Massiliague de Marseille/p2/ch12

Éditions Jules Tallandier (p. 396-410).


XII

Cigale retrouve un père


Après avoir mis un espace considérable entre leurs ennemis et eux, Dolorès proposa à ses compagnons de revenir sur leurs pas, afin de retrouver Massiliague, Marius et Coëllo.

Rosales, on le pense, opina dans le même sens.

Mais Francis s’écria :

— Les heures nous pressent. D’autres obstacles se dresseront devant nous. Il importe avant tout que la doña arrive à Mexico. Que ceux qui resteront valides l’entourent, lui fassent un rempart de leurs corps, sans regarder en arrière, sans s’inquiéter de ceux qui tomberont.

Puis, plus doucement :

— Au surplus, nous sommes au Mexique. Nos amis n’ont rien à craindre, car le Sullivan ne peut agir que de ruse. Soyez assurés, du reste, que nos coups de feu ont éveillé tout le village, et que l’agent nordiste, à cette heure, est prisonnier ou en fuite.

C’était l’évidence même ; aussi les cavaliers piquèrent des deux et poursuivirent leur route.

Tout alla bien durant quarante-huit heures, mais le soir du troisième jour, comme la petite troupe longeait les marais de la Paz, un escadron de cavaliers parut sur sa droite.

À leur allure, il était facile de reconnaître leurs intentions malveillantes.

Cachés dans un repli de terrain, ces gens avaient laissé les voyageurs s’engager le long des marais, et maintenant ils leurs coupaient toute ligne de retraite.

En effet, à gauche, s’étendait à perte de vue la nappe stagnante du marécage, avec ses touffes de roseaux que le vent du soir entre-choquait dans un bruit sinistre… à droite, s’avançait l’ennemi.

— Ah çà ! murmura Cigale, nous sommes dans de vilains draps !

Personne ne répondit.

Soudain, Gairon, qui semblait réfléchir, s’écria :

— Pierre !

— Chef !

— Nous avons chassé naguère de ce côté.

— Oui.

— Mes souvenirs sont-ils exacts ? Il me semble qu’à cent ou cent cinquante mètres en avant de nous, doit se rencontrer une chaussée qui traverse les marais.

— Oui, chef, c’est bien cela, seulement…

L’engagé s’arrêta en promenant un regard perplexe sur ses compagnons.

— Oh ! fit Rosales, parlez. Je devine que vous avez à dire une chose défavorable. Qu’importe pour des gens décidés à mourir !

D’un geste noble, Dolorès tendit la main à l’hacendado et avec énergie :

— Oui, parlez, mon ami.

Pierre s’inclina :

— Eh bien ! doña, la chaussée dont il s’agit est un cul-de-sac.

« Elle aboutit à une déchirure du rocher au fond de laquelle coule un torrent, le Salto de Agua (c’est ainsi que l’on désigne cet endroit) qui est infranchissable pour un cheval. En nous engageant dans le chemin indiqué, nous ferions le jeu de nos adversaires, car nous n’aurions d’autre ressource que de nous faire tuer ou de nous précipiter dans le gouffre.

Un frisson secoua ses interlocuteurs.

Seul, Francis resta calme.

— Avec ma ceinture et mon lasso, dit-il, je me chargerais bien de faire franchir le Salto de Agua à la doña, si j’avais vingt minutes d’avance sur les poursuivants.

Et par réflexion :

— Même ce serait une bonne affaire pour notre cause, car ils pourraient nous croire morts… J’ai une idée.

Simplement, avec la plus admirable inconscience de son héroïsme, l’engagé poussa son cheval à côté de celui du Canadien.

— S’il en est ainsi, filez devant avec la doña… j’arrêterai nos adversaires le plus longtemps possible.

— Je resterai avec vous, déclara Rosales.

— Et moi aussi, s’écria Cigale.

Les minutes étaient précieuses ; aussi Francis murmura seulement :

— Merci, j’accepte.

Et le visage rayonnant :

— En avant !

Les éperons mordirent le flanc des coursiers ; ceux-ci hennirent de douleur et dans une foulée éperdue atteignirent la chaussée annoncée.

Tous s’y engagèrent.

