.

J.-F. Bonnel.

L’imaginaire tend à absorber le réel, de même que le général comprend le particulier. Peut être faudrait-il changer des dénominations étroites et vieillies ?

SERRURIER

La collection des théorèmes peut-être comparée à une sorte de trousseau de clefs que l’on essaye aux serrures à secret des problèmes, mais un habile serrurier n’essaye que quelques-unes des clefs.

ERRATUM

M. Poincaré vient de démontrer que les séries servant à calculer les perturbations, en Mécanique céleste, sont divergentes, quoique leurs premiers termes forment des suites convergentes. Ces séries permettent bien de prévoir les mouvements et les positions des astres, plusieurs années à l’avance, mais elles n’assurent plus la stabilité indéfinie du système du monde. (Voir Les Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste.)

PROCÉDÉ SINGULIER

Pour trouver le rapport de la circonférence au diamètre, tracez des parallèles équidistantes, prenez une aiguille cylindrique de longueur moindre que l’équidistance des parallèles et jetez-la, au hasard, un grand nombre de fois, sur les parallèles. Comptez combien de fois l’aiguille rencontre l’une quelconque des parallèles et multipliez le rapport de ce nombre au nombre total des jets par le double du rapport de la longueur de l’aiguille à l’équidistance des parallèles.

RÉFORMONS

Écoutez : Jeunes élèves, on vous trompe !

La meilleure sphère n’est pas la sphère d’Archimède !

Disons plus et disons mieux : il n’y a pas de sphère, il n’y a que l’équidomoïde !

C’est-à-dire que la sphère n’a pas droit à une existence indépendante, elle n’est que le corollaire de l’équidomoïde.

L’équidomoïde est le générateur polygonal de la sphère.

Écrivons et méditons ceci :

Équidomoïde : sphère :: prisme : cylindre.

L. Hugo.

L’auteur appelle équidomoïde un cristalloïde dont les onglets sont concaves vers l’axe.

CALCUL INFAILLIBLE

Nos calculs n’ont pas tant besoin que l’on pense d’être éclairés ; ils portent avec eux une lumière propre et c’est d’ordinaire de leur sein même que sort toute celle que l’on prétend répandre sur eux… Ce n’est pas le calcul qui nous trompe, quand il est bien fait ; il n’a pas besoin d’être appuyé par des raisonnements ; mais, d’ordinaire, ce sont les raisonnements qui nous trompent, et qui ne doivent nous déterminer qu’autant qu’ils sont appuyés par le calcul.

Saurin.

Le calcul est un raisonnement abrégé et il ne vaut que par le raisonnement qu’il condense.

CITÉ MODÈLE

Savez-vous pourquoi Platon exige que sa ville idéale se compose de cinq mille quarante citoyens libres, ni plus ni moins ? C’est que cet heureux nombre est exactement divisible par les dix premiers nombres !

PERRUQUIERS

Grâce à une ingénieuse préparation des formules et à un système de vérification réciproque des calculs, de Prony est parvenu à faire exécuter, par des hommes fonctionnant comme des machines, les magnifiques tables de logarithmes du cadastre. Il put employer, dit-on, à ce travail peu récréatif les garçons perruquiers que la suppression de la poudre et des queues avait laissés sans ouvrage, dans le cours de la Révolution.

W. de Fonvielle.
MESURES SUBTILES

Buffon dit dans la préface de son Arithmétique morale : « La mesure des choses incertaines fait ici mon objet : je vais tâcher de donner quelques règles pour estimer les rapports de vraisemblance, les degrés de probabilité, le poids des témoignages, l’influence des hasards, l’inconvénient des risques, et juger en même temps la valeur réelle de nos craintes et de nos espérances. »

VUE DIRECTE

L’esprit de calcul émousse toujours le génie : or, c’est le génie qui fait les véritables découvertes ; le calcul, à la vérité, facilite les choses, aide à développer, à étendre, à épuiser ce que l’on a déjà trouvé : mais il y a beaucoup de mécanique à tout cela, et pour ce qui s’appelle découvrir, il faut voir, pénétrer, ce qui est l’affaire du génie.

