Mathématiques et mathématiciens/Chp 1 - Section : Les nombres, les symboles et les fonctions

Librairie Nony & Cie (p. 45-55).


LES NOMBRES, LES SYMBOLES


ET LES FONCTIONS


L’apparition d’un nombre suppose l’existence d’une grandeur mathématique soumise à une opération simple qu’on nomme sa mesure. S’il n’y avait pas de grandeurs mathématiques, il n’y aurait pas de nombres, tandis que les grandeurs mathématiques existent, même pour celui qui n’a pas l’idée de nombre. L’emploi des nombres tire principalement son utilité de ce que ceux-ci ne conservent pas la trace des grandeurs qui leur ont donné naissance ; d’où il résulte que les combinaisons qu’on peut en faire, et les conséquences qu’on tire de leurs combinaisons, ont un certain degré de généralité, qui permet de les appliquer à toutes les espèces de grandeurs et que ne sauraient avoir les opérations effectuées directement sur les grandeurs mêmes.

J.-F. Bonnel.

Aucun nombre entier élevé au carré ne donne 2, et l’on démontre qu’aucun nombre fractionnaire ne le donne non plus.

Nous résignerons-nous à conclure que 2 n’a pas de racine carrée ?

Si nous nous bornons à dire que est incommensurable, nous n’en donnerons pas une définition.

Dirons-nous que est le nombre qui multiplié par lui-même produit 2 ? Ce serait faire un cercle vicieux, puisque pour comprendre la multiplication par , il faut avoir préalablement défini .

Nous définissons d’abord la racine carrée de 2 à un dixième près, le plus grand nombre de dixièmes dont le carré est contenu dans 2 ; nous définissons ensuite de même la racine carrée de 2 à un centième, à un millième près, etc.

La racine carrée de 2 est maintenant pour nous la limite de ses racines carrées à un dixième, à un centième près, etc.

Voici la définition rigoureuse : « La racine carrée d’un nombre est la limite des nombres dont les carrés ont pour limite le nombre proposé. »

On prouve, bien entendu, que la limite existe et qu’elle est unique.

Coumot a rapproché l’extension de l’idée de multiplication aux fractions et l’extension des règles de calcul aux nombres négatifs. Ces deux généralisations permettent de rendre les relations entre les grandeurs, indépendantes de l’unité et du zéro-origine choisis.

Les nombres incommensurables donnent déjà de la généralité à l’arithmétique. Le vrai passage à l’algèbre se fait lorsqu’apparaissent les nombres négatifs, permettant de généraliser davantage les règles et les formules. Viennent ensuite les imaginaires et les autres symboles qui étendent de plus en plus la généralisation.

Les signes + et — modifient la quantité devant laquelle ils sont placés, comme l’adjectif modifie le substantif.

Cauchy.

Il convient de considérer le signe — précédant un coefficient comme soudé au coefficient.

Le signe — s’explique en géométrie en rétrogradant et les solutions par — reculent là où les solutions par + avançaient.

Albert Girard, 1629.

À l’inverse des autres sciences, l’algèbre a une manière toute spéciale et bien caractéristique de traiter les impossibilités ; si tel problème d’algèbre est impossible, si telle équation est insoluble, l’algèbre, au lieu de s’arrêter là pour passer à une autre question, accorde droit de cité à ces solutions impossibles et en enrichit son domaine au lieu de les exclure.

Le moyen qu’elle emploie est le symbole.

Dès les équations du premier degré à une inconnue, au lieu de diviser les équations en deux classes, suivant les valeurs des lettres qu’elles renferment, celles qui admettent une solution et celles qui n’en admettent pas, l’algèbre dit que toute équation du premier degré admet une solution, cette solution pouvant être négative ou infinie et étant, dans ce dernier cas, symbolique.

Dans un grand nombre d’équations du second degré, il semblerait qu’on doit être arrêté net, l’impossibilité se manifestant d’une manière pour ainsi dire absolue ; l’algèbre admet pourtant ces solutions comme elle a déjà fait pour le premier degré, et, toujours à l’aide de symboles, elle donne droit de cité aux incommensurables et aux imaginaires.

de Campou.

Convenons de représenter à l’aide du symbole

(1)          

la triple égalité
,          ,          


sans attacher aux lettres i, j d’autre sens que celui de séparation. Les signes i, j qui pourraient être en plus grand nombre, ont reçu de Cauchy le nom de clefs. Les formules telles que (1) portent le nom d’égalités symboliques, et l’on dit, pour abréger le langage, que a et a′ sont les coefficients de i et que b et b′ sont les coefficients de j. L’ensemble des quantités qui forment le premier membre de la formule (1) s’appelle une quantité imaginaire.