Au loin, des cris retentirent, les poursuivants se réjouissaient. Ils tenaient leurs adversaires, cernés maintenant sur les flancs par le marais, en tête par Salto de Agua.

Étroite était la sente solide qui serpentait au milieu des fondrières du marécage. Par endroits, elle était recouverte par l’eau, obstruée de roseaux.

— Bon, remarqua Cigale, la fuite n’est pas commode par cette voie, mais la poursuite ne sera pas facile non plus ; cela établit une compensation.

— Halte !… pied à terre ! ordonna à ce moment l’engagé.

Le Parisien et Rosales obéirent.

— Chef ! appela Pierre,

— Qu’est-ce ?

— Emmenez les chevaux. Ils nous embarrasseraient et seraient seulement une indication pour l’ennemi.

Sans un mot, Francis empoigna les rênes et poursuivit sa course, accompagné par Dolorès.

— Le diable m’emporte si je comprends ! commença Cigale.

— Taisez-vous, ordonna le chasseur, et dissimulez-vous derrière ces roseaux. En avant de nous la chaussée est recouverte d’eau. Ceux qui nous pourchassent devront ralentir pour ne pas risquer de s’enliser ou de se noyer.

— Parfaitement.

— Et ils seront ainsi des cibles parfaites. Allez, allez, nous les retiendrons ici aussi longtemps qu’il nous plaira.

Rosales approuva de la tête.

— Oui, cela est vrai. Par exemple, de leur côté, ils nous empêcheront de sortir de ce maudit passage.

— Avez-vous peur ? demanda brutalement l’engagé. Si oui, laissez-moi seul.

L’hacendado avait rougi sous l’injure :

— Peur, non, mon ami… mais je quitterai la vie avec le regret de ne pas embrasser mes chers enfants. Voilà ce qui a mis une tristesse dans ma voix.

— Pardonnez-moi, señor, s’écria Pierre, touché par ces simples paroles.

Mais soudain, il s’interrompit et d’une voix brève :

— Attention ! les voilà.

En effet, dans la pénombre bleutée du soir, des silhouettes plus sombres se dessinaient sur la chaussée.

Certains d’atteindre les fugitifs, les cavaliers ne se pressaient pas. Marchant deux à deux, car le chemin n’était pas assez large pour permettre une autre formation, ils sondaient le terrain avec soin.

Bientôt la tête de la colonne arriva au point où la sente, obéissant à une légère déclivité du sol, s’enfonçait sous les eaux.

Deux cents mètres à peine les séparaient de l’embuscade.

— Si nous commencions le feu, proposa Cigale en portant son fusil à l’épaule.

Mais le chasseur rabattit vivement l’arme.

— Attendez qu’ils aient fait encore cinquante pas. L’obligation de chercher la chaussée sous l’eau et de subir notre fusillade les empêtrera davantage.

L’observation était trop juste pour n’être pas comprise immédiatement.

Tous trois, immobiles et silencieux, continuèrent à observer l’ennemi.

Après un temps d’arrêt fort court, pendant lequel les assaillants parurent se concerter, les hommes qui marchaient les premiers prirent leur parti et poussèrent leurs chevaux.

Ceux-ci, inquiets, renâclant de frayeur, avançaient lentement, tâtant du sabot le sol immergé. Cinquante mètres furent franchis ainsi, et soudain un chuchotement parvint aux oreilles de l’hacendado et du Parisien :

— Ouvrez le feu, avait murmuré Pierre.

Un silence, puis trois détonations, trois éclairs jaillissant des roseaux noirs. Deux ennemis vidèrent les arçons, et un cheval, atteint par un projectile, se leva sur les pieds de derrière, et bondit affolé au milieu des eaux qui rejaillirent autour de lui.

Une, bousculade se produisait en même temps parmi les poursuivants. Ceux qui occupaient la tête de la colonne essayaient vainement de revenir en arrière.

Cependant Pierre ne s’occupait pas d’eux. Il regardait le cheval blessé, qui nageait vigoureusement et qui remontait vers l’extrémité du marais. — Bravo ! fit-il entre ses dents.

— Quoi ? interrogea Rosales.

— Voyez cette brave bête comme elle nage.

— Oui, eh bien ?

