Mathématiques et mathématiciens/Chp 2 - Section : Philosophie

Librairie Nony & Cie (p. 225-251).


PHILOSOPHIE



SALADE

Hier, raconte Kepler, fatigué d’écrire et l’esprit troublé par des méditations sur les atomes, je fus appelé pour dîner, et ma femme Barbara apporta sur la table une salade. — Penses-tu, lui dis-je, que si, depuis la création, des plats d’étain, des feuilles de laitues, des grains de sel, des gouttes d’huile et de vinaigre et des fragments d’œufs durs, flottaient dans l’espace, le hasard pût les rapprocher aujourd’hui pour former une salade ? — Pas si bonne, à coup sûr, me répondit ma belle épouse, ni si bien faite que celle-ci.

COMPAS

Nul ne peut d’hérésie accuser le compas,
Ni décréter qu’un corps tournant ne tourne pas.

Ponsard : Galilée.

La terre, nuit et jour à sa marche fidèle,
Emporte Galilée et son juge avec elle !

Racine fils.

Plus d’une erreur passe et repasse
Entre les branches d’un compas.

Béranger.
UN FAUX PAS

Je venais de lire, dans la Revue scientifique, un article de mécanique sur l’art de descendre d’omnibus. J’essayai cette fois de descendre par principes et… je me foulai un pied.

DÉTERMINISME

Le monde matériel est soumis à des lois rigoureuses. Celui qui connaîtrait les positions exactes de tous les corps, leur masse et les forces qui les sollicitent, pourrait prédire minutieusement les plus petits mouvements des plus petits d’entre eux.

« Tous les événements, dit Laplace, ceux mêmes qui, par leur petitesse, semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du soleil… La courbe décrite par une simple molécule d’air ou de vapeur est réglée d’une manière aussi certaine que les orbites planétaires : il n’y a de différence entre elles que celle qu’y met notre ignorance. »

Le même savant dit encore ailleurs : « Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et les situations respectives des êtres qui la composent, si, d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé seraient présents à ses yeux. »

MORT DE LA SCIENCE

Et toi, divine mort, où tout rentre et s’efface,
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Délivre-nous du temps, du nombre et de l’espace.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . 

Leconte de Lisle.
ALGÈBRE MORALE

Je divise en deux colonnes, par un trait, une feuille de papier ; j’écris en tête de l’une de ces colonnes le mot pour, en tête de l’autre le mot contre… Lorsque j’ai réuni sur ce petit mémorial une masse suffisante de raisons contradictoires, je me mets en devoir de peser leurs valeurs respectives ; si je trouve que deux raisons (une de chaque côté) soient de même poids, je les élimine toutes les deux ; qu’une raison pour égale deux raisons contre, je supprime le tout ; que deux raisons contre égalent trois raisons pour, j’efface les cinq, et ainsi de suite, jusqu’à ce que je trouve enfin de quel côté penche la balance.

B. Franklin.

L’arithmétique est d’un besoin journalier et continuel dans le moral autant que dans les affaires ; car, en cette vie, où tout est mêlé de probabilités et de doutes, de projets et d’obstacles, de demi-plaisir et de peine, tout est affaire de calcul.

Diderot.

La morale est l’arithmétique du bonheur.

Vinet.

Il y a une morale plus haute.

RELATIVITÉ

Lorsque nous disons d’un arbre qu’il est grand ou petit, nous le comparons implicitement à la moyenne stature des arbres au-dessus ou au-dessous de laquelle nous entendons exprimer qu’il se trouve, et nous ne pouvons nous exprimer ainsi que parce que la hauteur des arbres a deux limites qui même ne se trouvent pas très distantes l’une de l’autre ; mais il ne saurait plus en être de même d’objets dont la grandeur ou la petitesse n’ont plus de limites nécessaires et celui qui, par exemple, demanderait une ligne droite de grandeur ordinaire, ferait une question dont l’ineptie serait manifeste pour tout le monde.

Nous ne connaissons donc des grandeurs que les rapports qui existent entre elles, et c’est aussi tout ce qu’il nous est possible d’en faire connaître à autrui. En vain tenterait-on de torturer la langue, d’y introduire des mots ou des tours nouveaux, jamais on ne parviendrait à lui faire exprimer une grandeur indépendamment de quelque autre grandeur de sa nature.

