Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 195-197).
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XLIV


La Gyptis, après tant de voyages à travers les eaux chaudes du fleuve, contre ses courants rapides, se tenait une fois de plus à son poste habituel, dans les roseaux, en face du village perdu.

Et maintenant, c’était pour Jean l’heure de quitter ce pays.

Par un soir immobile, pareil au soir qui, dix-huit mois auparavant, l’avait vu arriver solide et fort, il s’en allait à pas ralentis, vers une voiture, appuyé au bras d’un autre marin, retournant son visage pâle du côté de la canonnière pour dire adieu, d’un signe de tête ou d’un sourire, à ceux qui restaient.

C’était bien le même instant crépusculaire que pour sa venue, la même surprenante enluminure du sol rouge et des feuillages verts ; les mêmes senteurs ; les mêmes passants jaunes qui, avant de s’enfoncer dans leurs maisonnettes sous les branches, tournaient silencieusement, une dernière fois, vers celui qui s’en allait, leurs petits yeux énigmatiques. Dans l’humidité odorante, sous les arbres oppressants, c’était toujours la même vie chaude et languide, si éloignée de la nôtre. Et toutes ces choses, qui regardaient Jean partir, semblaient conscientes d’avoir une fois de plus soufflé la mort sur quelqu’un de France…

Les derniers temps, avec cette fièvre rebelle, profonde, qui recommençait à intervalles inexorablement réguliers, la dysenterie lui était venue, tout de suite grave.

Et ce mal ne suit aucune marche qui puisse être prévue ; tantôt il choisit les plus forts et épargne les plus frêles, ou inversement ; tantôt il finit de tuer en peu de semaines, tantôt en plusieurs années. Quelques-uns repartent pour la France à peine touchés, pourrait-on croire ; mais le mal tout doucement continue de les ronger et, au bout de dix ans, de vingt ans, les achève. Tandis que d’autres, qui étaient bien moins vigoureux et qui semblaient plus pris, on ne sait pourquoi, guérissent.

Deux des matelots partis de France avec Jean étaient morts au bout d’une année. Il s’en allait très atteint, lui, le visage creusé, parcheminé ; au moindre effort et même rien que pour marcher un peu, ses membres se couvraient d’une sueur.

Et de temps en temps, à ses réveils, il avait eu l’impression — vite chassée, il est vrai — que c’était peut-être bien tard, ce retour…