— Cela prouve que l’eau est profonde, qu’il n’y a pas de vase.

— Sans doute, mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?

Pierre considéra son interlocuteur du coin de l’œil :

— Tirez-vous votre coupe, señor ?

— Certainement.

— Ah ! Et vous, señor Cigale ?

— Je nage de naissance.

— C’est au mieux. Voilà qui pourra nous être utile plus tard.

Les compagnons du chasseur allaient demander l’explication de ces paroles mystérieuses, il ne leur en laissa pas le temps.

— Ils se rapprochent… Feu ! feu donc !

Les assaillants, décidés à ne pas se laisser arrêter, avaient repris leur marche. Parmi eux, Joë Sullivan et Bell excitaient les courages par la promesse d’une pluie de dollars.

Mais de nouveau les carabines tonnent. Les balles frappent dans la masse, des hommes tombent, des chevaux sans cavaliers jettent le désordre parmi la troupe.

Bientôt quelques combattants font volte-face. Ils entraînent leurs camarades. Ils fuient, disparaissent dans la nuit.

— Enfoncés ! clame Cigale expansif pomme tout véritable enfant de Paris. Si nous rejoignions ce brave M. Francis ?

Il se tait en voyant Pierre secouer la tête :

— Nous sommes ici depuis dix minutes à peine.

— Ah !

— Le chef m’a demandé vingt minutes pour franchir le Salto de Agua. Un obstacle peut le retarder en chemin. Pour lui assurer ces vingt minutes, nous devons tenir au moins une heure.

— Bon, mettons que je n’aie rien dit.

Et l’insoucieux Cigale alluma une cigarette.

Cependant, la résistance des trois compagnons paraissait avoir porté ses fruits.

Vingt, trente, puis quarante minutes s’écoulèrent sans que les Nordistes eussent reparu.

Évidemment, ils s’étaient rendu compte de l’impossibilité de forcer le passage et ils bloquaient l’issue de la chaussée.

— Dans vingt minutes, nous irons vers le Salto de Agua, annonça Pierre qui venait d’exposer ainsi la situation à ses amis.

Il achevait à peine que sur la droite, à fleur d’eau, un éclair jaillit… une détonation arriva à leurs oreilles et le Parisien poussa un cri :

— Touché !

Une tache rouge qui allait s’agrandissant maculait sa manche gauche.

— Tonnerre, gronda le Canadien, ils ont un bateau et nous tournent.

Tout en parlant, il avait fait coucher à terre ses compagnons et bandait la blessure du jeune Cigale.

— Rien de cassé, dit-il, la balle a seulement traversé les chairs.

Cependant, la fusillade crépitait, dirigée trop haut par bonheur, mais les défenseurs de la chaussée entendaient les volées de balles passer au-dessus de leurs têtes comme des oiseaux siffleurs.

— Les autres reviennent, grommela Pierre qui avait appliqué son oreille contre terre. La position va devenir intenable.

Tout à coup, il eut une exclamation :

— Pourquoi pas ?

Et rapidement.

— Canardez ceux qui sont engagés sur la chaussée dès que vous les apercevrez… un feu d’enfer !… Je reviens.

Avant qu’on eût pu le questionner, il s’était laissé glisser sans bruit dans l’eau et avait disparu.

Rosales et Cigale n’eurent pas le loisir de chercher quel était le but du chasseur. De nouveau l’ennemi se montra sur la chaussée.

Cette fois, les assaillants, étaient à pied. Sans doute quelques-uns d’entre eux gardaient les chevaux en dehors des marais.

Imitant la tactique des défenseurs du passage, les hommes de Sullivan s’abritèrent de touffes de roseaux et ouvrirent le feu.

La position des deux compagnons de Pierre se faisait critique. Fusillés en avant, fusillés de flanc, ils devaient infailliblement succomber.

Le tir de leurs adversaires se faisait plus juste d’instant en instant. Les balles frappaient le sol autour d’eux.

Mais au moment où ils commençaient à désespérer, le feu s’éteignit soudainement à leur droite, des cris d’effroi passèrent dans l’air, puis plus rien.

Stupéfaits, ils avaient cessé de tirer.

