Massiliague de Marseille/p1/ch02

Éditions Jules Tallandier (p. 18-46).


II

En face de trois carabines


L’hôtel Iturbide, le plus somptueux de Mexico, est installé dans l’ancien palais de l’empereur Iturbide, fusillé en 1824. Rapprochement singulier, qui donne bien la physionomie exacte de l’étrange pays mexicain, lequel, avant de trouver la stabilité gouvernementale sous son président actuel, Porfirio Diaz, s’est offert, en quarante-huit années, le chiffre coquet de deux cent cinquante-cinq révolutions.

Dans le patio, ou cour intérieure, trois personnages causaient, assis autour d’une petite table sur laquelle, en des verres de cristal taillé, tremblotait la liqueur laiteuse pulque (sève fermentée de l’aloès).

Les deux premiers, l’Américain Joë Sullivan et le Canadien Francis Gairon, interrogeaient le troisième, un pur Mexicain celui-ci, à la peau basanée, aux favoris noirs, aux yeux sombres, couvert du costume national de charro, pantalon collant évasé dans le bas et bordé de boutons d’argent, gilet ouvert, petite veste chamarrée ; l’homme était coiffé d’un sombrero de drap dont la tresse d’or et les broderies délicates indiquaient une situation élevée.

En effet, le propriétaire dudit couvre-chef était sénateur de l’État fédéral de Mexico et répondait au nom de Bartolomeo Villagran.

— Alors, illustre sénateur, disait Joë, vous êtes le tuteur de la señora Dolorès Pacheco ?

— Son tuteur très dévoué, oui, señor.

— Cela sans connaître sa famille cependant ?

— Sans avoir jamais vu âme qui vive de sa parenté. La chose d’ailleurs est naturelle, ainsi que je vous l’affirmais tout à l’heure. Un de mes compatriotes, parti au Pérou, à Lima, m’écrivit un jour — il y a dix-huit mois de cela — « Caro Bartolomeo Villagran, je te sais peu avantagé par la fortune. Or, une jeune Péruvienne colossalement riche, car elle possède des mines d’or et de diamant dans la Montana (région des forêts au Pérou) désire se fixer à Mexico. Jeune, belle, la señorita Dolorès Pacheco doit être sous la sauvegarde d’un caballero capable de la faire respecter. Veux-tu être ce protecteur, ce tuteur ? Les piastres rempliront ta demeure, sans compter que ta pupille est l’une des plus adorables personnes qui se puissent rencontrer sous le ciel. » Rendre un service est tentant pour un galant homme… j’ai accepté.

— Oh ! pays du Sud, s’exclama Sullivan avec une admiration simulée, pays de dévouement, de chevalerie. Pareille aventure paraîtrait incroyable dans nos froides contrées du Nord !

Mais changeant de ton :

— Et vous avez assisté à la création du Club du Suicide utile ?

— J’y suis scribano (secrétaire), señor, au traitement de dix mille piastres.

— Naturellement vous approuvez tout ce qu’y fait votre… pupille ?

— Des deux mains, señor.

— Des deux mains tendues pour recevoir…

— La manne dorée, señor, vous l’avez dit.

Durant quelques instants, les interlocuteurs se regardèrent en silence. Dans les yeux gris du Yankee, dans les yeux noirs du Mexicain, il y avait de la curiosité, de l’ironie, de l’indécision.

Sans nul doute, les paroles échangées jusqu’à ce moment n’étaient que les préliminaires de mots plus graves, et ces mots, chacun hésitait visiblement à les prononcer.

Enfin Sullivan saisit son verre et le levant :

— À la réussite de vos projets, señor Villagran, de ceux de la doña Mestiza. Que ce pulque, répandu dans mon gosier en libation propitiatoire, vous donne la force et le bonheur de découvrir le Gorgerin légendaire des Incas-Atzecs !

Le sénateur choqua sa coupe contre celle de Joë :

— Avec vous, je bois au triomphe de ma pupille… et ce d’une façon désintéressée, car je suis étranger à l’idée première… et je pense demeurer étranger à sa mise en pratique.

Un sourire fugitif crispa les lèvres de Sullivan qui reprit aussitôt avec gravité :

— Quoi ? Ce n’est pas vous qui avez choisi le « futur suicidé » présenté à la cathédrale ?…

— Par Dolorès ?… Non. La chère créature a préféré confier sa pensée à tous les journaux des pays latins, demandant un homme résolu à mourir, disposé par suite à tenter l’aventure. Elle a éliminé tous les concurrents, sauf ce Scipion Massiliague…

— Qui n’a cependant rien de bien remarquable, insinua l’Américain entre haut et bas.

— C’est aussi votre avis, questionna vivement Villagran, tombant sans s’en apercevoir dans le piège qui lui était tendu ?

— Ma foi, au risque de déplaire au tuteur de la jolie señora Dolorès, j’avoue que le « Champion » m’a paru vulgaire, quelconque… et en tout cas très inférieur à la tâche qui lui est confiée.

— Hélas ! soupira le sénateur.

— Ce choix, poursuivit Sullivan, me surprend d’autant plus, qu’à mon sens, la mignonne avait sous la main un caballero élégant, distingué, mieux qualifié que tout autre pour s’occuper de l’Amérique latine. Ne jugez-vous pas ainsi ?

Le Mexicain avait écouté d’un air avantageux, sa vanité native doucement chatouillée par les affirmations de son interlocuteur ; mais il joua la modestie :

— Je ne vois pas de qui vous voulez parler ?

Joë leva les bras au ciel :

— Vous ne voyez pas. Vous êtes donc plus modeste que la violette elle-même. Mais je parle de vous, señor Bartolomeo, de vous, Mexicain, de vieille race, sénateur considéré ; de vous, qui par votre éducation, par votre naissance, étiez apte à recueillir les fruits de la mission patriotique… si elle arrive à bon port… instituée par votre exquise pupille : Honneurs, grades, décorations… Tandis que ce gachupino de Français…

Un éclair avait passé dans les yeux de Villagran, indiquant au Yankee qu’il avait touché juste.

— Voyez-vous ce drôle… rapporter le Gorgerin d’alliance… tout est possible, la fortune est fantasque… Que lui offriront les peuples en délire ? La présidence de la Confédération peut-être, le droit de traiter d’égal à égal avec les puissants souverains de l’ancien monde… Un palais princier… des richesses incalculables.

Le sénateur écoutait les dents serrées, le regard ardent.

— Mais peut-être ne partagez-vous pas ma manière de voir ? acheva hypocritement le Yankee.

Bartolomeo baissa la tête, mais la relevant aussitôt comme un homme qui se décide à prendre un parti :

— Vous vous trompez, señor. Je m’étais dit les mêmes choses, j’avais même prié la madone de diriger le choix de Dolorès sur moi, qui ai autant de courage, d’énergie qu’un autre, et qui, de plus, lui eusse apporté un dévouement sans bornes. Mais je me suis incliné devant la décision de ma pupille. Peut-être, me suis-je confié, a-t-elle raison ; peut-être vaut-il mieux que l’union des Sud-Américains soit réalisée par un Européen, afin d’amener un jour la Confédération de tous les Latins du monde… Peut-être enfin ai-je trop bonne opinion de moi-même. Votre discours m’a rempli de tristesse, puisque vous appréciez mon humble personne de façon si flatteuse.

