Massiliague de Marseille/p1/ch01

Éditions Jules Tallandier (p. 7-17).


PREMIÈRE PARTIE



I

LE CLUB DE LA MORT UTILE


Aussi spacieuse que la place de la Concorde, à Paris, la Plaza Mayor de Mexico regorgeait de monde. Dans le grand jardin d’Eucalyptus (création du malheureux empereur Maximilien), parsemé de fontaines et de statues, qui en occupe le centre et se nomme le Zocalo, devant les chaînes enfermant le Paseo de las Cadenas, square exquis planté autour de la cathédrale (construite par Cortez, sur les ruines du Teocali atzeque) et de l’église du Sagrario, à la façade en pierre rose fouillée comme un ouvrage d’orfèvrerie du seizième siècle, une foule bruyante, bariolée, se pressait, s’écrasait, allant battre de sa houle les murailles du Palais National, résidence du Président de la République Mexicaine, s’engouffrant sous les portales, portiques analogues à ceux de la rue de Rivoli, qui occupent deux côtés de la place.

Cette cohue refluait dans la magnifique rue Cinco de Mayo, large artère reliant la Plaza Mayor au théâtre de l’Opéra. Tous les échantillons des populations des Amériques Centrale et Méridionale semblaient s’être donné rendez-vous dans la capitale du Mexique. Brésiliens, Argentins, Chiliens, Péruviens, Ecuadoriens, Boliviens, Vénézuéliens, Colombiens, Costariciens, Guatémaltèques, etc., etc., blancs, créoles, métis, quarterons, sambos, discouraient, discutaient dans tous les patois dérivés de l’espagnol ou du portugais. Et c’étaient de grands gestes, des éclats de voix, des syllabes gutturales lancées connue des détonations. On eût dit qu’un vent de délire passait sur cet immense concours de peuple. Quel objet pouvait émouvoir à ce point ces gens de nationalités diverses ?

Sous le Portal dos Mercaderes (Portique des Marchands), quatre hommes ne partageaient pas l’animation générale. Ils causaient à voix basse, et leur calme contrastait avec l’exubérance de ceux qui les entouraient.

Deux de ces personnages étaient blonds, de haute stature, solidement musclés, offrant les caractères ethnographiques des Américains du Canada ; ils portaient la blouse de chasse, la culotte bouffante serrée dans des guêtres de cuir. Seuls les galons cerclant leurs sombreros (chapeaux mexicains pointus et à larges bords), d’argent chez l’un, de laine chez l’autre, indiquaient la différence de leur condition. Le premier, en effet, Francis Gairon, chasseur de fourrures, réputé de Québec à l’Alaska, commandait au second, son compagnon de fatigues, son engagé, selon l’expression usitée, lequel répondait au simple prénom de Pierre.

Même inégalité entre les deux, individus voisins des chasseurs. Ceux-ci moins grands, plus ramassés, avaient le type bâtard, mi-anglais, mi-allemand, qui tend à se généraliser dans l’Est des États-Unis ; mais l’un se redressait fièrement dans sa tenue bleue à parements rouges de domestique de bonne maison, tandis que l’autre avait la mise correcte et impersonnelle de gentleman de la grande Confédération américaine.

Ce dernier parlait au chasseur :

— Foi de Joë Sullivan, vous ne semblez pas, comprendre l’affaire, mon brave Francis.

— Si, si, monsieur Sullivan, répondit doucement l’interpellé, je comprends parfaitement ; seulement, permettez-moi de vous l’avouer, je ne vois pas clairement le droit des États-Unis à empêcher une chose… juste.

— Une chose juste, gronda son interlocuteur avec un mouvement brusque qui fit cliqueter les lourdes breloques de sa chaîne de montre, une chose juste… Comment osez-vous qualifier ainsi une détestable, une diabolique opération ?

— J’ose, parce que, nous autres Canadiens, avons l’habitude d’exprimer loyalement notre pensée.