Leurs ennemis, non moins étonnés qu’eux-mêmes, s’étaient dressés et leurs silhouettes se dessinaient nettement sur l’horizon.

— On les voit, dit précipitamment Rosales… Tirons, tirons.

Deux détonations se confondirent, saluées de clameurs rageuses, deux Nordistes s’affaissèrent.

Le Parisien avait pris son arme de sa seule main valide et, ainsi qu’on le voit, il s’en était adroitement servi.

Et comme ils se félicitaient, de grands cercles concentriques se dessinèrent à la surface de l’eau. Une tête d’homme apparut au centre.

— Un nageur, murmura Fabian.

Il épaulait.

— Diable ! ne tirez pas sur les amis, fit la voix railleuse de Pierre.

— Quoi, c’est vous ?

— Moi-même, ainsi que vous pouvez vous en assurer, continua le Canadien en prenant pied auprès de ses camarades.

— D’où venez-vous ?

— De là-bas. Je désirais obtenir qu’on ne tirât plus sur nous. Il y avait là cinq olibrius montés sur un bateau.

— Et ?

— Je suis arrivé sans bruit à la nage, j’ai chaviré la barque. Deux des bélîtres ne savaient pas nager… ils ont coulé comme des pierres… Quant aux autres, deux ont le dos troué par mon couteau, ce qui les empêche de flotter. Le dernier m’a échappé… Je ne le regrette pas. J’espère qu’il rejoindra ses associés et qu’il leur apportera une crainte salutaire de nous.

L’espérance du Canadien s’était sûrement réalisée, car tout le bruit avait cessé du côté de l’ennemi.

— Savez-vous ce que je me figure ? reprit l’engagé.

— Non, mais apprenez-nous-le.

— Volontiers. Les Nordistes ont envoyé un détachement à la recherche d’autres canots afin de nous attaquer en force.

— C’est possible.

— Ils ne bougeront donc pas pendant une demi-heure au moins.

— En effet.

— Dès lors, rien ne nous retient plus ici. L’heure nécessaire pour assurer la fuite de la doña Mestiza est écoulée. Profitons du répit qui nous est laissé et tâchons de tirer notre peau d’ici.

Il n’eut pas besoin de développer sa pensée.

Rampant, se dissimulant derrière les roseaux, les trois hommes s’éloignèrent, lentement d’abord, plus vite lorsqu’ils se crurent hors de vue.

Rien n’entrava leur retraite.

Parvenus au Salto de Agua, ils firent halte.

Une barrière rocheuse limitait le marais de ce côté, mais cette barrière elle-même, fendue dans toute sa hauteur, par une convulsion volcanique sans doute, se creusait en un précipice à pic, au fond duquel un torrent, le Rio Niño, bondissait.

Large de quatre mètres à peine, la faille du Salto n’en était pas moins infranchissable.

Mais les chasseurs de la prairie ne connaissaient pas d’obstacles.

Grâce à son lasso lancé autour d’une pointe de roc qui se dressait verticalement de l’autre côté du gouffre, Pierre établit un pont dangereux mais possible, auquel un homme pouvait confier sa vie.

Par exemple, une complication se présenta aussitôt.

Pour franchir le vide, il fallait s’accrocher par les mains à la lanière tendue et progresser ainsi d’une cime à l’autre.

Or, Cigale était dans l’impossibilité d’exécuter ce mouvement. Son bras blessé pendait sans force à son côté. — Abandonnez-moi, dit le courageux Parisien, et sauvez-vous.

— Parbleu ! fit Pierre, en haussant les épaules. Quand on me demandera ce que vous êtes devenu, je répondrai : « Oh ! il était blessé en combattant auprès de moi… il me gênait pour franchir le Salto de Agua, je l’ai abandonné. » Bien sûr que cela me fera honneur.

— Cependant, il vaut mieux sacrifier un homme que trois.

— Qui vous parle de cela ?

Et s’adressant à l’hacendado, Pierre mit fin à la discussion par ces mots :

— Señor Fabian Rosales, veuillez traverser le Salto.

Il y avait tant d’assurance dans la voix du chasseur que l’interpellé ne résista pas.

Se cramponnant des deux mains au lasso, le corps se balançant dans le vide, il atteignit sans encombre la berge opposée.