Ainsi, pour nous, une quantité imaginaire se compose de l’ensemble de plusieurs nombres qui, dans un calcul ultérieur, doivent être respectivement égalés à des nombres donnés.

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Les clefs tendent à s’introduire tous les jours davantage dans l’analyse, leur emploi donne beaucoup d’élégance et de simplicité au calcul.

De toutes les clefs, celle qui a été le mieux étudiée, celle qui est le plus anciennement connue, est celle que l’on est convenu de représenter par le symbole .

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Hamilton est le créateur d’un système d’imaginaires auxquelles il a donné le nom de quaternions ; ces imaginaires contiennent trois clefs ; elles sont par conséquent de la forme

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Autrefois, les quantités imaginaires avaient en elles quelque chose de fantastique : elles ne représentaient rien, elles servaient d’instrument dans les recherches ; mais à la suite d’une découverte due à l’emploi des imaginaires, les géomètres amis de la rigueur réclamaient une confirmation du résultat obtenu, par d’autres voies : c’est ce qui a valu leur nom à ce genre de quantités.

H. Laurent.

Je montre au début ce qui constitue vraiment la ligne de séparation de l’arithmétique et de l’algèbre.

Tant que les grandeurs ne sont considérées que dans leurs modules, c’est-à-dire dans leurs rapports abstraits avec l’unité choisie, on fait de l’arithmétique ou de l’arithmologie. On établit les règles de calcul sur les modules ou sur les nombres ; on étudie les propriétés diverses des nombres entiers auxquels tous les autres se ramènent.

Quand, à la considération du module, on joint celle de la direction et que l’on représente les grandeurs directives par un symbole complexe qui donne à la fois le module et l’argument, c’est-à-dire un signe marquant nettement le sens de la grandeur, on fait de l’algèbre.

Les grandeurs directives que l’on étudie dans les diverses branches des sciences peuvent être classées en plusieurs groupes :

1o  Les unes, et c’est le plus grand nombre, ne sont susceptibles que de deux sens opposés l’un à l’autre… On pourrait les désigner sous le nom de grandeurs diodes

2o  D’autres grandeurs, qu’on pourrait nommer polyodes, peuvent avoir toute direction, soit sur un plan, soit dans l’espace…

… On les représente par des droites de longueurs déterminées suivant leurs modules, portées dans certaines directions, à partir d’un point-origine.

Il faut distinguer particulièrement les grandeurs polyodes planes… Ces grandeurs polyodes planes comprennent évidemment les grandeurs diodes, comme cas particulier.

3o  Les grandeurs absolues, dans l’étude desquelles l’idée de direction n’intervient pas, peuvent aussi être regardées comme un cas particulier des grandeurs polyodes planes, car on peut toujours représenter leur module par la longueur d’une droite et porter ce module dans une même direction, sur un axe indéfini, à partir d’une origine fixe. Les grandeurs absolues ainsi représentées pourraient être appelées monodes.

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L’algèbre, comme nous l’entendons, a pour but de donner les règles de calcul des grandeurs polyodes planes…

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Les considérations un peu nouvelles que j’ai développées… renferment implicitement les règles du calcul des équipollences de M. Bellavitis.

Les idées philosophiques qui m’ont guidé… me conduisaient naturellement à la considération des symboles propres à représenter les grandeurs polyodes de l’espace, c’est-à-dire aux quaternions d’Hamilton.

J. Bourget.

Ce n’est plus l’algèbre qui est responsable de cette manifestation de résultats impossibles, c’est nous-mêmes qui y donnons lieu par l’introduction de certaines contradictions dans nos demandes. Cette circonstance dans laquelle l’esprit du calculateur intervient comme partie au débat, nous paraît mériter une attention toute particulière. Il est intéressant d’étudier comment, dans ce cas, la réaction de l’algèbre cherche à se mettre en équilibre avec l’action égarée de notre intelligence ; comment elle se maintient dans le vrai alors que nous voudrions l’entraîner dans le faux, comment du moins elle refuse de nous suivre dans cette voie, et par quels moyens, toujours logique et toujours utile, tout en nous disant que nous l’avons frappée d’impuissance, elle nous indique en quoi consiste l’erreur que nous n’avions pas même soupçonnée.