— Voudriez-vous rompre nos conventions ?

Le chasseur secoua la tête :

— Ne craignez pas cela, monsieur Sullivan. Le Grand-Esprit, comme disent les Peaux-Rouges, a permis que je vous donne ma parole… il adviendra de notre entreprise ce qui est écrit au livre de la Destinée. Quel que soit l’avenir, vous pouvez compter sur moi et sur Pierre.

— On combat mal quand on doute de son droit.

— On se bat bien, quand la bataille est un devoir… Or, c’est un devoir de faire honneur à ses promesses. Vous êtes venu me trouver à ma maison, au bord du lac Ontario, vous m’avez dit : Francis Gairon, veux-tu faire campagne avec moi. Il y a deux mille dollars pour toi et ton engagé. Je vous ai répondu : Marché conclu. Donc, il n’y a plus à revenir là-dessus. Mais ce posé, rien ne m’empêche d’ouvrir mon cœur[1].

Sullivan eut un sourire aussitôt réprimé :

— Ouvrez votre cœur, mon digne Francis, ouvrez… d’autant plus qu’il me sera agréable de regarder ce qu’il contient.

— Alors, je parle. Au seizième siècle, à ce que l’on raconte, les Espagnols, conduits par Pizarro, Cortez et d’autres conquistadores, envahirent l’Amérique méridionale. Ils trouvèrent au Mexique les Atzecs, au Pérou les Incas, deux nations indiennes jouissant d’une civilisation avancée, dont l’autorité s’étendait sur une partie notable du Brésil actuel, de la Colombie, Équateur, Bolivie, Chili, Plata, dont le nom était révéré par tous les hommes rouges du continent.

— Parfaitement exact. Je suis heureux de constater que l’habile chasseur Francis Gairon possède des connaissances historiques…

Le Canadien ne releva pas l’ironie évidente des paroles du Yankee :

— Il faut apprendre ce qu’ont fait ceux qui nous ont précédés sur cette terre ; c’est aimer ses ancêtres.

— Oh ! persifla dédaigneusement Sullivan, vous n’attribuez pas ce titre aux Indiens, j’imagine.

— Vous, monsieur Sullivan, comme tous les gentlemen d’origine saxonne, vous méprisez les hommes de couleur, je le sais. Nous, Canadiens, nous proclamons au contraire que nous sommes les descendants des Peaux-Rouges du Nord-Américain, ainsi que des Normands de France. Et rien de ce qui touche les Français ou les Indiens ne nous laisse indifférents. Aujourd’hui d’ailleurs, ce qui vous inquiète, n’est-ce pas la tradition indigène ?

À cette question directe, le Yankee gonfla ses joues d’un air mécontent, mais ne répondit pas.

— Les incas et les Atzecs, au moment de la conquête espagnole-portugaise, avaient résolu de se confédérer, de réunir sous un même commandement tous les guerriers rouges, depuis les sources du Rio Grande del Norte jusqu’au Cap Horn. Eh bien, de même que les Saxons nord-américains se sont groupés en ce formidable faisceau des États-Unis, de même les Espagnols-Indiens d’origine latine, du Sud Américain, songent à former la puissante confédération rêvée par les indigènes d’autrefois. Cela me paraît juste.

— Juste, juste… grommela Sullivan… cela est nuisible au pays yankee. Actuellement nous dominons toute l’Amérique ; il n’en serait plus de même si le Sud se réunissait en États-Unis.

— Alors donc, vous cherchez à empêcher cela, uniquement par intérêt.

Cette fois, l’interlocuteur du chasseur s’expliqua nettement :

— Eh bien, oui, par intérêt, par patriotisme. Et je déteste tous ces gachupinos[2] du Sud, et, plus que les autres, cette Dolorès Pacheco, la Mestiza, comme ils l’appellent, qui bouleverse les cervelles pour arriver à retrouver le Collier Inca-atzec, aux six pendeloques de lapis, aux six pendeloques d’opale, dont la vue réunirait tous les indios sous la même bannière. Le diable torde le cou à la Mestiza et à ce club ridicule dont elle est la présidente… Le Club du Suicide utile.