— Señor, lui cria alors l’engagé, veuillez maintenir de toutes vos forces l’extrémité de la cordelette.

— Pourquoi ?

— Vous allez voir.

Puis, à Cigale :

— Montez sur mon dos, seigneur Cigale.

— Mais ?…

— Dépêchons-nous.

Le Parisien obéit, non sans pousser un cri de douleur. Dans son mouvement, il avait oublié sa blessure.

Prestement, Pierre entoura le jeune homme de sa ceinture de soie qu’il rattacha en avant sur sa propre poitrine, et s’allongeant avec son fardeau sur le sol, au bord de l’escarpement, il saisit le lasso à deux mains.

— Qu’allez-vous faire ? murmura le Parisien.

— Passer.

— En me portant ?

— Silence et… immobile.

Ce disant, l’engagé se suspendait au-dessus du gouffre. Malgré son courage, Cigale ferma les yeux.

La position était émouvante. La vie des deux hommes dépendait de la résistance du frêle lien jeté à travers l’espace.

Grâce à sa force herculéenne, Pierre ne semblait pas s’apercevoir de la charge qu’il portait.

Lentement, mais sûrement, il progressait. Cinq minutes s’écoulèrent, longues comme des siècles, et les hardis voyageurs se trouvèrent le long de la falaise opposée.

Avec l’aide de Fabian, le Parisien fut hissé sur la crête, où le Canadien le suivit bientôt. À peine en sûreté, le courageux garçon ramena à lui son lasso, et il ne resta plus aucune trace du passage des fugitifs.

Cependant, Cigale tremblait violemment.

— Effet de vertige, vous avez eu peur, fit en riant le chasseur.

Le jeune homme secoua la tête :

— Non.

— Pourtant, ce frisson continu…

— Provient de ce que j’ai vu…

Et avec une émotion profonde :

— J’ai ouvert les yeux un instant, tandis que vous me souteniez au-dessus du torrent, et, en bas, brisé sur les roches, j’ai aperçu le corps d’un cheval, d’un de nos chevaux.

— Eh bien ! riposta gaiement l’engagé, cela ne m’étonne pas.

— Mais vous ne me croyez pas… regardez, regardez, je vous en prie… Dans la nuit, nos amis ont roulé peut-être dans le Salto de Agua, et…

Pierre haussa les épaules :

— Regardez donc ces herbes, là, à vos pieds… Voici les traces de Francis et de la doña. Ils ont donc franchi le mauvais pas.

— Mais les chevaux ?

— Ne pouvaient traverser le ravin… Alors, Gairon, en les piquant de son couteau, les aura contraints de sauter, avec l’idée que leurs corps, gisant au fond du précipice, feraient supposer à nos ennemis que les cavaliers avaient trouvé la mort en cet endroit.

— Vous affirmez ?…

— Parce que je suis sûr ; un chercheur de pistes comme moi ne se trompe pas. La terre est un livre où vous-même, si vous viviez quelque temps auprès de nous, liriez tout aussi clairement.

Pierre se tut. La brise apportait un murmure lointain.

— Écoutez, reprit-il. Nos adversaires se sont aperçus que nous avions déguerpi. Ils accourent. Filons sans perdre une seconde, afin d’avoir disparu quand ils arriveront.

Déjà, le Canadien se coulait entre les rochers.

Fabian et Cigale l’imitèrent.

Durant une demi-heure, personne ne parla. Depuis longtemps le Salto de Agua n’était plus visible.

Pierre allait toujours, mais Cigale commençait à sentir la fatigue. La perte de son sang, les émotions de cette fuite mouvementée avaient épuisé ses forces.

Lourdes étaient ses jambes et vide son cerveau. Ses yeux se brouillaient, le sol lui paraissait osciller, sous ses pas.

Enfin, il lui devint impossible de mettre un pied devant l’autre.

Il s’appuya contre un roc et d’une voix brisée :

— Partez, partez… Je ne puis plus avancer…

Un dernier éclair de sa gaîté habituelle lui fit ajouter :

— Je suis une femmelette !

Et il glissa doucement à terre. Il avait perdu connaissance.