Sullivan échangea un regard rapide avec Francis Gairon, puis baissant la voix :

— Señor Bartolomeo Villagran, fit-il, je suis né dans le Nord, mais je suis de ceux qui veulent l’Amérique aux Américains. Une puissante union au Septentrion, une autre au Sud, alliées contre les empiétements de l’Europe, notre commune, notre seule ennemie ; voilà ce que doit souhaiter tout Américain digne de ce nom. À propager cette idée, j’emploie ma vie, ma fortune. Voilà pourquoi je me permettrai de parler comme je vais le faire.

Et après un temps :

— Si j’étais à votre place, savez-vous quelle résolution je prendrais ?

— Non, señor, non. Mais je serais infiniment heureux si vous consentiez à me l’apprendre.

— Je me rends à vos désirs. Si donc j’étais le señor Villagran, sénateur de l’État fédéral de Mexico, je ne laisserais à aucun autre la gloire de conquérir le joyau, symbole de l’alliance des Sud-Américains.

— Mais j’ignore où il se cache.

Sullivan eut un hochement de tête approbateur. Son auditeur ne repoussait pas l’idée de prime abord, donc il ne tarderait pas à l’adopter entièrement. Aussi reprit-il d’un ton persuasif :

— Votre rival n’est pas plus avancé que vous.

— Pardon, pardon, il sera guidé par Dolorès Pacheco.

— Par cette jeune fille ?… Connaîtrait-elle la cachette du collier ?…

— Pas exactement, mais, à ce que j’ai cru comprendre du moins, elle est certaine de la région où il doit se trouver.

— Bon à savoir, murmura le Yankee en aparté, puis élevant la voix : elle vous a sans doute renseigné à cet égard ?

Bartolomeo haussa les épaules avec une mine désolée :

— Vous ne soupçonnez pas sa nature, señor. C’est une blanche pour l’intelligence, une Indienne pour le silence. La torture ne lui arracherait pas une parole qu’elle jugerait bon de taire…

— Mais, au moins, elle a dû éclairer le « champion » ?…

— Pas davantage. Peu après, la clôture de la séance tenue dans la cathédrale, elle a quitté Mexico, avec quelques indios bravos rassemblés à mon insu. Elle se rend au Presidio de San Vicente, sur le rio Bravo, qui forme la limite septentrionale séparative du Mexique et du Texas. Elle est partie depuis deux heures. Le Scipion Massiliague qui, en ce moment, se laisse porter en triomphe par le peuple délirant, se mettra en route demain pour la rejoindre. C’est à San Vicente seulement qu’elle lui indiquera le chemin à suivre.

Sullivan se pencha à son oreille :

— Mais si ce Massiliague était mis dans l’impossibilité d’arriver à la frontière ?…

— Cela retarderait l’expédition.

— Pas du tout. Vous vous présenteriez en son lieu et place.

Le sénateur secoua la tête :

— Dolorès ne m’accepterait pas.

— Si un autre se présentait.

— Un autre, peut-être…

— Il suffirait alors de suivre ses traces et…

— Mais, señor, il faudrait de l’argent et je n’en ai pas…

— J’en ai, moi.

Villagran tressaillit :

— Vous, señor ?…

— Moi. Je vous le répète, je veux l’Amérique aux Américains. Ma fortune est à votre disposition.

— C’est une expédition à former.

— Je m’en charge.

— En ce cas, senior, je marcherai de grand cœur dans la voie que votre magnificence vient de me tracer. Donc demain nous prendrons à sept heures du matin, — c’est l’heure à laquelle le « gachupino » quittera Mexico, — nous prendrons le chemin de fer jusqu’à la station de Chilmahua, capitale de l’État du même nom. Là, nous abandonnerons le ferrocarril (chemin de fer) et traversant à cheval le llano de los Cristianos, nous passerons dans l’État de Coahuila et atteindrons San Vicente. Cet ordre de marche vous convient-il ?

La bouche de Sullivan s’ouvrit en un large rire :

— Oui, sauf l’heure matinale du départ de Mexico.

— Impossible de la retarder, puisque Scipion Massiliague…

— Scipion Massiliague ne prendra pas le train.

— Hein ? s’exclama le sénateur ébahi.

— Il ne montera pas en wagon, appuya Joë, parce que j’ai décidé qu’il en serait ainsi. Dormez donc tranquillement la grasse matinée, et fixons notre embarquement à quatre heures du soir.

— Mais Massiliague ?

— Ne vous inquiétez pas de lui. C’est un « épris de suicide », vous le savez… Eh bien ! un pressentiment m’avertit que demain à quatre heures, il aura rencontré la mort à laquelle il aspire.

Bartolomeo n’insista pas. Il vida d’un trait son verre de pulque et le reposa sur la table en disant attendri :

— Grand bien lui fasse !

Après quoi, il se leva, s’inclina cérémonieusement devant ses interlocuteurs, serra leurs mains avec effusion et s’éloigna enfin, aussi paisiblement que s’il ne venait pas de signer l’arrêt de mort d’un homme, le pacte de trahison d’une généreuse idée.

Quand il eut disparu, le Yankee frappa joyeusement sur le genou de Francis :

— Eh bien ! mon brave chasseur, je crois que nous venons de nous rapprocher de la récompense que le gouvernement des États-Unis allouera certainement à ceux qui auront fait avorter la Confédération du Sud. Pour exprimer toute ma pensée, j’oserai dire que nous la touchons… Ce ne sera pas deux mille mais dix mille dollars peut-être que recevra votre escarcelle.

Mais Gairon le regardait d’un air surpris :

— Parbleu ! vous avez la figure d’un homme qui tombe de la lune. L’opération est des plus claires : Massiliague écarté, c’est un ami à moi qui le remplace. La Mestiza lui fait fête, le conduit au gîte du Gorgerin, et alors, bonsoir, petite miss de couleur, nous filons sur Washington, capitale fédérale de l’Union ; les compliments et les dollars pleuvent…

Dans sa satisfaction, Joë se prit à fredonner le Yankee doodle, chant national des États-Unis, composé jadis en Angleterre pour tourner en dérision les colons d’Amérique, lesquels conquirent leur indépendance aux accents de cette marche ironique.

Mais le chasseur l’interrompit :

— Un mot encore. Vous avez l’homme qui se substituera à ce pauvre diable de Français ?

— Si je l’ai… c’est évident.

— Je le connais ?…

— Particulièrement, car c’est vous-même, ami Francis.

— Moi ?

Gairon n’avait pu déguiser un mouvement de répulsion.

— Moi, répéta-t-il, mentir… à cette jeune fille ?

L’Américain éclata franchement de rire :

— Vous êtes fou. En politique, le mensonge n’existe pas. On exprime toujours la vérité… relative qui conduit au succès. D’ailleurs quel autre remplirait mieux le rôle de « champion » ?… Canadien, Français, c’est presque la même chose… avec cela, votre profession de chasseur qui garantit votre connaissance de la vie de la prairie, votre courage, votre adresse. La Mestiza vous accueillera avec joie.

En dépit des compliments dont le couvrait Sullivan, le Canadien restait indécis. Évidemment, il devait obéissance à ce dernier, puisque, moyennant une prime de deux mille dollars, il s’était engagé à lui pour la campagne qui s’ouvrait ; mais son caractère loyal répugnait à la fourberie, et l’idée de tromper la noble enfant vouée à l’indépendance d’un monde, lui causait un malaise inexprimable. Il aurait sans doute formulé de nouvelles objections, si des clameurs nourries n’avaient interrompu l’entretien. Les cris venaient de l’extérieur et dans le bourdonnement des voix on percevait de temps à autre :

Viva el Matanorte ! Viva el padre dell’ independancia ! (Vive le vainqueur du Nord, le père de l’indépendance !)