All right ! marmotta le domestique.

— Vous pensez comme moi, Bell, s’exclama Sullivan avec un geste approbateur… En rentrant à l’hôtel je vous compterai dix dollars. Il faut encourager vos sentiments de bon Américain du Nord.

Le valet allait remercier, il n’en eut pas le temps. Un mouvement se produisit dans la foule. Une clameur éperdue monta vers le ciel :

— Evviva la Mestiza !

Entre les plantations du Zocalo et le porche de la cathédrale le flot des curieux s’était brusquement ouvert, laissant un large espace libre, et dans ce passage, souriante à ce peuple qui l’acclamait, une jeune femme, montée sur un cheval blanc, s’avançait lentement vers le sanctuaire.

Mince, élancée, le teint doré, les yeux veloutés que rehaussaient les éclairs de la volonté, elle était adorablement jolie. Tout en elle décelait l’exaltation intérieure ; la légère contraction de ses lèvres d’un rouge vif, les palpitations de ses narines délicates, le pli qui barrait son front pur.

Détail étrange : son bouquet de corsage était composé d’immortelles vertes, jaunes et rouges, et dans ses cheveux noirs relevés en casque, un piquet des mêmes fleurs était fiché.

— La voilà, la maudite, gronda Sullivan.

Francis Gairon baissa les yeux, une légère rougeur couvrit son visage hâlé par le vent des prairies, et il murmura si bas que l’Américain ne put l’entendre :

— C’est une envoyée du ciel… Celle que les Français appellent « leur Jeanne d’Arc » devait être ainsi.

Cependant la Mestiza atteignait le portail de la cathédrale. Un instant, son regard se fixa sur la façade dorique et ionique dominée par deux campaniles surmontés de coupoles en forme de cloches, puis elle sauta légèrement à terre, jetant la bride de son cheval à un homme du peuple qui s’était précipité pour tenir l’animal. D’un pas rapide, semblant glisser sur les dalles, elle disparut dans l’église.

Sullivan frappa sur l’épaule du chasseur :

— Suivons-la, ami Francis. Nous avons nos cartes d’entrée pour la séance. Profitons-en. Bell et Pierre iront nous attendre à l’hôtel Iturbide.

Le Canadien inclina la tête ; suivi de Joë, il marcha vers la cathédrale. Grâce à sa haute taille, à sa vigueur peu commune, il se fraya sans peine un passage et bientôt les deux hommes pénétrèrent à leur tour dans le temple.

Dès les premiers pas, ils s’arrêtèrent impressionnés par l’imposant spectacle qui se présentait à eux.

Sous leurs yeux se développaient les cinq nefs du sanctuaire, séparées par des colonnes doriques, barrées au loin par les balustrades de tumbago (alliage d’or, d’argent et de cuivre) du chœur que dominait l’autel gigantesque, au tabernacle surmonté d’un dais abritant un peuple de statues et soutenu par huit colonnes de marbre mexicain.

Et sous les voûtes, entre les colonnes, autour des confessionnaux, sur les degrés même de l’autel, une assemblée silencieuse, recueillie, composée, d’une part, d’hommes aux costumes chamarrés de décorations et de broderies, représentants des gouvernements, des armées, des marines de l’Amérique du Sud, et, d’autre part, d’Indiens délégués par les tribus encore puissantes : Apaches, Guaranis, Comanches, Huopès, Patagons, mêlant leurs parures sauvages aux uniformes civilisés.

Dans la chapelle des Rois, sépulture des vice-rois et de l’empereur Iturbide, deux cents personnes se distinguaient par leur tenue du reste de l’assistance. Uniformément vêtues de noir, toutes portaient en sautoir une sorte de baudrier strié de bandes blanches et vertes alternées. C’étaient les membres du Club du Suicide utile, club dont la Mestiza — Sullivan l’avait rappelé un instant plus tôt — était la fondatrice et la présidente.