Terquem.
TROP POSITIF

Il faut bien distinguer entre la géométrie utile et la géométrie curieuse… Carrez des courbes tant qu’il vous plaira : vous montrez une extrême sagacité. Vous ressemblez à un arithméticien qui examine les propriétés des nombres au lieu de compter sa fortune…

Un bon ingénieur vaut mieux que tous ces calculateurs de fadaises si difficiles.

Voltaire.

Je demandais un jour à un grand géomètre, à quoi servent les mathématiques au-delà des Éléments d’Euclide et de l’arithmétique décimale. — Monsieur, me répondit-il, cela sert à faire des livres qui ne sont lus que par une demi-douzaine de personnes, à faire arriver leur auteur à l’Académie des Sciences… — J’entends bien à quoi cela peut vous servir ; mais à moi, à tout autre, à quoi cela sert-il ?

J.-B. Say.

Cet utilitarisme étroit a été déjà réfuté plusieurs fois.

LES JEUX

Après les jeux qui dépendent uniquement des nombres, viennent les jeux où entre la situation, comme dans le tric-trac, dans les dames, et surtout dans les échecs… Mais à quoi bon cela ? dira-t-on. Je réponds : À perfectionner l’art d’inventer ; car il faudrait avoir des méthodes pour venir à bout de tout ce qui se peut trouver par raison. Après les jeux où n’entrent que le nombre et la situation, viendraient les jeux où entre le mouvement comme dans le jeu de billard, le jeu de paume, etc. Enfin, il serait à souhaiter qu’on eût un cours entier des jeux, traités mathématiquement…

Leibniz.
TRIANGLE ET POÉSIE

Je forme un triangle, ô merveille !
Le peuple des lois endormi
S’agite avec lenteur, s’éveille
Et se déroule à l’infini.

Avec trois lignes sur le sable,
Je connais, je ne doute plus !
Un triangle est donc préférable
Aux mots sonores que j’ai lus ?

Sully-Prudhomme.

Du même poète :

Et la terre suffit à soutenir la base
D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase ;
L’astronomie atteint où ne meut plus l’azur.
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C’est par une triangulation grandiose que nous calculons la distance des astres, qui se meuvent dans l’éther.

Du même encore :

Ils répondent : « La cause et la fin sont dans l’ombre,
Rien n’est sûr que le poids, la figure et le nombre ;
Nous voulons conquérir un chiffre seulement. »

Il s’agit des positivistes qui se bornent aux faits et aux lois, sans remonter aux causes premières.

ÉGALITÉ CIRCULAIRE

Le cercle, qui est le symbole de l’éternité, est aussi quelquefois le symbole de l’égalité.

Les anciens, pour ne donner de préférence à personne, ni aux dieux, ni à leurs amis, écrivaient leurs noms sur un cercle, de sorte que, ne leur donnant point de rang, on ne pouvait pas dire qui était le premier, ni le second, ni le dernier dans leur estime. Tout était égal, et l’honneur également partagé.

L’institution des chevaliers de la Table ronde était fondée sur un principe d’égalité et la table était un symbole.

Dans les congrès, la table des ambassadeurs est ordinairement ronde, afin d’éviter, autant que possible, les distinctions trop marquées de préséance.

UNE ROYAUTÉ

Les géomètres ont plus que d’autres besoin d’être jugés par leurs pairs : la géométrie en effet est un arcane. Elle tient ses assises à part, décerne ses prix sans phrases, et contemplant avec une juste fierté l’unité soumise en ses plus intimes profondeurs aux lois dont elle a saisi l’enchaînement, se réfugie, calme et impassible, dans sa royauté silencieuse. C’est bien une royauté, en effet, et une royauté absolue qu’exerce cette science maîtresse qui ne connaît pas le doute comme ses sœurs et n’a jamais, depuis le temps d’Euclide, bâti sur le sable.