Avec leur emballement habituel, les Mexicains, qui portaient Massiliague en triomphe et le ramenaient à l’hôtel Iturbide après une promenade triomphale à travers la ville, les Mexicains en étaient arrivés à se figurer que leur héros, pas encore parti pour son expédition, en était déjà revenu victorieux.

Heureux don des peuples méridionaux, dans les cerveaux bouillonnants desquels le rêve et la réalité se mêlent de telle façon, qu’eux-mêmes ne les distinguent plus l’un de l’autre.

Et sur le pavois, Scipion Massiliague, radieux, épanoui, mêlait ses cris à ceux de la foule, lançait des galéjades (récits fantaisistes) énormes, encourageait son escorte, ses porteurs.

— Hardi, té, mes fils. Je dis mes fils, pécaïre, parce que vous êtes de vrais gensses du Midi ! Dioubiban ! On se croirait à Marseille.

Sullivan et Francis s’étaient précipités à la porte de l’hôtel. Ils virent arriver le cortège. L’Américain eut un mauvais rire :

— Premier acte de notre pièce, dit-il. Supprimer ce « gachupino ».

— Cela, je le veux bien, répliqua le chasseur… un combat loyal ne m’a jamais déplu.

— Loyal, mais si vous aviez le dessous ?

— Mon engagé Pierre reprendrait l’affaire.

— Et si lui-même ?…

— À l’impossible nul n’est tenu, monsieur . Nous risquerons notre vie pour vous servir, vous ne sauriez rien exiger de plus.

— Bon ! une petite embuscade serait moins dangereuse et plus sûre.

Le Yankee ne continua pas, Francis s’était redressé avec un geste violent. Une seconde, une flamme rageuse brilla dans ses yeux bleus, mais il se domina et ce fut d’un ton calme qu’il répondit :

— Monsieur Sullivan, ne faites plus jamais de plaisanteries pareilles. Je ne répondrais pas de mon premier mouvement. À aucune époque de ma vie, je n’ai attaqué un ennemi traîtreusement. Contre les Indiens mêmes, cette engeance qui nous tourmente tant, nous autres chasseurs, je répugnerais à guerroyer si je ne leur avais annoncé mon inimitié.

Et comme Joë se préparait à répondre, Francis l’arrêta :

— Cela suffit, plus de paroles, il est préférable d’agir.

Puis se tournant vers le patio, il fit entendre un sifflement modulé de certaine manière.

Dix secondes après, l’engagé Pierre paraissait.

Gairon l’appela du geste auprès de lui et lui désignant le groupe qui, entourant Massiliague, se rapprochait peu à peu de l’hôtel :

— Tu vois cet homme.

— Oui.

— Bien. Écoute donc.

Se penchant à l’oreille de Pierre, le Canadien lui parla à voix basse. Le visage de l’engagé s’éclaira, ses lèvres esquissèrent un sourire.

— C’est entendu, vous allez être obéi.

Sur ce, il s’éloigna précipitamment. Quant à Francis, il eut un dernier regard à l’adresse de Massiliague, tout proche maintenant, et avec un haussement d’épaules, un signe imperceptible à Sullivan, il rentra à son tour dans l’hôtel.

Le Yankee demeura seul à la porte du palais Iturbide :

— Au diable ces Canadiens et leurs scrupules, maugréa-t-il. Ils sont capables de laisser échapper le gibier.

Mais frappant du pied la mosaïque du dallage :

— Bah ! je m’en mêlerai… et à moi il n’échappera pas.

À cet instant même, les porteurs du héros du jour s’arrêtaient devant l’entrée du somptueux bâtiment.

— Vé, mes cailles, clama l’organe vibrant de Scipion. Posez-moi à terre. J’ai assez marché avec vos jambes. Champion de l’indépendance, je ne dois pas me plonger dans les douceurs d’un farniente ambulant. Capoue perdit Annibal… c’était, il est vrai, un simple Carthaginois, aujourd’hui on prononce Tunisien… Peut-être un Marseillais aurait résisté, mais cela n’est pas sûr ; donc ne tentons pas une expérience susceptible de compromettre le succès de nos efforts, la victoire définitive du Midi sur le Nord.

Viva el señor Massiliague ! rugit le peuple, tandis qu’on obéissait à l’injonction du Méridional.

— Oui, oui, mes brebis, reprit ce dernier, vive Massiliague ! vous ne pouvez imaginer une acclamation plus méritée. Vous voulez que je vive, moi aussi. Mais pour vivre, il faut manger, dormir. Donc je vais dîner, puis me coucher, car demain je commence cette existence de dangers, de fatigues, à laquelle je m’astreins avec plaisir pour vous. Rentrez à vos domiciles respectifs, embrassez vos épouses, couchez vos enfants après les avoir mouchés, et couchez-vous vous-mêmes. Bonne nuit, vous autres, n’ayez plus le cauchemar du Nord. Capdediou, le Nord, il est dans notre poche, un mouchoir par-dessus.

Et saluant la foule d’un geste large qui sembla balayer tout le ciel, Scipion s’enfonça majestueusement sous le vestibule, pendant que le peuple, au paroxysme de l’exaltation, rugissait des hourras, des vivats, des bravos, des souhaits de gloire et de félicité.

Le Marseillais avait su parler à l’âme des Mexicains. Telle était d’ailleurs l’autorité déjà acquise par lui, que dix minutes après son arrivée, les groupes s’étaient dispersés, chacun se dirigeant vers son logis, ainsi que l’avait ordonné le grand homme.

Quelques fanatiques restaient seuls en faction aux abords de l’hôtel Iturbide, plantons d’honneur volontaires de l’illustre Père de l’Indépendance.

Scipion, descendant de ces commerçants dont les vaisseaux sillonnent les mers, était le prototype rêvé du Marseillais. Colère comme un dindon, mais bon comme la bonté elle-même ; vantard et sincère, frivole et tenace, hâbleur mais brave, abondant en paroles, qui toujours dépassaient sa pensée, mais aussi abondant en actions qui parfois étaient en désaccord complet avec les mots prononcés par sa bouche, roublard et naïf, bon vivant, s’emportant sur un vocable, s’apaisant sur un fredon, ayant le rire et la larme faciles, considérant la vie comme une galéjade dont la fin est toujours un éclat d’hilarité, le brave garçon appartenait jusqu’au bout des ongles à ce midi artiste et vulgaire, indiscret et fraternel, que l’on aime pour ses qualités en déplorant ses défauts.

À cette heure, grisé par une journée de triomphe, assourdi d’acclamations, enroué à force de discours, il marchait avec une superbe assurance, haranguant tout bas une foule invisible que son imagination faisait grouiller autour de lui.

— Va bien, ma caillou, on va te leur en tresser des martinets à ceusses du Nord. Et tiens bon, passe-moi la trique. Tremble, septentrion !… Une bastide (maison de campagne aux environs de Marseille) s’est ouverte, donnant la liberté à un homme plus terrible que la tarasque[1]. Oui, plus terrible, vé, car la tarasque, elle a été vaincue, et moi, je me sens invincible !

Tout en monologuant avec de grands gestes, il avait gagné l’escalier conduisant à sa chambre. Soudain, il se heurta contre un homme debout au milieu d’un degré.

Le manteau de celui-ci, sans doute mal attaché, glissa à terre, et son propriétaire, regardant le Marseillais bien en face, lui jeta en pleine figure :

— Butor ! Ramasse cela et vite.

C’était l’engagé Pierre.

À ces paroles brutales, tombant en plein rêve de gloire, Scipion demeura une seconde interloqué :

— Quesaco ? balbutia-t-il.