Le Yankee promenait sur la foule un regard moqueur. Francis Gairon, lui, n’avait vu qu’une personne dans cette assemblée, et ses yeux se fixaient sur la chaire des prédicateurs, occupée par la gracieuse et fière Dolorès Pacheco, la Mestiza.

Soudain la jeune fille se leva, étendit la main comme pour réclamer l’attention. Un frémissement secoua l’assistance, et d’une voix claire, musicale, enveloppante, Dolorès parla :

— Frères, sœurs du Sud-Américain, l’autorité ecclésiastique, en permettant au Club de la Mort utile de vous convoquer dans la cathédrale de Mexico, l’autorité ecclésiastique, dis-je, a voulu montrer qu’elle approuvait notre conception du monde, qu’elle s’associait à nos efforts. Nous l’en remercions avec la plus profonde gratitude.

« Divinité, humanité, les deux mots les plus grands qu’il soit donné à l’homme de prononcer, telle est la devise du Club dont j’ai l’honneur d’être la présidente.

« Nos statuts portent cette affirmation : Tout effort humain, toute pensée humaine doit profiter à l’humanité. À ceux que hante le désir de la mort anticipée, nous avons dit : Il reste d’immenses territoires à explorer, des problèmes scientifiques dangereux à résoudre, des dévouements sublimes à accomplir ; cherchez la mort en vous consacrant à ces devoirs, renoncez au suicide égoïste et stérile. Vous souhaitez le trépas, eh bien ! parcourez les terres inconnues d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, d’Australie ; efforcez-vous d’atteindre les pôles de la terre ; risquez vos jours pour établir de nouvelles formules d’aviation, de navigation sous-marine, d’extraction minière ; donnez votre existence en soignant les malades, en bravant choléra, fièvre jaune, vomito, peste, typhus.

La Mestiza disait ces choses graves que l’on s’étonnait de voir sortir de ses lèvres de jeune fille, avec une chaleur entraînante, une conviction attendrie. On la sentait inspirée par une ardente charité, et l’on devinait que sa jeunesse, sa beauté, avaient été battues par la rafale cruelle de la souffrance, du malheur.

Un murmure approbatif monta de la foule vers elle, mais derechef Dolorès étendit la main et le silence se rétablit :

— Forts de nos premiers succès, nous, membres du Club de la Mort utile, avons désiré faire plus grand, viser plus haut que par le passé. Nous avons rêvé de sauver la patrie sud-américaine menacée. De même qu’en Europe, les pays latins : France, Espagne, Italie, Portugal, Roumanie, Suisse, Belgique, Allemagne du Sud, devraient s’unir pour n’être pas absorbés par les nations saxonnes, de même nous, Latins également, devons nous confédérer pour rester libres. Au nord de notre Amérique, une république saxonne s’est organisée, formidable par sa population, sa richesse, sa cohésion. Déjà elle a enlevé par la force les provinces latines du Texas, du Nouveau-Mexique, de l’Arizona, de Californie, Cuba, Porto-Rico. Déjà elle a essayé, en convoquant un congrès panaméricain en cette même ville de Mexico[3], de faire de nous ses vassaux. J’ai répondu à cela en vous appelant en congrès sud-américain, pour vous crier : Frères, les Nordistes nous vaincront les uns après les autres si nous restons divisés.

Avec un profond soupir la Mestiza reprit :

— Divisés, nous le sommes de façon terrifiante. Non seulement les divers États sud-américains sont sans cesse en désaccord, en contestation, en guerre ; mais encore dans chaque État des castes rivales, établies sur la couleur de la peau, se jalousent, se haïssent, se combattent ; blancs, mulatos[4], mestizos[5], quarterons[6], créoles[7], chinos[8], chinos-blancos[9], quinteros[10], sambos[11], pour ne citer que les castes principales, semblent n’avoir d’autre but que de préparer les discordes civiles.