Le P. Castel.
ALLÉGORIE

On peut comparer le calcul dans la Géométrie, aux troupes auxiliaires dans les Armées romaines. Tant que ces troupes ne furent qu’auxiliaires et le tiers tout au plus d’une Légion, Rome s’agrandit et conquit l’Univers. Mais la Paresse gagna les Légions avec les richesses des Nations. On déposa donc le casque, la cuirasse et le courage ; et les troupes étrangères et barbares, les Huns, les Goths, les Visigoths, les Arabes sous le nom d’Auxiliaires, gagnèrent les Armées, les remplirent, les anéantirent, et, le tiers, devenant le tout, le tout fut réduit à rien et il n’y eut plus d’Empire romain.

C’est le train que prend la Géométrie, depuis qu’elle est métamorphosée en calcul arabe et presque ostrogoth et que le tiers y est devenu aussi le tout. La tête presque délivrée du soin de penser, devient paresseuse et l’esprit laisse aller les doigts : on se repose de tout sur les formules.

Le P. Castel.
À TOUTES LES SOURCES

À l’Association Britannique pour l’Avancement des Sciences, en 1868, il y eut un curieux débat entre deux professeurs célèbres.

Le naturaliste Huxley, suivant l’opinion traditionnelle, affirma que la Science Mathématique est seulement déductive et qu’elle n’emprunte rien à l’observation, rien à l’expérience, rien à l’induction. Alors le mathématicien Sylvester répliqua, avec vivacité et humour, que l’Analyse mathématique invoque constamment le secours de nouveaux principes, d’idées nouvelles et de nouvelles méthodes ; qu’elle fait un appel incessant aux facultés d’observation et de comparaison ; que son arme principale est l’induction ; enfin qu’elle offre un champ illimité à l’exercice des plus hauts efforts de l’imagination et de l’invention. À l’appui de sa thèse hardie, Sylvester cita l’exemple de Lagrange, si profondément convaincu de l’importance, pour le mathématicien, de la faculté d’observation ; celui de Gauss appelant les Mathématiques la science de l’œil ; celui de Riemann considérant l’espace, non comme une forme de l’entendement, mais comme une réalité physique objective. Il dit avoir trouvé lui-même jusque dans ses conceptions les plus abstraites, un fond géométrique et finit par conclure que la plupart, sinon la totalité, des grandes idées mathématiques, ont leur origine dans l’observation.

PARTAGE

Un chasseur, riche et affamé, rencontre deux bergers ; l’un avait cinq fromages et l’autre trois qu’ils allaient manger. Le chasseur déjeune avec les bergers puis il leur donne huit pièces d’or, pour payer les huit fromages. Il s’agit de partager cet or inattendu.

Le premier berger dit qu’il prendrait cinq pièces et laisserait les trois autres à son camarade. — Ce dernier répliqua qu’il fallait d’abord partager également les pièces, quatre à chacun, et que, lui, il rembourserait le prix d’un fromage. — L’instituteur dut les mettre d’accord : Vous avez partagé chaque fromage en trois parts égales, et vous avez mangé, le chasseur et vous, chacun huit parts. Vous, le premier berger qui aviez cinq fromages ou quinze parts, vous en avez cédé sept au chasseur. Vous, le second berger, qui n’aviez que trois fromages ou neuf parts, vous n’avez pu qu’en donner une au chasseur. Le premier de vous a donc gagné sept pièces d’or et le second une seule. — Qu’aurait fait le juge de La Fontaine ? Il se serait fait d’abord remettre les huit pièces ; il en aurait cédé une au greffier qui aurait payé les fromages aux bergers et gardé la monnaie. Quant à lui, le juge, il se serait payé avec les sept autres pièces d’or.

SIMULTANÉMENT

J’ai abandonné la distinction d’usage entre la géométrie plane et la géométrie dans l’espace. Outre qu’elle n’est pas dans la réalité des choses, puisque la nature ne nous offre que des figures dans l’espace, elle met un long intervalle entre la théorie de la ligne droite et celle du plan, dont chacune cependant est nécessaire à la parfaite intelligence de l’autre ; elle nécessite même une interruption dans l’étude de la ligne droite. Enfin, elle est encore plus nuisible dans l’enseignement professionnel, car la pratique des arts réclame bien plus la connaissance des principales combinaisons de droites et de plans, que celle de propositions théoriques comme les propriétés des sécantes du cercle. Ces inconvénients m’ont paru surpasser de beaucoup les avantages que cette méthode peut avoir comme artifice didactique ; si elle divise et aplanit un peu les premières difficultés de la Géométrie, on ne peut nier qu’elle soit pour beaucoup dans la lenteur que mettent les élèves à acquérir la faculté de lire dans l’espace.