Un balancement léger le rappela à lui-même, il ouvrit les paupières, et distingua au-dessus de sa tête le ciel pailleté d’étoiles. Il était donc couché ?

Non, le balancement continuait. Ses regards en cherchèrent la cause. Alors, il comprit. Ses compagnons, réunissant leurs ceintures, en avaient fait une sorte de hamac, dans lequel ils portaient le Parisien.

Celui-ci voulut parler. Il ne put proférer aucun son. Il était plongé dans une sorte d’anéantissement. Il voyait, il entendait, mais le mouvement, la parole lui étaient impossibles.

Cependant, ses yeux se rendaient compte que le paysage avait changé. Les rochers arides, des anfractuosités desquels jaillissaient quelques herbes desséchées, étaient remplacés par des arbres dont les branches s’entre-croisaient au-dessus des fugitifs. On traversait donc un bois, une forêt ?

En avant de lui, le blessé remarqua une masure ; à la porte, ses amis firent halte, et après avoir vainement frappé, pénétrèrent à l’intérieur. Personne ne s’y trouvait ; mais dans un coin s’allongeait une natte de paille tendue sur un cadre de bois supporté par des pieds massifs.

On y installa le Parisien, puis Pierre parla :

— Señor Fabian, veillez sur notre ami… Je vais aux provisions, car je ne sais si vous êtes comme moi, mais j’ai l’estomac dans les talons.

L’hacendado inclina la tête et, tirant un escabeau grossier près de la couchette de Cigale, il s’assit :

Entre ses paupières mi-closes, le blessé suivait tous ses mouvements. Il le vit fixer sur lui un regard pensif. Il l’entendit murmurer :

— Je suis fou… La blessure de ce brave enfant a réveillé mes souvenirs, mes regrets… Mon fils, hélas ! mon fils ne me connaîtra jamais.

Tout en parlant, Fabian sortait son portefeuille et y prenait une lettre jaunie par le temps.

Il la considéra longuement et murmura :

— La dernière lettre de mon frère… Que Dieu lui pardonne, comme je lui pardonne moi-même.

Comme mû par une force intérieure, l’hacendado se leva, alluma une lumière et se prit à lire à haute voix :

« A M. Fabien Roseraie, à Paris.

« Mon très cher frère, au moment de rendre ma belle âme au diable, triste cadeau que je lui fais là, je veux que tu comprennes d’où est venue la haine dont je t’ai poursuivi. « Tu as confisqué toutes les joies de la famille. Dès le lycée, tous les succès t’appartenaient tandis que je récoltais tous les pensums. Plus tard, tes entreprises prospérèrent alors que les miennes périclitaient.

« Plus que cela encore. Mon cœur alla vers une jeune fille. La fatalité a fait que tu l’as aimée aussi et qu’elle t’a préféré à moi. Tu l’as épousée, et moi, moi dédaigné, seul, abandonné, j’ai juré que tu ne conserverais pas ce bonheur insolent dont j’étais frustré.

« Voilà pourquoi j’ai enlevé ton fils, ton Fabian, auquel tu avais donné ton prénom avec le fol espoir paternel de créer ainsi un lien de plus entre lui et toi.

« Ta compagne est morte de chagrin. Tu t’es exilé. Il paraît qu’au Mexique, ta chance infernale t’a suivi et que tu t’es créé un nouveau bonheur. En fermant les yeux, j’aurai la joie de le détruire une dernière fois, de jeter sur lui l’ombre des souvenirs cruels.

« Ton fils, je l’ai abandonné dans Paris. Qu’est-il devenu ? Je ne m’en suis jamais inquiété. Mais je te connais assez pour savoir que désormais tu t’en inquiéteras, que tout enfant trouvé, tout orphelin fera battre ton cœur, que tu espéreras sans cesse le revoir, et que ces alternatives d’espérance et de désillusion te désoleront.

« C’est ce que je souhaite en bouclant ma valise pour un autre monde, peut-être meilleur, à coup sûr pas pire que celui dont je sors.

« Reçois l’adieu d’un frère ravi de mourir pour t’oublier. »

— Comme il me haïssait, murmura tristement l’hacendado… Ah !… post-scriptum effroyable.