— Ton langage rappelle celui des perroquets, reprit imperturbablement Pierre ; mais n’espère pas t’en tirer ainsi. Ramasse, je te dis, ou je cogne.

Massiliague hésita :

— J’appartiens à l’indépendance, murmura-t-il, je dois éviter les querelles particulières.

— Allons, dépêchons… s’écria l’engagé prenant son indécision pour l’effet de la couardise ; allons, ou tu vas voir ce que pèse le poing d’un Américain du Nord.

— Du Nord ? répéta le Marseillais transfiguré.

— Oui, du Nord !

— Eh ! ma colombe, il fallait le dire tout de suite… Je marche contre le Nord… un homme du Nord, c’est dans ma direction.

— Ramasse.

Scipion pouffa de rire :

— Fouille toutes tes poches, mon bon, fouille. Tu verras si tu y trouves un Marseillais qui ramasse.

Il n’avait pas achevé que le poing au chasseur s’abaissait avec une rapidité foudroyante : mais, prompt comme l’éclair, Massiliague arriva à la parade et avec une bonhomie pleine de pitié :

— Tu as tenté de frapper… tu seras le premier Nordiste qui mordra la poussière.

— Un duel ?

— Un petit duel, oui, mon amour.

— À la carabine ?

— Au canon, si tu veux.

— Demain matin ?

— Demain ?

Scipion se gratta l’oreille…

— Demain je dois prendre le train à sept heures… Soit, si tu es capable de te battre à six…

— Entendu ! Rendez-vous au Castillo de Chapultepec.

— Chapultepec, entendu !

Et le Marseillais reprit l’ascension de l’escalier.

Seulement, comme il arrivait au premier palier, il se rencontra nez à nez avec Francis Gairon, qui paraissait attendre.

Le Canadien salua.

Scipion lui rendit sa politesse.

— Pardon, monsieur, si je vous arrête, dit Francis de sa voix la plus caressante, mais j’ai cru entendre à l’Instant que vous vous déclariez ennemis des Américains du Nord. Je me suis trompé sans doute ?

Du coup, Massiliague se dressa sur ses ergots. Il était lancé : ayant un duel sur la planche, que lui importait d’en avoir plusieurs ? Aussi il répliqua du tac au tac :

— Pas du tout, monsieur, J’ai les Nordistes en horreur… Cela vous offusque ?

— Énormément.

— Vous souhaitez peut-être une rencontre ?

— J’allais le dire.

— En ce cas, monsieur, c’est convenu. J’ai déjà un duel demain matin, à six heures, au Castillo (mont) de Chapultepec ; si vous voulez bien vous y promener à six heures et quart, j’aurai expédié mon premier adversaire, et je serai tout à votre disposition pour vous diriger vers un monde meilleur.

Gairon s’inclina, et, sans plus s’occuper de lui, Massiliague se dirigea vers sa chambre.

À peine eut-il disparu, que Joë Sullivan sortit de l’ombre d’un couloir, tel un diable jaillissant d’une boîte.

— Très bien, mon brave Francis, dit-il, très bien. Dès l’instant où cet homme consent à se placer en face de votre carabine et de celle de Pierre…

— Il est mort, monsieur Joë.

— J’en suis certain.

Le Yankee riait en prononçant ces derniers mots. Le chasseur lui saisit le bras :

— Ne riez pas, ne riez pas. Le combat, sera loyal, c’est vrai, mais le diable m’emporte si jamais rencontre m’a été aussi désagréable.

— Vous dites ?

— Qu’à l’ordinaire, nous, chasseurs, frappons des créatures humaines seulement pour nous défendre.

— Eh bien ?

— C’est la première fois que je verserai le sang pour de l’argent… et pour faire honneur à la parole que je vous ai donnée, acheva le Canadien avec effort… Cela me produit un singulier effet, et j’aime mieux que l’on ne tourne pas l’aventure en plaisanterie.

Et, tournant le dos au Yankee, Francis descendit l’escalier, au bas duquel Pierre, les mains dans ses poches, sifflotait une ballade indienne.

Sullivan le suivit des yeux.

— Imbécile, grommela-t-il entre ses dents. Ce rustre agite des cas de conscience. Où la délicatesse va-t-elle se nicher ? Va toujours sur le terrain, bison de Québec[2], je serai au Castillo de Chapultepec… avec une excellente carabine encore… Une balle dans le dos couche un homme à terre aussi proprement qu’un lingot de plomb en pleine poitrine. La fin justifie les moyens. Le guet-apens est louable… quand il sert les U. S. A. ! (abréviation de United States America — États-Unis américains).

Cependant, Massiliague, une fois rentré dans sa chambre, se débarbouillait, se parfumait, débarrassant sa personne et ses vêtements de la poussière recueillie durant sa marche triomphale.

Ces soins de propreté pris, il se rendit à la salle à manger, dîna de grand appétit, goûta aux trois boissons nationales du Mexique : le pulque d’un blanc laiteux extrait de l’aloès ; le cotouche à la teinte brune, tiré du fruit du nopal ou tuna ; le charape aux tons écarlates, suc fermenté des goyaves. Après cette expérience scientifico-biberonne, il remonta chez lui, fuma un cigare de tabac mexicain, aussi parfumé, aussi parfait que celui de la Havane, sonna un garçon, lui recommanda de le réveiller vers quatre heures et demie du matin, et enfin se coucha. À peine dans les draps, il dormait d’un sommeil paisible. Les agitations de la journée n’avaient laissé aucune trace sur cet étonnant tempérament provençal. Quant aux périls de l’avenir, évidemment Massiliague les considérait comme quantités négligeables,

Fidèle à sa consigne, le garçon le secouait à quatre heures et demie sonnant.

— Bagasse ! s’écria Scipion en ouvrant les yeux, un tremblement de terre.

— Non, señor, répondit le domestique, c’est votre serviteur…

— Qui me tarabuste comme un voleur. Vé, mon gros, tu as de la poigne !

— Pour obéir à Votre Seigneurie.

Le Marseillais daigna sourire :

— Ma Seigneurie ne t’avait pas ordonné de pousser si fort.

— Elle dormait si profondément que depuis quatre heures et demie, depuis cinq minutes…

Scipion jeta un coup d’œil, sur la pendule et bondit hors du lit :

— Quatre heures trente-cinq ; ces rapetasses d’horloges, ça retarde quand on veille, et ça prend le mors aux dents lorsque l’on dort. Vite, ma barbe.

Avec une rapidité merveilleuse, sans que sa langue demeurât inactive un seul instant, Massiliague se rasa, s’habilla, vérifia l’état de sa carabine, complément obligé de tout costume de voyage en Amérique, glissa quelques cartouches dans sa poche, sangla ses reins de la ceinture de cuir contenant son argent et, d’un ton satisfait :

— Cinq heures vingt. Une volante (voiture) et du leste. Je solde mon addition pendant ce temps.

Trois minutes plus tard, il gesticulait dans le bureau de l’hôtel Iturbide, affolait le comptable, ordonnait de porter sa valise-portemanteau à la gare, pour le train de sept heures, payait sa note et sortait enfin au moment juste où une volante, hélée par le garçon de chambre, stoppait devant le portail.

Léger comme un sylphe, Scipion sauta dans le véhicule, jeta au volantero (cocher) cette adresse :

— Castillo de Chapultepec.

L’automédon, ravi de promener le « Champion de l’indépendance », dont le bruyant incognito venait d’être trahi par les vivats de quelques promeneurs matineux, fit claquer son fouet et la voiture partit bon train.