Jurien de la Gravière.
GÉOMÉTRIE ET MORALE

« Il y a, dit Leibniz, de la géométrie partout et de la morale partout. » C’est-à-dire qu’il y a du géométrique jusque dans le moral et du moral jusque dans le géométrique. En effet, les choses morales, les choses de l’âme et de la volonté, en tant qu’il s’y rencontre des rapports d’identité et de différence, d’égalité et d’inégalité, sont sujettes à la nécessité géométrique ; et, d’autre part, si la géométrie est exclusive, dans son développement, de toute nécessité purement morale, néanmoins, à en juger par les travaux où on l’a récemment le plus approfondie, elle semble avoir pour premier fondement des principes d’harmonie qu’on doit peut-être concevoir, ainsi que l’avait sans doute compris Descartes, qui faisait tout dépendre du libre décret de Dieu, comme l’expression sensible de l’absolue et infinie volonté. « On prétend, disait Aristote, que les mathématiques n’ont absolument rien de commun avec l’idée du bien. L’ordre, les proportions, la symétrie, ne sont-ce pas de très grandes formes de beauté ? »

F. Ravaisson
NOTRE PETITE TERRE

Séduit par les illusions des sens et de l’amour-propre, l’homme s’est regardé longtemps comme le centre du mouvement des astres ; et son vain orgueil a été puni par les craintes qu’ils lui ont inspirées. Enfin plusieurs siècles de travaux ont fait tomber le voile qui lui cachait le système du monde. Alors il s’est vu sur une planète presque imperceptible dans le système solaire, dont la vaste étendue n’est elle-même qu’un point insensible dans l’immensité de l’espace. Les résultats sublimes auxquels cette découverte l’a conduit sont bien propres à le consoler du rang qu’elle assigne à la terre, en lui montrant sa propre grandeur dans l’extrême petitesse de la base qui lui a servi pour mesurer les cieux.

Laplace.
CHEVEUX

Je dis un jour à Madame de Longueville que je pouvais parier et démontrer qu’il y avait dans Paris au moins deux habitants qui avaient le même nombre de cheveux, quoique je ne puisse pas marquer quels sont ces deux hommes. Elle me dit que je ne pouvais jamais en être assuré qu’après avoir compté les cheveux de ces deux hommes. Voici ma démonstration, lui dis-je : je pose en fait que la tête la mieux garnie de cheveux n’en a pas plus de deux cent mille, et que la moins garnie est celle qui n’a qu’un cheveu. Si maintenant vous supposez que deux cent mille têtes ont toutes un nombre de cheveux différent, il faut qu’elles aient chacune un des nombres de cheveux qui vont depuis un jusqu’à deux cent mille, car si on supposait qu’il y en avait deux parmi les deux cent mille qui eussent le même nombre de cheveux, j’aurais gagné le pari. Or en supposant que ces deux cent mille habitants ont tous un nombre différent de cheveux, si j’y apporte un seul habitant de plus qui ait des cheveux et qui n’en ait pas plus de deux cent mille, il faut nécessairement que le nombre des cheveux, quel qu’il soit, se trouve de un jusqu’à deux cent mille, et, par conséquent, soit égal au nombre de cheveux de l’une des deux cent mille têtes, or au lieu d’un habitant en sus des deux cent mille, il y en a tout près de huit cent mille, vous voyez bien qu’il faut qu’il y ait beaucoup de têtes égales en nombre de cheveux, quoique je ne les aie pas comptées.

Nicole.

Il paraît que la célèbre duchesse n’a jamais pu comprendre le raisonnement, un peu copieux, du philosophe.

Schopenhauer a dit : « La femme a les cheveux longs et les idées courtes. »

MYSTÈRE

Parcourez le cercle des sciences, et vous verrez qu’elles commencent toutes par un mystère : le mathématicien tâtonne sur les bases du calcul des quantités imaginaires, quoique ses opérations soient très justes ; il comprend encore moins le principe du calcul infinitésimal, l’un des instruments les plus puissants que Dieu ait confiés à l’homme…

Joseph de Maistre.

Ces prétendus mystères sont devenus de moins en moins mystérieux.

