Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 63-66).
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XV


Trois mois d’été sinistres, passés pour eux dans un terrible provisoire. De ces périodes pendant lesquelles on ne se met à rien, on n’a le courage de rien… À quoi bon même entretenir la pauvre chère maison qui allait leur être enlevée…

Les hommes d’affaires allaient et venaient. Elle avait tenté, à sa grande humiliation, des démarches auprès des autres Berny, pour être un peu aidée, pour essayer de garder le nid héréditaire. Mais ils trouvaient, ces cousins riches, que c’était une véritable folie, que ce serait assurer sa ruine plus complète, qu’il fallait vendre, régulariser, en finir… Et elle vendit.

Quand ce fut décidé irrévocablement, la marche des jours sembla se précipiter davantage, comme dans ces mauvais rêves où le temps n’a plus de durée.

Et, le soir où l’acte fut signé, quand ils se trouvèrent assis ensemble à la table de famille, leur dîner pauvre, servi encore par Miette, fut comme un repas de funérailles ; leur soirée, comme une veillée de mort.

Son plan, à elle, était maintenant fait dans sa tête : puisqu’il fallait que Jean, dont la dix-huitième année allait sonner, s’engageât comme matelot et qu’elle-même se mît à travailler, à vivre en ouvrière, alors le plus loin d’Antibes serait le mieux ; ils partiraient ensemble pour l’autre bout de la France ; elle irait se fixer avec lui dans un des ports de guerre du Nord. Toulon était bien trop près, elle y connaissait du monde. Et puis Jean devait passer au moins une année à Brest, sur le vaisseau-école des matelots ; donc, c’est là qu’ils iraient habiter ensemble tous deux, pour au moins cacher leur détresse.

En octobre, le nouveau propriétaire leur donna huit jours pour vider la maison et préparer leur grand départ. Aussitôt après, des tapissiers devaient venir, tout renouveler, tout changer ; rien de ce qu’avaient aimé les bannis, qui s’en allaient, n’était plus assez beau pour ces dédaigneux successeurs. Et ils se mirent à trier les pauvres choses auxquelles ils tenaient le plus. Mais voici qu’ils tenaient presque à tout ; le sacrifice de chaque objet était un petit déchirement. Et cependant ils devaient se résoudre à emporter si peu !

Jean aidait sa mère, faisait des caisses pour « la petite vitesse » — et chaque matin, s’éveillait dans sa chambre d’enfant avec l’angoisse de se dire : « Encore un jour, qui m’approche de celui où je verrai ceci pour la dernière fois. » Et la maison se vidait peu à peu, la maison qu’on n’arrangeait plus et où traînait la paille des emballages. Et les aspects de tout se détruisaient, irréparablement.

Lui, emportait avec amour mille petites choses enfantines ; surtout, ses cahiers de collège, qui étaient encore remplis de ses rêves d’école navale — et puis, qui lui serviraient, plus tard, à travailler son examen de capitaine au long cours.

Sa seule sortie, chaque jour, était pour aller un peu errer dans le vieux domaine du Carigou, dont la clef leur avait été laissée encore, — dans le cher jardin, envahi d’herbes, qui prenait un air de cimetière abandonné. C’était la même saison, les mêmes belles journées de tranquille soleil que l’automne précédent, quand il venait là, seul comme aujourd’hui, poursuivre ses rêveries, également tristes, de départ pour les îles Levantines. Et il cueillait, afin de les emporter, séchées entre les pages de ses livres, des feuilles de certains arbustes, de certains rosiers…