Massiliague de Marseille/p2/ch13

Éditions Jules Tallandier (p. 411-414).


XIII

Le Vœu des Incas


Le congrès sudiste convoqué à Mexico était encore rassemblé dans la cathédrale.

Membres du Cercle de la Mort utile, délégués des républiques sud-américaines, créoles, mulatos, cuarterons, zambos, Indiens, écoutaient Joë Sullivan qui, debout dans la chaire, présentait aux yeux de tous le gorgerin fabriqué à Paris.

— Oui, disait-il… Voici le faux joyau, accompagné de sa facture, grâce auquel on comptait semer la discorde entre les Américains. Désormais, ce jeu est éventé. C’est l’union du Nord et du Sud. Vous avez les forêts immenses, les richesses minérales, nous avons l’or et l’industrie. En ce jour, plus de Sudistes, plus de Nordistes… des citoyens d’une même patrie… Hip ! Hip ! pour l’Amérique aux Américains !

En dépit de ses paroles ardentes, l’assemblée demeurait triste, silencieuse ; au fond du cœur, les Celto-Latins, qui la composaient, sentaient bien qu’ils étaient vaincus par la diplomatie saxonne.

Désormais, tout espoir d’union fédérative des diverses nations du Sud devait être écarté.

Les divisions, les révolutions allaient travailler en faveur de l’ennemi commun.

— Haut les cœurs ! reprit Sullivan, opposons le nouveau monde à l’ancien, et oublions — l’oubli est encore le pardon — oublions la Mestiza qui a tenté de mettre en lutte les frères du Sud et du Nord !

— Tu mens ! prononça soudain une voix douce et sonore.

Joë tressaillit, tous les assistants tournèrent la tête du côté d’où était partie l’injure.

Et alors, au premier rang des membres du Cercle de la Mort utile, ils aperçurent un géant blond, au type des Français du Canada, qui soutenait une échelle du haut de laquelle une femme dominait la foule.

Mille cris retentirent aussitôt, faisant résonner les voûtes du sanctuaire.

— Dolorès Pacheco ! Dolorès Pacheco !

— Qui vient chercher le châtiment de ses impostures ! rugit Joë, stupéfait de la voir là.

— Tais-toi ! répliqua-t-elle doucement.

Et s’adressant à la foule :

— Frères, cet homme vient de mettre sous vos yeux le gorgerin que les artificieux Nordistes ont fait exécuter, ainsi qu’un joyau vulgaire, par un habile artisan d’Europe. Cachée parmi vous, je l’ai laissé parler, entasser mensonges sur mensonges. J’avais dans les mains de quoi le confondre.

Et élevant au-dessus de sa tête le coffret remis à Massiliague aux sources du Telatl :

— Voici la cassette de nos aïeux… Voici le Gorgerin sacré… voici les antiques écritures peintes qui furent enfermées avec lui dans la cachette inviolée, où je suis allée chercher l’emblème de l’émancipation des peuples.

Une clameur frénétique couvrit la voix de la jeune fille. Les assistants se jetaient dans les bras les uns des autres. La confédération sudiste, taxée de songes creux par ses adversaires, entrait dans la phase des réalités.

Certains, furieux d’avoir été bernés, s’avançaient d’un air menaçant vers Joë Sullivan.

Dolorès fit un geste.

Tout s’apaisa comme par enchantement.

— Que cet homme s’éloigne en paix ! dit-elle. Qu’il aille porter à ceux qui rêvaient d’opprimer les Sudistes la nouvelle que ceux-ci sont unis et libres.

Et la foule obéissante s’écarta devant l’agent nordiste, lequel, la tête basse, gagna le portail du sanctuaire.

Le lendemain matin, sous les fenêtres du logis où la Mestiza avait passé la nuit, deux hommes se promenaient lentement.

— Ainsi, chef, disait l’un, vous voulez solliciter la main de la doña ?

— Oui, mon pauvre Pierre. Ma vie n’a commencé que le jour où je l’ai vue pour la première fois, et s’il m’est interdit de la revoir, je préfère mourir.

— Bon ! Il m’a semblé qu’elle ne vous regardait pas d’un mauvais œil.

— Qui sait ? murmura Francis avec émotion.

À ce moment, un homme pétulant, pétillant, souriant, fredonnant, sortit de la maison, accompagné par une charmante jeune fille en qui les Canadiens reconnurent Vera.

— Té, mes amis, quelle tuile ! s’exclama le Marseillais.

— Que voulez-vous dire ?

— Lisez vous-même, mon bon.

Et le Provençal tendit une lettre à Gairon.

Celui-ci la prit. Ses yeux coururent à la signature.

— De la doña Dolorès ?

— Oui. Mais lisez, lisez.

Si étrange était l’accent de Scipion, que le chasseur obéit et parcourut ces lignes :

« Adieu, amis. Quand vous tiendrez cette lettre, je serai déjà loin, sur la route de la suprême expiation.

« D’après la tradition, c’était une jeune fille, du sang des Incas, qui devait sortir de l’ombre le Gorgerin d’Alliance, et pour écarter de son action toute pensée d’intérêt personnel, elle devait s’engager, une fois sa mission remplie, à venir présenter sa poitrine au couteau d’or du sacrificateur.

« Cette lointaine descendante des Incas, c’est moi. Élevée dans le temple souterrain de Tchualtepaï, au Pérou, j’ai été désignée pour l’œuvre d’émancipation… Je retourne là-bas, ainsi que je l’ai promis, pour être immolée sur les autels des anciennes divinités de nos aïeux.

« Adieu, encore. Jusqu’à mon dernier soupir, je conserverai le souvenir des dévoués qui m’ont permis d’accomplir ma tâche. Adieu.

« Signé : Dolorès Pacheco, ou Ninnia Inca. »

— Eh bien ! qu’en dites-vous ? fit Massiliague d’une voix tremblante.

Très pâle, Francis répondit :

— Je ne veux pas qu’elle meure.

— Té, moi non plus… mais que faire ?

— La suivre, et dussions-nous détruire le temple inca, n’en plus laisser pierre sur pierre…

Scipion saisit la main de son interlocuteur :

— Pécaïre ! cela me va !

Le Français du Canada et le Français de Marseille échangèrent un vigoureux shake-hand.

— Le señor Rosales et Cigale seront des nôtres, déclara le Provençal.

— Je l’espère, prononça gravement le chasseur. Unis jusqu’ici pour la libération des nations, il faut nous unir pour la délivrance de la libératrice.

— Alors, venez… nos amis sont arrivés hier soir.

Et les causeurs franchirent le seuil de la maison que, durant la nuit précédente, Dolorès avait quittée pour marcher vers le supplice.