PLUS TARD

Lorsque les lois générales de la nature ont été une fois bien saisies par l’esprit, lorsqu’il s’est familiarisé avec le plus grand nombre des réalités matérielles de l’univers, l’étude des hautes mathématiques devient pour lui extraordinairement attrayante : c’est alors qu’il aperçoit les utiles applications des nombreuses vérités de cette science. Au contraire, les jeunes gens qui se livrent d’abord à l’étude des mathématiques pures et abstraites trouvent le plus souvent cette étude d’une aridité excessive ; elle devient pour eux aussi fatigante que le serait pour d’autres la lecture du vocabulaire d’une langue qu’ils seraient certains de ne jamais parler…

de Grandsagne.
MOURANT

On dit que Barrow, voyant approcher la mort, en témoigna de la joie en disant qu’il allait enfin apprendre, dans le sein de la divinité, la solution de beaucoup de problèmes de géométrie et d’astronomie… Il aimait tellement la géométrie qu’il avait écrit ces mots à la tête de son Apollonius… « Ô Seigneur, quel géomètre tu es ! Car, quoique la géométrie n’ait point de bornes, tu vois, par une simple intuition, les vérités admirables qu’elle renferme. »

Montucla.
APPLICABLE À TOUT

Si l’on croit que la méthode des géomètres n’est pas applicable à tout, on se trompe ; si l’on prétend qu’il ne faut pas l’appliquer à tout, on a raison. Chaque sujet a sa manière d’être traité ; la méthode géométrique serait trop sèche pour les matières d’agrément et nos langues trop imparfaites pour s’y prêter, les acceptions des mots trop vagues, trop indéterminées pour comporter cette rigueur. Mais si l’on doit se dispenser souvent de l’employer, il ne faut jamais la perdre de vue ; c’est la boussole d’un bon esprit, c’est le frein de l’imagination.

Diderot.
FICTIF ET BORNÉ

Lorsqu’on préconise les mathématiques, comme le modèle par excellence d’une méthode pour apprendre à raisonner, sait-on bien à quelles conditions la logique de la géométrie est si rigoureuse, pourquoi ses démonstrations sont si évidentes ? Ces sciences qui se sont décorées du nom d’exactes, ne doivent cette exactitude qu’à l’absence de réalité des objets sur lesquels elles opèrent. Ces objets ne sont que des pures abstractions, des points de vue de l’esprit, des entités idéales mais qui n’ont pas d’existence dans la nature. Toutes les propriétés sont rigoureusement déterminées à l’avance par la convention qui les nomme et qui les définit. Certainement la géométrie est exacte ; mais elle n’est pas réelle. Avez-vous rencontré quelque part le triangle abstrait et la ligne droite des géomètres ? Où résident les nombres séparés des êtres réels dont les propriétés sont si multiples et si complexes, que la moindre est sans contredit, celle de pouvoir être dénombrés ? Qu’est-ce qui fait enfin l’exactitude des mathématiques ? C’est l’étroite simplicité des faits dont elles raisonnent ; leurs formules ne sont si précises, et si rigoureuses que parce que leur point de vue est borné.

Vous avez sous les yeux dix personnes, dix animaux même ou dix plantes, et vous êtes théologien ou poète. Tandis que votre esprit est entraîné à travers les mille jugements divers que ce spectacle suggère au philosophe ou à l’artiste, moi, algébriste, je raisonne des propriétés du nombre dix. Dans une opération aussi simple, aussi pauvre, à côté du monde de pensées qui s’élève en vous, aurai-je grand sujet de me vanter si mes conclusions sont plus nettes, sont plus exactes que les vôtres ?

de Laprade.

Les notions mathématiques ont dans l’esprit une réalité absolue. De ces idées simples, nous concluons rigoureusement toutes les propriétés du nombre et de la forme, jusqu’aux plus fines et aux plus complexes.

NATURALISTES

Le mathématicien se plaît à suivre un raisonnement rigoureux dans une direction unique. Le naturaliste, comme l’historien ou le jurisconsulte, est un homme disposé à comparer plusieurs faits, dont aucun n’est absolument prouvé, et plusieurs arguments, dont aucun n’est absolument rigoureux. Son travail consiste à estimer des probabilités, pour conclure dans le sens le plus vraisemblable.

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Les uns cherchent le raisonnement étroit, profond et rigoureux des mathématiques… ; les autres préfèrent le raisonnement large et plutôt diffus, varié mais peu rigoureux des sciences d’observation. Il faut aux uns plus de force de raisonnement pour réussir, aux autres plus de jugement.

de Candolle.