Elle gagna la Plaza Mayor, Massiliague adressa un petit salut amical à la cathédrale d’où il était sorti, la veille, sur les épaules d’une population délirante, eut une moue dédaigneuse pour le Palais National qui abrite la Présidence et les Ministères de la République fédérale du Mexique, regarda curieusement le Sagrario, la Casa di Cabildo, siège de la municipalité ; le Monte Pio, palais où résida le conquistador Cortez.

Puis la volante s’engagea dans la calle de Plateros, que prolonge la calle de San Francisco, large avenue longue d’un kilomètre, éclairée à l’électricité, bordée de magasins luxueux, la plupart tenus par des Français. Elle contourna ensuite les jardins de l’Alameda et gagna ainsi la superbe calsada de la Reforma, superbe avenue créée par l’infortuné Maximilien et qui relie l’Alameda au Castillo de Chapultepec (montagne de la Cigale) au sommet duquel est installé le Colegio militar (École militaire).

Entre les eucalyptus plantés sur la calsada, Scipion était emporté par le trot du cheval ; il franchissait les ronds-points, ayant des clignements d’yeux familiers pour les statues qui s’y dressent : celles de la Liberté, de Christophe Colomb et de Charles IV à cheval, en tenue d’empereur romain.

Enfin la volante s’arrêta à la base du bloc porphyrique du Castillo.

Le Marseillais enjoignit à son conducteur de l’ attendre, et, la carabine en bandoulière, fredonnant un air pas du tout mélancolique, il s’enfonça dans les allées du parc qui couvre les pentes de la célèbre colline.

Des fleurs aux dimensions inconnues en Europe, des arbres ahuehuete, aux troncs noueux mesurant quinze mètres de circonférence, dressaient leurs frondaisons jusqu’à cinquante mètres de haut.

— Mâtin, plaisanta le promeneur, voilà des petites cannes d’entraînement.

Et par réflexion :

— C’est égal, j’aime mieux les environs de Marseille… Il n’y a pas de plantes de cet acabit, mais on a plus de soleil.

En effet, ces géants végétaux versaient sur le sol une ombre épaisse, humide, où l’on se sentait mal à l’aise, où l’air semblait plus lourd.

Au bout de quelques instants, Scipion déboucha dans un carrefour spacieux.

— Je m’arrête ici, pécaïre… Mes adversaires me retrouveront, je pense.

Il consulta sa montre :

— Cinq heures cinquante… Premier rendez-vous à six heures. J’ai dix minutes, le temps de m’offrir un cigare.

S’asseyant sur l’herbe, le digne Marseillais posa sa carabine à terre, tira son étui de sa poche, y choisit un cigarro, l’alluma et envoya voluptueusement la fumée odorante vers le ciel.

Jamais on ne vit duelliste aussi parfaitement indifférent, à l’instant précis où il allait falloir en découdre.

Tout absorbé par son agréable occupation, le fumeur n’aperçut point un groupe de six personnes qui parurent à l’angle de l’une des avenues s’ouvrant sur le carrefour et s’arrêtèrent à sa vue.

Francis et Pierre étaient les premiers. Ils considérèrent Scipion, échangèrent un regard. Puis Gairon, d’une voix légère comme un souffle, murmura :

— Décidément ce bavard est un brave.

— Un brave, répondit l’engagé.

Le qualificatif avait une réelle valeur, sortant de la bouche des chasseurs, coureurs des prairies verdoyantes du Far-West ou des steppes glacés du Dominion canadien. Accoutumés à braver les dangers provenant de la nature ou des hommes, intempéries du climat, hostilité des Indiens et des fauves, les deux géants blonds n’appréciaient rien autant que la vaillance. En la reconnaissant chez celui qu’un engagement en forme les contraignait de supprimer, ils ressentirent pour lui une réelle sympathie, qui se traduisit par cette réflexion de Francis :

— Dommage de le tuer.

— Oui, dommage, fit Pierre en écho.

— Mais impossible de le ménager.

— Impossible. Sa peau ou la nôtre.

— Les termes de notre contrat sont formels.

— Formels.

Et tous deux courbèrent le front.

Ils se revoyaient, quatre mois auparavant, se reposant dans la maison, fruit de leurs bénéfices, dont le jardin se reflétait sur les eaux bleues du lac Ontario. Après une campagne laborieuse, qui les avait conduits jusqu’aux abords du Klondyke où ils avaient eu maille à partir avec les Indiens Têtes-Plates, ils comptaient, ayant bien vendu leurs fourrures, vivre une saison d’oisiveté, de doux farniente,

Les circonstances en avaient décidé autrement.

Un soir qu’ils devisaient paisiblement, on frappa rudement à leur porte. C’était Joë Sullivan, homme considérable par le nombre de ses dollars, directeur du service de la surveillance secrète des frontières, persona grata auprès du gouvernement des États-Unis.

— Francis Gairon ? demanda-t-il.

— C’est moi, gentleman, répondit le chasseur en avançant un siège au visiteur.

Celui-ci s’assit et sans préambule :

— Combien te rapporte une campagne de chasse ?

— Cela dépend. Tantôt plus, tantôt moins.

— Naturellement. Aussi je n’exige pas un chiffre exact. Apprends-moi seulement ce que vaut pour toi en moyenne ton périlleux métier.

— Oh ! cela est facile. Bon an, mal an, quand nous avons payé cartouches, trappes, armes, provisions, frais de transport des pelleteries, nous revenons ici avec cinq cents dollars, dont les trois quarts pour moi, le quart restant appartenant à mon engagé Pierre.

— Bon. Alors si je vous proposais d’être sous mes ordres durant une année, d’être défrayés de tout et de palper deux mille dollars…

— Deux mille ? s’exclamèrent les chasseurs.

— Acceptez-vous.

Les Canadiens avaient hésité.

— Oh ! insinua Joë, vous aurez moins de peine que dans vos expéditions habituelles.

— Encore, que faudra-t-il faire ?

— Servir une noble cause, ne questionnez pas davantage, il m’est interdit de m’expliquer maintenant. Vous saurez tout, à l’heure fixée par ceux à qui je me suis moi-même engagé corps et âme. Acceptez-vous ?

— Soit !

— Alors, signez ce contrat.

Et l’Américain avait déployé sur la table une feuille de papier portant la formule habituelle des engagements de chasseurs. Les blancs remplis, les signatures apposées, Sullivan avait lu à haute voix :

« Cottage Francis Gairon, près Toronto (Ontario.)

« Je soussigné déclare m’engager pour un an, à compter dudit jour, sous les ordres de sir Joë Sullivan, aux appointements de deux mille dollars net, tous frais payés.
----« Je lui devrai obéissance. Mon temps, ma carabine lui appartiendront. Pierre, mon compagnon ordinaire, me suivra et partagera, selon la coutume, les profits de la campagne.
----« En foi de quoi, j’ai signé, reconnaissant que toute infraction au présent acte serait forfaiture.

« Signé : Francis Gairon. »

Au-dessous Pierre avait ajouté :

« Approuvé l’écriture ci-dessus.
« Signé : Pierre. »------

Voilà comment les Canadiens avaient été amenés à quitter leur logis, à gagner par mer la Vera-Cruz (vraie croix), le grand port mexicain, et, de là, à se rendre par voie ferrée à Mexico, où leur « maître » leur avait enfin dévoilé ses projets.

En braves gens, ils avaient regretté d’être entraînés dans l’aventure ; mais aveuglés par un point d’honneur étroit, ils avaient jugé qu’il ne leur était pas permis de se dégager.

À cette heure encore, s’ils déploraient de se rencontrer avec Scipion, que leur habileté professionnelle à la carabine leur faisait considérer comme mort, il ne leur venait pas à l’idée d’éviter cette sanglante solution.