Vallès.

Les difficultés relatives à plusieurs symboles singuliers auxquels conduisent les calculs algébriques et notamment aux expressions dites imaginaires, ont été, ce me semble, beaucoup exagérées par suite des considérations purement métaphysiques qu’on s’est efforcé d’y introduire, au lieu d’envisager ces résultats anormaux sous leur vrai point de vue, comme de simples faits analytiques. En les considérant ainsi, il est aisé de reconnaître, en thèse générale, que l’esprit de l’analyse mathématique consistant à considérer les grandeurs sous le seul point de vue de leurs relations, et indépendamment de toute idée de valeur déterminée, il en résulte nécessairement pour les analystes, l’obligation constante d’admettre indifféremment toutes les sortes d’expressions quelconques que pourront engendrer les combinaisons algébriques. S’ils voulaient s’en interdire une seule à raison de sa singularité apparente, comme elle est toujours susceptible de se présenter d’après certaines suppositions particulières sur les valeurs des quantités considérées, ils seraient contraints d’altérer la généralité de leurs conceptions, et en introduisant ainsi, dans chaque raisonnement, une suite de distinctions vraiment étrangères, ils feraient perdre à l’analyse mathématique son principal avantage caractéristique, la simplicité et l’uniformité des idées qu’elle combine.

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Relativement aux quantités négatives qui ont donné lieu à tant de discussions déplacées… il faut distinguer, en considérant toujours le simple fait analytique, entre leur signification abstraite et leur interprétation concrète qu’on a presque toujours confondues jusqu’à présent. Sous le premier rapport, la théorie des quantités négatives peut être établie d’une manière complète par une seule vue algébrique. Quant à la nécessité d’admettre ce genre de résultats, concurremment avec tout autre, elle dérive de la considération générale que je viens de présenter : et quant à leur emploi comme artifice analytique pour rendre les formules plus étendues, ce mécanisme de calcul ne peut réellement donner lieu à aucune difficulté sérieuse. Ainsi, on peut envisager la théorie abstraite des quantités négatives comme ne laissant rien d’essentiel à désirer, mais il n’en est nullement de même pour leur théorie concrète.

Aug. Comte.

Partons de l’échelle des nombres entiers ; entre deux échelons consécutifs intercalons un ou plusieurs échelons intermédiaires, puis entre ces échelons nouveaux d’autres encore et ainsi de suite indéfiniment. Nous aurons ainsi un nombre illimité de termes, ce seront les nombres que l’on appelle fractionnaires, rationnels ou commensurables. Mais ce n’est pas assez encore ; entre ces termes qui sont pourtant déjà en nombre infini, il faut encore en intercaler d’autres, que l’on appelle irrationnels ou incommensurables.

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On dira peut-être que les mathématiciens qui se contentent de cette définition (du continu mathématique) sont dupes de mots, qu’il faudrait dire d’une façon précise ce que sont chacun de ces échelons intermédiaires, expliquer comment il faut les intercaler et démontrer qu’il est possible de le faire. Mais ce serait à tort ; la seule propriété de ces échelons qui intervienne dans leurs raisonnements, c’est celle de se trouver avant ou après tels échelons…

H. Poincaré.

Dans une même question, on a souvent à considérer deux sortes de grandeurs, les constantes et les variables. Une constante possède une valeur fixe et déterminée ; une variable peut recevoir successivement diverses valeurs.

Une quantité est dite fonction d’une autre quantité, lorsqu’elle varie avec elle et qu’elle acquiert une ou plusieurs valeurs déterminées pour chaque valeur attribuée à la variable.

La science, en tant qu’elle n’envisage que les éléments isolés de l’objet, peut être nommée statique ; en tant qu’elle compare les éléments et cherche comment les variations des uns déterminent les variations des autres, elle est dynamique, car elle représente alors le mouvement même des choses et les suit dans leur développement. Cette distinction fondamentale permet de classer les connaissances humaines en deux catégories bien nettes et en montre aussi le point de contact : le nombre, ou rapport invariable, la fonction, ou rapport variable, résument en deux mots les deux faces de la science.

Laugel.

On étudie, en mathématiques, une fonction pour elle-même. Peut-être plus tard un phénomène mieux connu s’exprimera par cette fonction. Béranger a dit :

Combien de temps une pensée,
Vierge obscure, attend son époux !


Les nombres imitent l’espace qui sont de nature si différente.

Pascal.