Par le jugement, on pèse le pour et le contre ; par le raisonnement on suit les idées corrélatives. Le mathématicien qui raisonne juste a quelquefois peu de jugement.

MÉTAPHORES

La géométrie sert entre autres choses à éprouver l’esprit, comme le creuset sert à éprouver l’or ; les bons esprits s’y raffinent, les esprits faux s’y évaporent.

Les géomètres travaillent sur un terrain si solide qu’après y avoir posé la première pierre, ils élèvent sans crainte leurs bâtiments jusqu’aux cieux.

Sur un terrain bien différent, les Philosophes bâtissent des édifices superbes qu’on appelle systèmes : ils commencent par les fonder en l’air, et quand ils croient être parvenus au solide, le bâtiment s’évanouit, et l’architecte tombe des nues.

R. Dufresny.
HYPOTHÈSES

Dans les autres sciences, dit Dugald Stewart, les propositions à établir doivent exprimer des faits, tandis que celles que les mathématiques démontrent, énoncent seulement une connexion entre certaines suppositions et certaines conséquences… Elles ont pour but, non de constater des vérités concernant des existences réelles, mais de déterminer la filiation logique qui découle d’une hypothèse donnée. Si, partant de cette hypothèse, nous raisonnons avec exactitude, il est manifeste que rien ne pourrait manquer à l’évidence du résultat.

Kant fait remarquer qu’il n’y a que le concept de quantité qui se prête à une construction a priori.

DÉBAT PÉDAGOGIQUE

L’étude des mathématiques est-elle favorable au développement intellectuel du jeune homme ? Peut-elle servir de pivot à l’éducation libérale ? Trois philosophes anglais ont débattu entre eux la question. Whewell veut beaucoup de mathématiques, Hamilton les repousse (Fragments de philosophie traduits par Peisse) et Stuart Mill les exalte à son tour. Nous ne pouvons résumer cette célèbre discussion ; nous nous bornons à trois extraits.

« Toute personne qui s’est occupée de mathématiques doit voir clairement la différence qui existe entre les mathématiques et les faits empiriques, entre l’évidence des propriétés d’un triangle et celle des lois générales de la structure des plantes. Le caractère spécial de la vérité mathématique est qu’elle est nécessairement et inévitablement vraie ; et une des leçons les plus importantes qu’on puisse retirer des études mathématiques est de connaître qu’il y a des vérités de ce genre, et de nous familiariser avec leur forme et leur caractère.

Whewell.

L’étude des mathématiques, poursuivie avec modération et efficacement contrebalancée, peut être utile pour détruire un défaut, et développer la qualité correspondante. Ce défaut est l’habitude de la distraction ; la qualité, l’habitude de l’attention soutenue. C’est là le seul avantage auquel puisse justement prétendre cette étude dans la culture de l’esprit.

Hamilton.

Si nous voulons bien dresser une intelligence, l’étude qui se recommande le plus à nous est celle qui a l’avantage d’habituer de bonne heure l’esprit à conserver en lui-même un type de preuve complète. Un esprit ainsi meublé, s’il n’est pas suffisamment instruit des autres sujets peut commettre l’erreur de croire qu’il trouvera dans toutes les preuves une ressemblance parfaite avec le type qui lui est familier. On peut et on doit élargir ce type par une grande variété d’études, mais celui qui ne l’a jamais acquis n’a pas le sentiment juste de la différence qui sépare le prouvé du non prouvé : le premier fondement des habitudes scientifiques n’a pas été jeté.

Stuart Mill.

… Déjà Platon (République, livre VII) faisait observer que la science des nombres, en obligeant l’homme à raisonner sur les nombres en soi et sur des vérités qui ne sont ni visibles ni palpables, a la vertu d’élever l’âme. Les mathématiques donnent au jeune homme la claire notion de la démonstration et l’habituent à former de longues suites d’idées et de raisonnements, méthodiquement enchaînés et soutenus par la certitude finale du résultat. Aussi a-t-on pu dire, que celui qui n’a pas fait de géométrie n’a pas le sentiment rigoureux de la certitude. Au point de vue moral, rien n’est plus propre que cette notion pour donner le respect absolu de la vérité.