Cependant ils hésitaient à trahir leur présence. Pour sortir de cette situation embarrassante, Francis toussa fortement.

Au bruit, Massiliague dressa la tête, aperçut ses adversaires et se levant d’un bond, sans lâcher son cigare :

— Salut, messieurs, dit-il avec une inclination un peu théâtrale. Salut, je vous attendais. Nous commencerons la partie quand il vous plaira.

Par ma foi, les duellistes du Pré-au-Clercs, de la place des Vosges, chevau-légers ou mousquetaires, n’auraient désavoué ni l’attitude, ni l’intonation du Marseillais.

Francis fut frappé de l’insouciance de ce jeune homme qui, selon toute apparence, allait mourir, et sa voix s’adoucit pour répondre :

— Oh ! monsieur, je ne suis que le deuxième de vos adversaires ; permettez-moi donc de mettre à votre disposition mes témoins, car vous me semblez n’en pas avoir.

Il désignait quatre personnages qui avaient fait halte à quelques pas de lui et de son engagé.

Scipion salua derechef :

— J’accepte volontiers, d’autant plus que, vu ma popularité dans la population, il m’eût été impossible, vé, de réclamer l’assistance de deux citoyens mexicanos sans ameuter le peuple.

Gairon s’adressant alors aux témoins :

— Messieurs, vous voudrez bien prendre en mains les intérêts du señor Massiliague ; à dater de ce moment, vous êtes les directeurs du combat.

Le quatuor se forma en cercle et entra en conférence, tandis que les adversaires chargeaient soigneusement leurs carabines.

À ce moment, un des buissons répandus autour de la clairière s’agita doucement bien qu’il n’y eût pas de vent. Les branches furent écartées avec précaution, démasquant le visage de Joë Sullivan.

L’Américain, fixa un regard ardent sur Scipion. Il murmura :

— Moi aussi j’ai mon fusil. Pierre ne se doute pas du service que je vais lui rendre. En duel, on ne sait jamais… Le dernier des gachupinos peut abattre le chasseur des prairies le plus adroit. Il est plus sûr d’attaquer l’ennemi qui tourne le dos.

Puis les branches reprirent leur position primitive, cachant de nouveau le perfide Yankee.

Les témoins achevaient d’ailleurs de régler les conditions du combat ; Massiliague et Pierre se placeraient, face aux buissons, à deux extrémités opposées de la clairière. À un signal donné, ils s’enfonceraient dans le taillis, droit devant eux. Un second signal les avertirait qu’ils devaient s’arrêter. À partir de ce moment, ils se chercheraient sous bois et feraient feu l’un sur l’autre dès qu’ils s’apercevraient. Le nombre des balles à échanger était illimité, puisque l’un des deux devait rester sur le carreau.

C’était le duel à l’américaine classique.

Scipion écouta tout cela avec une satisfaction évidente :

— Bagasse… tout ce qu’il y a de plus amusant, déclara-t-il… les chasseurs de casquettes[3] se pâmeraient d’aise… Du gibier à deux pattes… Pécaïre, je suis aux anges en Amérique… je vais finir par aimer la vie.

Avec sa belle confiance habituelle, il oubliait que lui-même allait jouer ce rôle de « gibier bipède », qu’il attribuait seulement à son partenaire.

— En place, señores, prononça gravement le premier témoin.

Dociles, Pierre et Scipion se dirigèrent vers la lisière du carrefour.

Mais ni l’un ni l’autre n’arrivèrent aux premiers buissons. Par toutes les avenues débouchèrent soudain des groupes hurlants.

Les uns entourèrent Massiliague avec des rugissements d’allégresse, les autres se ruèrent sur les chasseurs. D’autres enfin traînaient jusqu’au centre de la clairière l’Américain Joë qu’ils avaient surpris dans sa cachette.

Et les cris se croisaient :

La muerte ! la muerte (la mort) ! Longa vita all’ illustro Massiliague !

Tous comprirent. Le peuple mexicain avait été avisé du danger qui menaçait son idole et était accouru pour défendre le Français.

En réalité, les allées et venues des Canadiens et de Scipion, au sortir de l’hôtel Iturbide, avaient attiré l’attention des quelques exaltés qui toute la nuit s’étaient succédé là, stationnant autour de la demeure du grand homme, avec l’espoir de l’apercevoir. Ceux-ci avaient répandu la nouvelle que le « champion » vidait une affaire d’honneur. On juge de l’effet.

Quoi ! des hommes osaient attaquer le Père de l’Indépendance ! Bien certainement, ce devaient être des Nordistes, désireux d’empêcher le noble Français de remplir sa mission. Dans l’espèce, l’imagination populaire était près de la vérité. Une foule irritée avait alors parcouru la Calle de Plateros, l’Alameda, la calsada de la Reforma, se grossissant en route de tous les passants. À présent elle emplissait la clairière.

Scipion se débattait, à demi étouffé par des admirateurs frénétiques. Tout à coup, il eut une exclamation.

— Té ! Qu’est cela ?

Il désignait des hommes qui, juchés sur les premières branches d’un ahuehuete, y fixaient des cordes.

— Des amis, repartit un mulato, des amis qui préparent ta vengeance.

— Ma vengeance !

— Parfaitement ! Nous allons pendre les misérables auteurs de l’attentat dont tes jours précieux étaient menacés.

— Troundelair… pendre ces gentlemen ; mais je ne veux pas de ça, glapit Massiliague.

Des pieds, des poings, des coudes, il se fraya passage à travers la cohue, parvint jusqu’à l’endroit où adversaires et témoins, ficelés, ligotés, gisaient sur le sol, entourés par un cercle menaçant.

Arrachant la navaja (couteau) à la ceinture de l’un des assaillants, il trancha les liens des captifs et se plantant en face des Mexicains déconcertés :

— Que vous faites donc ? Pécaïre ! On ficelle mes amis comme des saucissons d’Arles ! Eh ! tandis que Vous y êtes, pitchouns, pourquoi ne pas les rouler dans du papier d’argent ? Per lou diable ! Vous êtes toqués et l’on devrait vous enfermer au lazaret de quarantaine !

Cette intervention inattendue fit l’effet d’un coup de théâtre.

Les prisonniers, qui déjà se croyaient pendus, les assaillants émus par la mercuriale, troublés à la pensée qu’ils s’étaient trompés, demeuraient immobiles en face du fougueux Marseillais.

Celui-ci profita de son avantage :

— Ces señores, dit-il, m’expliquaient les finesses du duel américain. Nul ne peut prévoir l’avenir, pas vrai ? Donc je voulais savoir. Et vous bousculez, vous houspillez ces dignes caballeros, sans seulement vous informer. Mes cailles, votre élan est louable, il fleure le dévouement ; mais, té, se dévouer est bon, raisonner est mieux.

L’assemblée écoutait muette et consternée.

— Six heures et demie, reprit Massiliague, j’ai juste le temps de me rendre à la gare. Ces señores m’accompagneront. Pour vous, Mexicanos amigos, je vous remercie de votre affection et vous pardonne votre bévue.

Des clameurs reconnaissantes montèrent vers le ciel, tandis que le héros descendait majestueusement la pente du Castillo, suivi de ses adversaires de tout à l’heure et de leurs seconds.

Joë Sullivan marchait, l’œil dur, les dents serrées, furieux de n’avoir pu mettre à exécution ses projets d’assassinat.

Les témoins se félicitaient d’avoir échappé au danger.

