Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 154-159).
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XXXIV


Maintenant ils cheminaient à côté l’un de l’autre chaque soir, — faisant ensemble un trajet de cinquante ou soixante mètres, jamais davantage, — dans le haut de cette même rue sans fenêtres et sans passants, qui s’ouvrait, silencieuse, entre de vieux jardins aux murs blanchis à la chaux. Au-dessus d’eux, les tilleuls de l’allée boutonnaient, fleurissaient, se hâtaient d’épaissir une voûte, et les soirs se faisaient toujours plus longs, plus longs et plus clairs, entraînés vers l’été par la marche du temps inexorablement rapide. Et l’avril s’avançait avec une précipitation qu’ils auraient voulu retenir.

Mais il ne souriait guère, l’avril, à leur amour sans lendemain probable, qui n’avait toujours que ce cadre fermé et mélancolique, et ne faisait jamais que cette même promenade à petits pas sur les pavés blancs bordés d’herbe verte. Et le ciel aussi restait sombre au-dessus de leurs têtes, fermé comme l’étroit décor terrestre, toujours plein de nuées grises, d’où tombaient des pluies bruissantes sur les feuilles nouvelles.

Ils avaient beau marcher lentement tous deux, même sous l’arrosage des ondées qui font courir, le bout de la rue était tout de suite atteint, interrompant leur causerie un peu incohérente, déjà si coupée de silences. Je ne sais quoi de particulièrement éphémère semblait être mêlé à l’essence même de leur amour ; de confuses menaces de fin, et de mort, et d’oubli, planaient au-dessus.

Jean, habitué, lui, à de plus gais printemps, dans sa Provence de lumière, recevait une étrange impression de cet avril frissonnant sans soleil, de cette verdure trop fraîche, sous ce ciel trop noir — où l’Océan proche envoyait ses brises et ses grands nuages. — Cette étape, dans cette petite ville morne, lui rappelait, par certains côtés de calme, son séjour à Rhodes et les soirées où descendait pour lui, aux mêmes heures de pénombre et par des rues également blanches, une jeune fille grecque. Mais à présent la mélancolie était différente, plus grise et surtout plus mêlée d’amour, infiniment plus mêlée d’amour. Il sentait un envahissement de lui-même encore inconnu, et il s’y abandonnait avec son irréflexion d’enfant. Où allait-il ? Qu’est-ce qu’il lui voulait, à cette petite Madeleine ? Il ne le savait guère. Dès le second soir, il avait compris, rien qu’à sa confiance absolue et à sa façon de regarder en face, quelle sorte de fille fière elle était, et que jamais elle ne deviendrait sa maîtresse d’un printemps. L’épouser, il n’y songeait même pas, par orgueil de race et d’éducation première, n’admettant point sa propre déchéance de situation et de fortune, étant devenu un matelot étrange, à ses heures simple et rude autant que n’importe quel autre, s’amusant à l’occasion avec n’importe quelle créature dans n’importe quel bouge, mais, au fond, difficile comme un dandy en fait d’élégances féminines.

Jamais il ne lui avait seulement touché la main. À deux ou trois pas de distance l’un de l’autre, toujours, par continuelle crainte, ils allaient l’oreille inquiète et le regard au guet, se parlant tout bas sans remuer les lèvres, mais se disant des choses que tout le monde eût pu entendre, — et de si enfantines petites choses, et si adorablement vides de sens, qui ne les charmaient que par le son des voix…

Et quand ils avaient atteint le bout de la rue, quand Madeleine lui avait jeté son gentil regard d’adieu, il s’appuyait contre un de ces arbres, pour la voir s’éloigner, tourner, et disparaître, dans la rue ouvrière, plus populeuse et plus remuante, où elle habitait. Elle était jolie, même vue ainsi, par derrière et s’en allant ; sa taille encore un peu frêle d’enfant tout récemment grandie était droite comme un jonc, avec des épaules bien effacées ; une grâce saine et souple se dégageait de l’ampleur lente de ses mouvements.

Dès qu’elle avait tourné ce coin de rue, il s’en allait, sentant sa vie finie jusqu’au lendemain soir et ne sachant plus que faire de lui-même.

Alors il essayait de rentrer dans sa chambre et d’ouvrir ses cahiers de mathématiques, repris par un peu de raison, un peu d’inquiétude d’avenir.

Mais, est-ce qu’on travaille, les soirs attiédis de printemps, lorsqu’on a de l’amour en tête ?… D’ailleurs, tout le tentait, sa liberté, sa solitude, jusqu’à ce costume civil, acheté à cause d’elle, — ce costume qui facilitait les entreprises quelconques auprès de certaines belles empanachées, plus accessibles que Madeleine…

Et généralement, il allait finir sa soirée dans les quartiers de plaisir, avec des chanteuses.