Tous courbaient la tête, flagellés en leurs préjugés sociaux par cette jeune fille. Seul Joë Sullivan considérait Dolorès avec une insolente ironie.

— Eh bien, poursuivit-elle d’une voix éclatante, j’ai pensé que toute cette confusion pourrait disparaître si nous reprenions franchement la tradition des guerriers rouges, premiers possesseurs du sol, ancêtres dont nous devons être fiers. Vous qui presque tous avez du sang indien dans les veines, je vous convie au souvenir de ces grands politiques que furent les Incas, les Atzecs. Ils avaient compris la puissance de la fédération. Ils l’allaient signer quand survinrent les conquérants espagnols. Je vous supplie, à l’aurore du vingtième siècle, de réaliser le rêve ébauché au seizième par nos aïeux.

Cette fois, un tonnerre d’applaudissements souligna la supplication de la Mestiza. On eût dit que, sous sa parole, le bandeau qui obscurcissait les regards des castes, venait de se déchirer. Tous avaient compris la petitesse des querelles intestines, alors que la constitution des États-Unis du Nord menaçait l’existence de la patrie sud-américaine. Et oublieux du lieu où ils se trouvaient, de la solennité du sanctuaire, ils ébranlèrent de leurs acclamations frénétiques les voûtes majestueuses, accoutumées jusqu’à cette heure à la subtile caresse des oraisons murmurées.

La jeune fille appuya les mains sur son cœur, ses yeux se voilèrent, tandis qu’un rayonnement intérieur semblait nimber son front d’une auréole.

Elle demeura longtemps immobile, laissant s’apaiser les transports de ses auditeurs, puis d’un accent tendre, elle reprit :

— Huascar, chef des Incas du Pérou ; Montézuma, roi des Atzecs du Mexique, avaient voulu symboliser leur alliance, ils avaient fait confectionner par les plus habiles ouvriers six pendeloques de lapis-lazuli dans la vallée de Mexico, et ces diverses pièces réunies formèrent un collier que l’on nomma le « Gorgerin d’alliance ». Ce bijou était en cette ville, lors de l’arrivée des Espagnols. Le plus jeune fils de Montézuma, emporté par sa haine de l’étranger, l’enleva, et, suivi de quelques compagnons dévoués, s’enfonça dans les solitudes du Nord du Mexique, retournant ainsi vers le berceau des Atzecs, proche des sources du Rio Grande del Norte.

— Ochs imué[12], prononcèrent les Indiens présents.

— Pour nos frères rouges, il importe de retrouver le symbole inca-atzec. Tous suivront ce totem (étendard) des aïeux. La mission est dangereuse, mais un « épris du Suicide utile » se propose de l’accomplir. C’est lui que je veux vous présenter, afin qu’il soit consacré par vous Champion du Sud-Amérique, et qu’en sa présence vous juriez tous de vous grouper en un seul faisceau, le jour où le Gorgerin d’alliance vous sera présenté.

Un formidable hourrah interrompit la jeune fille.

— Vive Dolorès Pacheco !

— Gloria à la Mestiza !

Puis un cri se formula, qui couvrit les autres, qui se généralisa :

— Viva la Virgen mexicana, regina de la Confederacione ! (Vive la Vierge mexicaine, reine de la Confédération !)

Alors elle se tourna vers l’autel, joignit les mains en un geste énergique et tendre, puis, se penchant elle appela :

— Venez, señor Massiliague.

Presque aussitôt parut auprès d’elle, en haut de la chaire, un homme de vingt-huit à trente ans, à la figure joviale, aux yeux rieurs, aux lèvres hilares surmontées d’une fine moustache noire retroussée à la mousquetaire. Une abondante chevelure, noire, également, frisottait sur le crâne du nouveau venu, lequel donnait l’impression de n’importe quoi, hormis d’un épris de suicide.