Pour Francis et Pierre, leurs traits reflétaient une émotion pénible. Les chasseurs étaient touchés de la générosité de Scipion. Cet étranger que, sans raison valable, ils avaient provoqué, qu’ils désiraient rayer du nombre des vivants, cet étranger les sauvait simplement, sans phrases, sans paraître se douter qu’il pratiquait la plus haute des vertus : le pardon.

Cependant on atteignit le bas du coteau. Derrière la volante de Massiliague, deux autres véhicules stationnaient. C’étaient ceux qui avaient amené les Canadiens et leurs compagnons.

Scipion entraîna Joë et les chasseurs vers sa voiture :

— Montez, dit-il, vous me conduirez à la gare. De la sorte, mes enragés gardes du corps n’auront plus le soupçon à l’âme et vous ne risquerez pas de recevoir une navaja entre les côtes.

Son accent, en parlant ainsi, était caressant, hospitalier, fraternel.

Pour toute réponse, les Canadiens, et le Yankee prirent place dans le véhicule.

Bizarre était la situation. Celui qu’ils avaient pensé, mener au trépas sans difficulté, presque en se jouant, celui-là, par un brusque retour des événements, les protégeait, les défendait, leur permettait de vivre.

Il leur apparaissait grandi de tout ce dont eux-mêmes se sentaient rapetissés.

Aussi, sur la face ouverte des chasseurs se lisait un étonnement attendri, presque sympathique, tandis que les traits accusés du Yankee exprimaient une sourde colère.

L’esprit généreux des Canadiens inclinait vers la reconnaissance, l’âme fourbe de Sullivan était ulcérée par le service rendu.

Mais Scipion prenait place auprès de ses protégés.

Et soudain une fanfare lança aux échos les premières notes de l’Adelante, por la Virgen de Guadalupe (En avant, pour la vierge de Guadalupe)[4], ce chant national, aux accents duquel les Mestizos marchaient naguère contre les Espagnols.

Une musique, rassemblée en hâte, se mettait en marche, précédant les voitures. Il était écrit que, jusqu’à son départ, Massiliague serait bercé par les ovations populaires.

Des señores, à cheval, se formèrent en escadron serré autour des volantes, et le cortège partit au grand trot, salué par les acclamations de la foule.

— Bien… dît alors Scipion en regardant ses compagnons. À présent vous êtes tirés d’affaire. Dioubiban ! J’ai eu peur pour vous.

Francis allait parler, Joë le prévint :

— Vous allez sans doute nous demander de la gratitude, I guess.

— Moi, fit le Marseillais surpris, je ne vous demande rien… pas même l’heure qu’il est.

— Vous agissez prudemment, car je ne suis pas dupe de cette comédie.

— Comédie, bagasse… un peu plus, c’était un drame.

— Préparé par vous.

À ces mots, Scipion ouvrit des yeux énormes :

— J’avoue que je ne comprends goutte…

— Vous ne voulez pas comprendre plutôt, reprit le Yankee d’un ton agressif. Peu importe, d’ailleurs, je suis toujours prêt aux explications. Et plantant un regard aigu dans les yeux de son interlocuteur :

— On a deux duels… on a peur…

— Peur, gronda le Méridional commençant à deviner vers quel but tendait Sullivan.

— Parfaitement. On ne veut pas présenter des excuses… Alors on prévient les gendarmes, ou, ce qui est la même chose, la population de Mexico.

Il n’avait pas achevé que Scipion se dressait. La face joviale du joyeux garçon s’était contractée, une pâleur intense couvrait ses joues tremblotantes. Comme un ressort ses bras se détendirent et ses doigts saisirent l’Américain à la gorge, tandis que ses lèvres s’ouvraient avec effort pour laisser passer ce mot haleté, comme déchiré par les dents serrées :

— Misérable !

Un murmure s’éleva dans l’escorte. Des navajas brillèrent au poing des cavaliers.

Scipion les vit. S’il n’apaisait l’orage, ses enthousiastes gardes du corps allaient, poignarder celui qui avait motivé son courroux.

Par une volonté sublime, il ramena le rire sur ses lèvres, piqua dans son regard une flamme hilare et se tenant les côtes :

— Eh là, ma caillou, rentre tes petits couteaux, mon bon. Je ne dispute pas le señor, je lui esplique une chose. Tu t’es trompé, mes braves, on est bons amis.

Les navajas disparurent :

Alors Scipion se retourna vers Joë, et riant aux éclats pour donner le change aux Mexicains :

— Ha ! ha ! ha ! Mon petit… tu penses que Massiliague a pur (peur). Eh bien… je t’épargne, moi, pour la seconde fois…, mais tu vas me suivre à la gare, toi et tes compagnons, vous prendrez le train avec moi… À la première station, nous descendons… et, troun de l’air, on se bat jusqu’à extinction… Ha ! Ha ! ha ! ha !

— Mais, hasarda le Yankee…

— Pas de mais, ni de si, ni de car, je te paie ta place en première, en sleeping, en ce que tu voudras… Ha ! ha ! ha ! Accepte ou je te livre à ces señores qui désirent te mettre en capilotade.

— Soit, consentit son interlocuteur avec un mauvais regard.

Accentuant encore son hilarité, Scipion s’adressa aux Canadiens :

— Et vous deusses, c’est convenu aussi ?

Les chasseurs restaient silencieux, lis s’entre-regardaient avec une étrange indécision.

— Eh bien ? interrogea nerveusement Massiliague.

— Nous vous accompagnerons, répliqua vivement Francis.

« Nous assisterons en qualité de témoins à votre combat, mais nous ne serons pas de vos adversaires.

— Vé… et pourquoi ?… Quand il y en a pour un, il y en a pour trois.

Gairon hocha gravement la tête :

— Nous ne donnerons pas suite à nos projets de duel, parce que nous avons eu tort de vous provoquer, et que Pierre et moi, nous vous prions de recevoir nos excuses.

— Oui, nos excuses, répéta l’engagé, d’une voix étranglée.

Sullivan avait eu un brusque mouvement Francis le contint du geste :

— Señor Massiliague, continua-t-il, nous sommes certains que vous êtes brave, que vous n’avez prévenu personne de notre promenade au Castillo de Chapultepec… Dès lors, pouvant nous laisser pendre, vous nous avez sauvé la vie… L’honneur nous obligeait à vous provoquer… maintenant l’honneur nous oblige à considérer votre existence comme sacrée. Jamais plus, nos armes ne vous menaceront.

Le courroux du Marseillais tomba aussitôt :

— Vé, s’écria-t-il. Voilà parler en brave homme. Touchez-moi la main, s’il vous plaît.

Et comme le chasseur hésitait :

— Touchez, je vous dis. À Marseille, nous sommes des foudres de guerre, mais pas de rancune.

Il fredonna :

Allons donc, allons donc,
Déride, déride ;
Allons donc, allons donc,
Déride-toi, mon bon.

Puis sa main se tendit avec une telle cordialité que ni Gairon, ni Pierre ne se sentirent la force de résister. En une étreinte sympathique se nouèrent les doigts des trois hommes si bien faits pour s’entendre.

Mais on arrivait à la gare. L’horloge, dont le cadran dessinait sa circonférence au milieu de la façade, marquait sept heures moins cinq.

— Je prends les billets, s’écria Scipion, réglez les « volantes ».

D’un bond, il fut à bas de la voiture et s’engouffra sous le hall vitré.

Dans son empressement, il faillit renverser un flâneur qui le regarda s’éloigner avec une stupéfaction visible. C’était le señor Bartolomeo Villagran.

— Oh ! oh ! les pressentiments du digne señor Sullivan ne se sont pas réalisés, grommela le sénateur. Le champion se porte à merveille et…

Une légère exclamation coupa sa phrase.