Les mathématiques, l’algèbre et l’analyse infinitésimale principalement suscitent à un haut degré la conception des signes et des symboles, instruments nécessaires qui augmentent la puissance et la portée de l’esprit humain, en résumant sous une forme condensée et en quelque sorte mécanique tout un ensemble de relations : ces auxiliaires sont surtout précieux en mathématiques, parce qu’ils y sont adéquats à leurs définitions ; caractères qu’ils ne possèdent pas au même degré dans les sciences physiques et naturelles. Quoi qu’il en soit, il y a là tout un ensemble de facultés qui ne sauraient être pleinement mises en jeu que par l’enseignement des mathématiques.

Berthelot.
CULTURE D’EUCLIDE

Quand un jeune homme d’un talent ordinaire commence à étudier Euclide, tout l’étonne d’abord. Sa conception est incertaine et son jugement faible, il s’appuie en partie sur l’évidence de la chose, et en partie sur l’autorité du maître. Mais à mesure qu’il avance à travers les définitions, les axiomes, les propositions élémentaires, une plus grande lumière frappe ses regards. Le langage lui devient plus familier et produit des conceptions plus claires et plus nettes ; son jugement s’affermit : il commence à comprendre ce que c’est qu’une démonstration, et il est impossible qu’il le comprenne sans s’y plaire ; il s’aperçoit que c’est une espèce d’évidence indépendante de l’autorité ; il lui semble qu’il sort d’un esclavage, et il se sent si fier de croire ainsi, qu’il se révolte contre l’autorité, et voudrait avoir des démonstrations pour toutes les vérités ; il faut que l’expérience lui apprenne qu’une foule de choses ne sont pas susceptibles de cette sorte d’évidence et qu’il doit se résigner à des probabilités dans les choses qui lui importent le plus.

Th. Reid.
CALCULS DES OUVRIERS

Il faut que l’ouvrier calcule le produit comme l’emploi de ses ans, de ses mois, de ses jours, et je dirais presque de ses heures et de ses minutes. Il faut qu’il calcule ses forces et ses mouvements, pour n’en rien perdre, et pour en tirer les plus puissants résultats. Il faut qu’il calcule et mesure les dimensions et la figure soit de ses outils, soit des objets auxquels il va donner la forme et la position requises ; il faut qu’il calcule, à chaque instant, des distances et des longueurs, des superficies et des volumes ; il faut enfin qu’il suppute, et la quantité des matières premières, et le prix de son travail, évalués d’après les principes de la géométrie.

Ch. Dupin.
MÉTAPHYSIQUE ET MORALE

Si quelqu’un voulait écrire en mathématicien dans la métaphysique ou dans la morale, rien ne l’empêcherait de le faire avec rigueur. Si on l’entreprenait comme il faut, je crois qu’on n’aurait pas lieu de s’en repentir.

Leibniz.

Le conseil nous paraît plus facile à donner qu’à suivre.

INTUITION

L’intuition géométrique c’est cette propriété de notre esprit qui nous permet de voir intuitivement derrière les formes réelles et contingentes de notre univers physique, d’autres formes très peu différentes mais simplifiées, idéales et se prêtant, par suite de leurs définitions rigoureuses, à la déduction géométrique.

Calinon.
CALCUL

Si calculer est raisonner, raisonner n’est pas calculer… Un calcul n’est pas seulement un raisonnement, c’est un raisonnement sur des idées de quantité, et susceptible, par cette circonstance, d’être fait avec des signes particuliers ; en un mot, c’est un raisonnement ayant des caractères qui lui sont propres… Le raisonnement est le genre, le calcul n’est que l’espèce. C’est pour cela que vous pouvez transformer tout calcul en un raisonnement, mais que vous ne pouvez transformer tout raisonnement en un calcul.

Destutt-Tracy.

La quantité étant par essence divisible en parties égales, les idées de grandeur jouissent de l’incommunicable propriété de pouvoir être exactement représentées dans des symboles, chiffres ou lettres. Cette exacte rigueur d’expression permet à l’esprit de concentrer son attention sur les symboles seuls, et en les combinant d’après des règles très simples, ce qui constitue le calcul. C’est ce qui fait que la forme, en mathématiques, prend une si grande importance : une notation simplifiée peut y amener une révolution comme il est arrivé en algèbre par l’introduction des exposants numériques, due à Descartes. Telle est cette vertu merveilleuse des symboles, qu’on peut les employer avec succès sans être en état d’en saisir la vraie nature. Longtemps le calcul différentiel a dévoilé les secrets les plus cachés de la quantité, avant qu’on fût parvenu à lui assigner une base rationnelle.