Sans paraître troublé le moins du monde, celui-ci s’inclina et d’une voix où vibrait la gaieté :

— Té bonjour, vous autres, dit-il. Ça va bien, pas vrai ? Et autremain ? (autrement).

L’entrée en matière, débitée avec le plus pur accent marseillais, médusa l’assistance. Mais lui, paisiblement, continua :

— Mon nom vous en apprendra plus que de longs discours ; Scipion Massiliague, Massiliague de Marseille, une ville qui devrait être au midi de l’équateur, mais qu’un hasard… phénicien a placée seulement au sud de la France. Votre Midi américain a peur du Nord ; il a tort. Le Midi a conquis Paris, il conquerra donc aisément New-York. Mais enfin, vous désirez avoir le Gorgerin d’alliance, on va vous chercher cela, et pécaïre, je vous le rapporterai mort ou vivant, plutôt mort parce que la vie est pour moi la plus ennuyeuse des occupations.

La verve du méridional enfant de France faisait bonne impression sur les créoles, mulâtres, quarterons ou quinteros, gens d’enthousiasme facile et d’outrancière éloquence. Les Indiens seuls, à la nature mélancolique, considéraient avec étonnement cet homme qui traitait le trépas de si joviale façon.

Mais Massiliague poursuivit :

— Pourquoi je veux bien mourir, cela vous intéresse, hé ?… Bon, je vais vous le dire. Je veux bien mourir parce que je suis le plus malheureux des hommes à force d’être le plus heureux. Tout me réussit… Un souhait ! Pan, il est réalisé, cela m’ennuie !… Je fais le commerce avec la Barbarie, la Côte Occidentale d’Afrique, Madagascar, l’Indochine… je ne m’en occupe pas. Tout le jour je flâne sur la Cannebière, les mains dans les poches… Eh bien ! pas une avarie à mes navires, pas une déchirure à mes ballots, pas un débiteur insolvable… Je gagne trop d’argent… Cela m’ennuie ! Si je dis qu’une fillette est jolie, sa mère me demande en mariage pour l’enfant… On m’a demandé quinze fois dans la même soirée… cela m’ennuie… et comme je ne puis épouser toutes les demoiselles — la loi française le défend, — je reste célibataire, ce qui m’ennuie aussi. Té ! vous avez compris… Alors c’est tout. Je pars demain à la chasse au Gorgerin d’alliance.

Au milieu de l’assemblée qui applaudissait maintenant, le Canadien Francis Gairon semblait transformé en statue. Ses yeux allaient de Dolorès à Scipion Massiliague, exprimant un étonnement douloureux. Comment la Vierge mexicaine associait-elle à son rêve glorieux cet inconnu à la verve de commis voyageur ?

Une main se posa sur son bras. Il tressaillit. C’était l’Américain Sullivan :

— Venez, Francis. Je reconnais ce Frenchman (Français). Il est descendu comme nous à l’hôtel Iturbide ; je pense qu’il trouvera la mort cherchée sans quitter Mexico.

  1. Expression canadienne qui signifie : parler franchement.
  2. Gachupinos, terme de mépris appliqué naguère aux Espagnols, étendu aujourd’hui à toute la population.
  3. Les États-Unis, sous ta présidence de MM. Mac Kinley et Roosevelt, ont en effet poursuivi ce but.
  4. Père blanc et mère nègre ou inversement.
  5. Père blanc et mère indienne ou inversement.
  6. Père blanc et mère mulâtresse ou inversement.
  7. Père blanc et mère mestiza ou inversement.
  8. Père indien et mère négresse ou inversement.
  9. Père blanc ou mère china ou inversement.
  10. Père blanc et mère quartrona ou inversement.
  11. Père nègre et mère de couleur mais non négresse ou inversement.
  12. Ochs imué, expression indienne qui signifia à la fois : Cela est bien, et, cela est juste.