Encadrés par les caballeros qui les avaient escortés, Joë, Francis et Pierre venaient de se montrer.

À la vue de Bartolomeo, les Mexicains éclatèrent en vivats. Pour lui, tout en saluant, il se glissa auprès du Yankee :

— Señor, dit-il, dans la séance de nuit du Sénat, je me suis fait désigner comme compagnon d’honneur de l’illustre Massiliague. J’espérais ne pas partir…

— Il faut que vous partiez au contraire, répliqua vivement Joë… Cet homme est condamné, soyez-en certain… Il est bon que vous soyez auprès de lui pour bénéficier de l’entreprise. Mais silence… nous causerons plus tard…

Et changeant de ton :

— Quelle est la première gare où stationnera le convoi ?

— À Aguascalientes (Sources chaudes) ; trois heures d’arrêt.

— C’est là qu’il rendra l’âme.

— Hé ! vous autres, de ce côté, clama une voix de stentor.

Agitant les bras au bout desquels se balançait sa valise, Scipion se dépensait en signes énergiques à l’autre extrémité du hall.

Tous coururent à lui. Sur ses talons ils gagnèrent le quai, grimpèrent dans le wagon réservé au « champion » par la gracieuseté de la Compagnie.

L’escorte, la fanfare, le peuple, les piétons, ayant enfin rejoint les cavaliers, avaient suivi religieusement les voyageurs et s’étaient massés sur le quai, emplissant la gare de clameurs éperdues.

Soudain, il se fit un grand silence. Le chef de quai venait de donner le signal du départ.

La machine siffla et le convoi s’ébranla lentement, tandis que les vivats redoublaient et que la fanfare, cuivres, bois, tambours, grosse caisse, sonnait, frappait, soufflait, à tour de bras, à tour d’haleine en l’honneur du Marseillais, Adelante por la Virgen de Guadalupe.

Scipion Massiliague commençait la périlleuse expédition dans laquelle il s’était engagé avec son admirable insouciance provençale.

Debout dans le wagon, le corps à demi hors de la portière, il agitait son chapeau, son mouchoir, clamant :

— Adieu, pitchouns, adieu, mes colombes… que votre santé, elle vaille la mienne. Le diable pour tous et le bon Dieu pour moi… Adieu !

Quand essoufflé, congestionné, il se décida à quitter la portière, Mexico n’était plus qu’un point à l’horizon, et les vigilantes (aiguilleurs) seuls pouvaient voir passer le train qui emportait le grand homme.

C’est ainsi que Scipion Massiliague entra dans l’inconnu.

À Aguascalientes, utilisant le stationnement de trois heures imposé aux voyageurs, il se rendit avec ses compagnons dans l’une des étroites vallées qui environnent les sources thermales auxquelles l’endroit doit son nom et sa fortune.

Là, il échangea, deux balles de revolver avec Joë et laissa celui-ci un bras en écharpe.

Puis il continua sa route vers Chilhuahua, ayant seulement auprès de lui le sénateur Villagran qui, très refroidi par les échecs successifs de Sullivan, éprouvait un vague remords d’avoir songé à trahir le Marseillais.

Aussi le couvrait-il d’épithètes louangeuses, usant toutes les métaphores, toutes les fleurs de la rhétorique espagnole ; mais il avait beau faire, Massiliague, désireux de démontrer que la rhétorique marseillaise est la première rhétorique du monde, trouvait toujours plus fort, plus emphatique que lui.

Et quand le Mexicain découragé déclara :

— Noble señor, tu triomphes partout, même dans les joutes oratoires.

— Pas étonnant, répondit Scipion avec une superbe naïveté, le beurre de Marseille, c’est l’huile d’olives… et c’est d’huile de Provence que les anciens oignaient les membres des lutteurs, afin de les rendre plus forts.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que le Champion filait vers le Nord à toute vapeur, Sullivan rentrait piteusement à Aguascalientes.

Sa blessure physique était légère, une balle dans le gras du bras ; mais la plaie morale était profonde.

Il avait été honteusement vaincu par cet ennemi que son outrecuidance yankee lui faisait mépriser. Vaincu en adresse, en courage, en générosité, en tout. Inutile d’ajouter que cette constatation le mettait d’une humeur de dogue.

Tant et si bien qu’il éprouva le besoin de quereller Francis.

— Parbleu, dit-il, l’aventure est bouffonne, et je rirai bien quand on me parlera encore de l’habileté des chasseurs du Far-West canadien.

L’interpellé haussa philosophiquement les épaules :

— Pas plus que les autres, les chasseurs ne lisent dans l’avenir.

— Ce qui veut dire ?

— Qu’en m’engageant sous vos ordres, je ne pouvais prévoir que ma vie serait entre les mains de celui dont vous parlez et qu’il l’épargnerait.

Le Yankee ricana :

— Vous y tenez beaucoup à la vie ?

— Non, monsieur Sullivan. L’homme, qui passe de longs jours dans les solitudes, s’aperçoit que la vie est chose fragile qu’un souffle de vent éteint comme une bougie ; mais, en somme, nul ne doit souhaiter, se présenter devant la mort avant l’instant fixé par le destin. C’est pourquoi il faut être reconnaissant envers qui ne brise pas le fil de vos jours.

— Alors, vous ne marcherez plus contre ce Massiliague ?

— Pardonnez-moi, j’ai signé un papier, et jusqu’à expiration de l’année, c’est-à-dire pendant huit mois encore, je vous dois obéissance. Il m’est impossible désormais de songer à immoler le Français ; mais si vous vous contentiez de le prendre, de le faire enfermer dans l’un des forts de la frontière américaine, jusqu’au jour où le Gorgerin des Incas-Atzecs serait en votre possession, je serais tout à vous, heureux, de concilier ainsi les devoirs différents qui m’ont été créés par les événements.

Un éclair moqueur passa dans les yeux de Joë.

— Et vous vous offririez à la Mestiza pour chercher avec elle le joyau indien ?

Un nuage couvrit le front du Canadien ; cependant il répondit d’une voix ferme :

— Oui, monsieur Sullivan, car notre acte vous donne le droit d’exiger cela de moi, et rien ne peut me délier de ma promesse.

— Eh bien je n’en demande pas davantage, mon brave Francis. Demain, nous quitterons Aguascalientes.

— À votre volonté.

— Le chemin de fer nous conduira à Mapimi. Là, quittant la ligne de Mexico-San-Francisco, nous bifurquerons sur celle de Mapimi-Nouvelle-Orléans que nous quitterons à la frontière mexicaine.

— À Fuentès ?

— Ou aux environs… De la sorte, nous parviendrons à l’hacienda de San Vicente avant notre ridicule Marseillais.

Le Canadien inclina ta tête en signe d’assentiment et, pensif, suivit celui qui, de par sa signature, librement apposée au bas d’un papier, était, suivant la loyale appréciation des chasseurs, son maître pour une année, dont un tiers écoulé à peine.

  1. Dragon fabuleux des légendes provençales.
  2. Terme de mépris que les Américains des États-Unis emploient volontiers à l’égard des Canadiens.
  3. En Provence, le gibier est rare, et cependant les Provençaux ont la passion innée de la chasse. Pour se satisfaire, ils ont inventé la chasse aux casquettes. Le dimanche, on se rend à la campagne avec des casquettes ad hoc. On les lance en l’air et on les fusille impitoyablement. Le vainqueur, le roi de la chasse, est celui dont la casquette ressemble le plus à une écumoire.
  4. La Vierge de Guadalupe, pèlerinage situé à quatre kilomètres de Mexico, est la patronne du Mexique.