Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 189-194).
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XLII


La semaine suivante, une réponse arriva, écrite sur un mince papier de pauvre par une main inhabile de femme, — l’autre mère sans doute ; réponse sèche et méprisante, en très peu de lignes :

Les parents de Madeleine croyaient se souvenir, en effet, de ce jeune homme, qui avait eu une façon si légère de se conduire avec leur fille. Mais c’était presque arrangé qu’elle épouserait bientôt un maître-commis de la Flotte : elle-même était assez consentante à ce mariage, de sorte qu’on n’avait pas cru devoir l’informer de cette demande nouvelle. Elle n’était d’ailleurs pas d’une condition à être donnée à un simple quartier-maître.

Au lieu de la joie que la mère de Jean s’était promise d’un refus, voici qu’elle se sentait non seulement blessée, mais attristée jusqu’au fond de l’âme : son fils, son bien-aimé, repoussé en de tels termes, quand il offrait toute sa vie !…

En y repensant nuit et jour, elle croyait voir à présent une sorte d’enchaînement funèbre dans tous les coups de la Destinée, qui s’acharnait contre son Jean. Était-il vraiment si peu de chose, son fils, pour qu’une petite fille du peuple le refusât ainsi !… Quelle chute, mon Dieu, après les rêves d’autrefois, les rêves qu’elle-même et le pauvre grand-père disparu faisaient ensemble autour de la tête bouclée du petit enfant !…

D’ailleurs, en relisant sa lettre, à lui, elle comprenait de plus en plus que c’était très profond, cet amour, qu’il en souffrirait beaucoup… Lui écrire ce refus, lui causer tant de peine, là-bas dans son exil !…

À quoi bon, puisqu’il allait revenir ? Non, elle décida qu’elle ne le ferait point ; elle pourrait bien feindre de n’avoir pas encore reçu sa demande, et, par le courrier prochain, lui dire des choses quelconques, sous cette enveloppe qui serait la dernière adressée à bord de la Gyptis.

Et puis, des anxiétés qu’elle n’avait encore jamais connues s’ajoutaient à la souffrance de cet affront : son Jean avait eu quelques atteintes des mauvaises fièvres de là-bas ; depuis un séjour qu’il s’était vu forcé de faire à l’hôpital de Hanoï, il n’avait pas pu lui cacher cela. Or, dans sa propre maison de Brest où habitaient d’autres familles de marins, elle venait de voir rentrer, de ces colonies, deux petits soldats tout jeunes, qui, par lettres, ne s’étaient pas avoués très malades, mais qui avaient des mines, oh ! mon Dieu, des mines d’enfants bien perdus… Jamais elle ne s’était sentie si abandonnée, si seule dans son inquiétude — qu’elle ne voulait pas confier à d’autres mères par superstitieuse frayeur. Du sombre, du noir glacé descendaient sur elle comme un enveloppant manteau… Prier ! de temps à autre l’idée lui en venait bien ; mais elle ne pouvait plus. Elle avait eu, pendant ses années jeunes, des élans d’une foi ardente, un peu italienne, un peu idolâtre, peut-être. Aujourd’hui, non, c’était fini, — moins par incrédulité que par sourde révolte contre tant de déceptions et de malheurs accumulés. Il y avait un voile entre le Christ, la Vierge, si indifférents en haut, et elle-même, si déshéritée en bas ; et toute son adoration, elle l’avait reportée sur son fils. Malgré deux saintes images, venues de la maison de Provence et accrochées ici à la muraille de sa chambre, elle ne priait plus jamais, n’entrait plus dans les églises, vivait maintenant d’une vie plus muette et plus révoltée, — et se concentrait dans la pensée unique, obstinée, torturante et délicieuse — de l’attendre.