F. Huet.
MOTS ET SIGNES

Les signes et les mots, employés dans les raisonnements mathématiques, représentent véritablement les choses elles-mêmes ; dans ce cas, lorsque nous employons le langage ou les signes, nous n’introduisons pas, en en faisant usage, des notions étrangères ; nous n’excluons non plus, à raison de cette circonstance, rien qui se rapporte au fait dont il s’agit.

W Herschel.
SYLLOGISMES

Voyez dans les Lettres d’Euler à une princesse d’Allemagne l’ingénieuse représentation de la théorie du syllogisme par les positions relatives des cercles.

Leibniz rappelle le mémorable exploit de deux logiciens zélés mais de lourde cervelle, Herlinus et Dasypodius, qui mirent en syllogismes formels les six premiers livres d’Euclide.

PLUS HAUT

Vous apprenez les principes des sciences, soit mathématiques, soit physiques, qui contiennent les lois de la nature : ce n’est pas proprement pour en connaître l’usage matériel : c’est surtout pour apprendre et vérifier que tout dans la nature est nombre, proportion, harmonie : c’est, davantage encore, pour acquérir, en considérant les nombres qui constituent les corps, une plus pleine conscience de ces autres nombres que notre âme renferme, et par lesquels elle juge ceux du dehors, comme l’ont dit Platon et Shaftesbury ; c’est enfin pour acquérir cet usage des rapports et des proportions intellectuels qui est l’exercice propre de la raison et qu’on appelle la logique.

F. Ravaisson.
RAISONNEMENT

Les études suivies à l’École polytechnique sont loin d’être uniquement destinées à faire connaître une suite de calculs, de formules, de figures, de phénomènes physiques et chimiques. Leur utilité principale est d’exercer cette faculté de l’intelligence à laquelle on donne le nom de raisonnement.

Lamé.
PARFAITEMENT

Un avantage de l’étude de la géométrie est de porter l’esprit à croire qu’on ne sait suffisamment que ce qu’on sait parfaitement.

Abbé Terrasson.
LE NOMBRE !

Ôtez le nombre, vous ôtez les arts, les sciences, la parole et par  conséquent l’intelligence. Ramenez-le : avec lui apparaissent ses deux filles célestes, l’harmonie et la beauté, le cri devient chant, le bruit reçoit le nom de rythme, le saut est danse, la force s’appelle dynamique, et les lignes sont des figures.

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Jadis, un navigateur, jeté par le naufrage sur une île qu’il croyait déserte, aperçut en parcourant le rivage une figure de géométrie tracée sur le sable : il reconnut l’homme et rendit grâce à Dieu. Si cette figure n’eût point été géométrique, elle n’eût été pour lui qu’une trace muette, œuvre du hasard et non de l’intelligence ; mais elle lui attestait le nombre et par cela même lui attesta l’homme.

J. de Maistre.
MESURE DE L’ESPRIT

La géométrie a par elle-même une beauté réelle, indépendante de toute utilité vraie ou prétendue : quand elle n’aurait d’autres prérogatives, que de nous offrir sans aucun mélange des connaissances évidentes et certaines, un si grand avantage ne la rendrait-il pas digne de notre étude ? Elle est pour ainsi dire la mesure la plus précise de notre esprit, de son degré d’étendue, de sagacité, de profondeur et de justesse. Si elle ne peut nous donner ces qualités, on conviendra du moins qu’elle les fortifie, et fournit les moyens les plus faciles de nous assurer nous-mêmes, et de faire connaître aux autres, jusqu’à quel point nous les possédons.

d’Alembert.

Ces considérations justifient l’importance attribuée aux Mathématiques dans la plupart des examens.

ORIGINE

Les mathématiques, dit-on, ne peuvent avoir leur première origine dans l’observation : car les objets qu’elles étudient sont fort différents de ceux que l’observation nous montre. Les mathématiques raisonnent sur des cercles et des triangles parfaits ; mais, dans la nature, aucun objet n’est parfaitement circulaire ni parfaitement triangulaire ; les mathématiques n’ont donc pu prendre leur objet à l’observation de la nature, et les idées sur lesquelles elles raisonnent sont de pures créations de l’esprit.

