Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 159-165).
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XXXV


— « Autrefois, du temps que mon père naviguait, — lui contait-elle, — nous étions bien plus à notre aise qu’aujourd’hui, monsieur Jean. Mais, dans la marine, vous savez, dès qu’on est retraité… C’est pourquoi depuis l’an dernier je vais à la couture… Qu’est-ce que vous voulez, me voilà petite ouvrière à présent… Et je vieillirai comme ça, c’est bien probable. »

Après avoir prononcé lentement cette dernière phrase hardie — qui était comme une interrogation posée à Jean sur ses projets vis-à-vis d’elle, — devenue très rose, elle détourna la tête, attendant une réponse de lui qui ne vint pas…

Ce qui ne manqua pas de venir, ce fut la pluie, obstinée à attrister leurs causeries furtives ; sur les feuilles neuves des tilleuls, on entendit quelque chose tambouriner à petits coups rapides, avec un bruit d’arrosage sur du papier. Jean ne broncha pas, habitué à laisser mouiller son col bleu et son cou nu, toujours droit et insouciant sous les ondées. Mais elle ouvrit en hâte son parapluie — et lui, remarqua, après ce gentil aveu de pauvreté qu’elle venait de faire, avec quel soin elle abritait son modeste chapeau, toujours le même, et ses gants, toujours les mêmes aussi, raccommodés bien proprement au bout de chaque doigt… Alors il sentit en lui-même comme un élan de pitié et de tendresse subite pour ces pauvres petites choses à elle, dont il lui voyait prendre un soin si attentif, — et cet élan était un indice de tout le chemin que Madeleine avait déjà parcouru, dans son âme, vers les régions profondes où les empreintes se gravent pour faire plus tard souffrir.

« Et moi, — dit-il, d’une bonne voix franche et gaie, — est-ce que vous croyez que je suis riche, mademoiselle

… À deux ou trois pas de distance l’un de l’autre…
Madeleine ?…

Autrefois, peut-être un peu, oui… Il est certain que j’ai été élevé dans une famille… où on ne prévoyait pas faire de moi le matelot que je suis devenu. — Mais à présent… » Et il raconta enfin, à cette petite confidente très attentive, son enfance heureuse, puis les examens manqués, la prise du grand col bleu, la vente de la maison d’Antibes — et sa mère exilée à présent à Brest, dans un logis pauvre…

Et, ce soir-là, Madeleine rentra chez elle toute pénétrée d’une immense joie douce. Bien aisément elle avait fait le sacrifice de ses rêves de contes de fée sur le passé de son ami ; elle le sentait tellement plus près d’elle, maintenant ! La possibilité lui apparaissait pour la première fois, la possibilité radieuse de devenir sa femme, avec tout l’enchantement de le voir installé pour toujours au foyer, à la table familiale, et dans certaine belle chambre du premier étage sur la rue, que la tante Mélanie avait de tout temps promis de meubler pour le ménage à venir… Et ses inquiétudes de conscience s’en allaient aussi, ses remords de petite puritaine devant les rendez-vous du soir, — aujourd’hui que tout s’éclairait d’une espérance honnête…

Il avait conté son histoire, lui, dans un de ces mouvements irréfléchis comme étaient tous les siens et, pas plus que les jours d’avant, l’idée de l’épouser ne lui était venue quand il l’avait quittée, avec un bon sourire, sur cette phrase : « Un matelot et une ouvrière… Vous voyez, mademoiselle Madeleine, nous pouvons bien nous donner la main, allez !… »

Cependant son attachement sans but pour cette singulière petite camarade, si délicieuse à regarder, continuait de l’envahir, tout en prenant quelque chose de chaste et de tranquille, de presque immatériel. Avec le respect absolu et la conscience des impossibilités, il arrive ainsi que l’amour des sens vive et grandisse en dessous de l’amour de l’âme, dans une sorte de sommeil lourd, jusqu’à ce qu’un rien l’éveille, un frôlement, une pensée dangereuse, un brusque espoir.

Donc, ils en venaient à s’aimer d’une également pure tendresse, tous les deux. Elle, ignorante des choses d’amour et lisant chaque soir sa bible ; elle, destinée à rester inutilement fraîche et jeune encore pendant quelques printemps pâles comme celui-ci, puis à vieillir et se faner dans l’enserrement monotone de ces mêmes rues et de ces mêmes murs. Lui, gâté déjà par les baisers et les étreintes, ayant le monde pour habitation changeante, appelé à partir, peut-être demain, pour ne revenir jamais et laisser son corps aux mers lointaines…