Et reprenant sa lecture :

« Post-scriptum. — Je veux te laisser une chance d’être un heureux père. Avant de lancer ton Fabian dans le hasard, j’ai tatoué sous son bras gauche, à hauteur de l’aisselle, deux lettres : F. R… tu saisis : Fabian Roseraie. Qui sait ! tu as une telle chance que peut-être tu le rencontreras un jour… »

Une larme coula sur la joue du señor Fabian.

— Je suis insensé, répéta-t-il, insensé. Ce jeune Parisien blessé, compagnon inconnu de voyage, me bouleverse à ce point. Je rouvre la blessure de mon âme, je me déchire le cœur… Folie ! Folie ! Avec colère, il remit la lettre dans son portefeuille et enfonça celui-ci dans sa poche.

Un instant, il demeura immobile, puis comme malgré lui, il se rapprocha de la natte sur laquelle gisait Cigale. Il considéra le jeune homme.

— Mon Fabian aurait son âge… Il pourrait être brave, gai, comme celui-ci.

D’une voix étrange, semblant parler en rêve :

— C’est ainsi, qu’il m’apparaîtrait… La voix du sang, chimère de l’imagination, ne m’avertirait pas que je contemple mon enfant… Il me faudrait chercher sous son bras les lettres tracées par la haine d’un frère… les chercher…

Il eut un geste violent :

— Les chercher. Ah ! mon frère savait bien ce qu’il faisait en ajoutant son terrible post-scriptum. Est-ce que je puis dire à un inconnu : Sous le bras gauche, inconnu, portes-tu ces lettres ? On rirait et cependant, celui que je regrette se présentera peut-être un jour devant moi… ou bien il s’est présenté… et je l’ai laissé s’éloigner.

L’hacendado se tordit les mains :

— Oh ! l’horrible doute… Pourquoi ces idées m’assiègent-elles ? Parce qu’un jeune homme, un enfant, est là, blessé. Il se pencha sur le malade.

— Si c’était lui !

Mais il se recula brusquement :

— Stupide, stupide !… gronda-t-il.

Pourtant il se rapprocha de la couchette.

— Il n’a pas conscience… je pourrais m’assurer… au moins je retrouverais la tranquillité dans le présent.

Puis, par réflexion :

— N’ai-je pas le prétexte nécessaire ? Panser sa blessure… c’est le bras gauche qui est atteint justement.

Une dernière hésitation lui vint :

— Je tremble… C’est de la démence, en vérité.

Mais soudain il parut se décider :

— Allons, fit-il d’un ton résolu, ayons au moins le courage de lutter contre les idées qui jettent le trouble dans mon cerveau.

Avec hâte, comme s’il craignait de tergiverser encore, le señor Rosales mit à nu le bras de Cigale.

Avec des précautions infinies, il enleva le bandage qui obturait la blessure. Il lava celle-ci, la pansa. Et quand ces précautions furent prises, assuré qu’aucun accident ne pouvait se produire, il saisit le poignet du jeune homme et tout doucement, sans secousse, il l’éleva en l’air.

Toujours plongé dans une inertie inexplicable, Cigale assistait, sans rien y comprendre, à cette scène étrange.

Cependant Rosales avait élevé son bras verticalement. Soudain il eut un sourd rugissement :

— Les lettres ! les lettres !

— Hein ? fit en écho le Parisien, galvanisé par ces deux mots.

— Les lettres, les lettres, redisait l’hacendado avec extase… là… là… F. R…

Et son doigt s’appuyait sur un point de la face interne postérieure du bras du blessé. Dans un éclair, Cigale se rendit compte que, placés ainsi, les signes n’avaient jamais pu être rencontrés par son rayon visuel. Il était tatoué sans le savoir.

Mais Rosales venait de remarquer ses yeux grands ouverts.

Il se pencha sur lui, l’enlaça éperdument : 

— Mon fils, mon petit Fabian !

Et l’enfant perdu, le gamin de Paris, répondit, l’intensité de sa joie lui causant presque une douleur :

— Mon père !

Bouleversé par ce mot que ses lèvres prononçaient pour la première fois, le blessé s’évanouit de nouveau sur la poitrine de son père miraculeusement retrouvé.