Voici la réponse qu’il convient de faire à cette objection. Sans doute, aucun objet matériel n’est terminé par des lignes parfaitement droites, par des surfaces parfaitement planes ; mais chacun dévie de la ligne droite, de la surface plane dans un sens différent ; si bien que, quand on fond en une idée unique les idées de ces divers objets, ces déviations en sens contraire se neutralisent.

R. Worms.

On a tenté bien des fois, depuis Hume, d’expliquer les vérités géométriques par les seules données de l’expérience.

GÉNÉRALITÉ

Nous allons chez le gros mathématicien qui fume ; nous le saluons et nous l’abordons ainsi : « Monsieur, nous sommes philosophes, c’est-à-dire fort embarrassés et à court. Il s’agit des propositions nécessaires ; si vous en connaissez, comment les découvrez-vous ?

— Messieurs, c’est mon métier, je n’en découvre pas d’autres ; prenez des chaises ; je vais en trouver devant vous.

Avec de la craie, je trace sur le tableau un triangle ABC ; par le sommet C je mène la parallèle à la base… Donc la deuxième somme qui est celle des angles du triangle, égale deux angles droits. Donc, nécessairement et universellement, la somme des trois angles égale deux angles droits.

— Monsieur, comment avez-vous fait ?

— J’ai tracé un triangle particulier, déterminé, contingent, périssable ABC pour retenir mon imagination et préciser mes idées. J’ai extrait de lui le triangle en général ; pour cela, je n’ai considéré en lui que des propriétés communes à tous les triangles, et je n’ai fait sur lui que des constructions, dont tout triangle pourrait s’accommoder. Analysant ces propriétés générales et ces constructions générales, j’en ai extrait une vérité ou rapport universel et nécessaire. J’ai retiré le triangle général compris dans le triangle particulier ; ce qui est une abstraction. J’ai retiré un rapport universel et nécessaire, contenu dans les propriétés générales de la construction générale, ce qui est encore une abstraction. Pour découvrir une propriété générale et nécessaire, il suffit donc d’employer l’abstraction.

Taine.
DISCIPLINE

L’étude de la géométrie est indispensable pour accoutumer l’esprit à marcher pas à pas, à ne rien admettre sans preuve, à ne se plaire qu’au vrai. Elle a de plus l’avantage d’exercer les forces de l’esprit, de l’accoutumer à l’attention et de le rendre inventif, car rien n’exige plus d’invention que la solution des problèmes : elle habitue à deviner le vrai, lors même que, pour le découvrir, on a recours à des hypothèses, parce que le résultat fait toujours connaître si ces hypothèses ont été bien choisies ; enfin elle met un frein à l’imagination et nous force à la soumettre à la raison.

Deleuze.
DÉMONSTRATION ET SYLLOGISME

La méthode des sciences mathématiques est la démonstration.

Le but de la démonstration est d’établir des vérités nécessaires ; elle le fait en montrant que ces vérités sont les conséquences logiques d’autres vérités admises comme évidentes ou précédemment démontrées.

On voit par là en quoi la démonstration, bien qu’elle se présente sous forme déductive, diffère du syllogisme. Dans le syllogisme proprement dit, où n’intervient aucune considération touchant la vérité objective des propositions traitées, la conclusion sort nécessairement des prémisses ; étant donné que A est B, et que B est C, il ne se peut pas que A ne soit pas C ; mais une connaissance nécessaire peut fort bien n’être pas une vérité nécessaire ; la vérité des deux prémisses d’où sort nécessairement la conclusion n’est pas garantie : il suffit au logicien que la conséquence soit extraite des prémisses, conformément aux lois de la pensée. Tout autre est la démonstration ; elle est un instrument de science, et à ce titre, elle n’a pas seulement à tirer des conséquences logiques, mais à établir des vérités ; elle est astreinte à toutes les règles de la procédure logique ; mais en même temps elle a des principes qu’elle ne trouve pas dans le syllogisme proprement dit, principes nécessaires comme les vérités qu’elle établit.

Liard.