C. Méray.
PARAPLUIES

Un marchand de parapluies, de la Xaintrie (Corrèze), meurt en laissant trois fils et un testament ainsi conçu : Je lègue 17 parapluies à mes trois fils et je stipule que l’aîné en aura la moitié, le second le tiers et le troisième le neuvième. — Grand embarras des fils qui ne savent comment réduire des parapluies en fractions. On s’en rapporte au notaire qui, aussi malin que Salomon, commence par emprunter un 18e parapluie, puis effectue ainsi le partage : l’aîné reçoit la moitié de 18, soit 9 parapluies ; le second le tiers, soit 6 ; le troisième le neuvième, soit 2 ; total 17. L’opération faite, le notaire rend le parapluie qu’il avait emprunté et les héritiers ont la satisfaction d’avoir reçu plus qu’il ne leur revenait.

SERPENT D’ÉGLISE

La vérité d’une proposition est absolument indépendante du tracé de la figure. Ce n’est jamais à cette figure, bien ou mal exécutée, que s’applique le raisonnement ou la démonstration, mais toujours au contraire à la figure idéale dont le tracé est et ne peut être qu’une représentation grossière, propre à aider l’intelligence et à soulager la mémoire… L’un de mes principaux soins dans mes leçons, c’est d’éviter cette erreur à mes élèves… Je repousse comme une peste, les règles, les équerres, les compas et je trace des figures très informes et en pleine contradiction avec l’énoncé. Je fais des lignes droites grosses de toute la largeur de la craie et droites comme un serpent d’église.

Delezenne.

Ne pas suivre ce mauvais exemple.

LIGNES DE L’ÉQUERRE

Un jour, Delezenne, professeur à Lille, montrant une équerre à ses élèves, leur demanda combien de lignes elle offrait. Les réponses se croisèrent : trois, six, neuf. Faidherbe, le futur général, trouva qu’en ajoutant aux neuf lignes de l’équerre, considérée comme un volume, les deux circonférences du trou, on obtenait onze lignes. C’était la réponse que le professeur attendait et il augura bien de l’avenir scientifique du jeune Faidherbe.

IRRATIONNEL

Je ne connais rien de plus insupportable en mathématiques que les nombres irrationnels ; leur introduction en arithmétique est un véritable scandale : dans ce domaine si élémentaire, à côté de cette notion du nombre entier qui est la plus claire du monde, à côté de ces propositions si précises, de ces démonstrations si nettes que les plus grands mathématiciens ont pris à cœur d’accroître et de simplifier, et qui ont toute la beauté, toute la perfection de celles que les Grecs nous ont léguées, voici venir tout le cortège du transcendant et de l’infini. C’est là, non ailleurs, que sont condensées toutes les difficultés des idées de limite, de convergence, de continuité. Que faire pourtant si l’on veut seulement écrire  ? Nous n’y pouvons rien, et c’est en vain qu’on se révoltera : cette idée de l’infini est dans la nécessité des choses ; on la réduira si l’on veut à ses termes les plus simples, à dire qu’après un nombre entier il y en a un autre, on ne s’en débarrassera pas, pas plus en Arithmétique qu’ailleurs.

À vrai dire, la sagesse est de reconnaître les difficultés là où elles sont, et l’honnêteté dans l’enseignement ne consiste pas à dire tantôt on verra plus tard, tantôt on a déjà vu, sans jamais rien montrer… À chaque longueur est attaché un nombre rationnel ou non ; à chaque nombre rationnel ou non, une longueur est attachée : cette longueur sert à définir l’égalité, comme l’addition et la soustraction : d’ailleurs, on montre comment on peut se passer de cette considération concrète, au moyen d’opérations arithmétiques effectuées sur des nombres rationnels, et poursuivies jusqu’à l’infini.

J. Tannery.