Librairie Beauchemin, Ltée (p. 58-79).


iii

UNE CAUSE CÉLÈBRE


Si vous ouvrez tel volume des Rapports Judiciaires… mais souffrez que j’explique aux profanes ce que sont ces Rapports Judiciaires. On appelle ainsi, au Palais, — une langue qui s’attache au palais court risque de parler incorrectement — la compilation des précédents ou arrêts de nos tribunaux, publiés en fascicules mensuels qui sont reliés ensemble, chaque année, en un ou deux volumes. Ces recueils se proposent, paraît-il, — nous n’affirmons pas qu’ils atteignent le but visé — de fixer, sur tel ou tel point incessamment controversé de la doctrine légale, la jurisprudence volontiers oscillante et insaisissable. Ce sont les Rapports Judiciaires !

Voyez-vous, il se débite, à la table des Conseils du Roi, tant Dalloz et d’Ortolan, on y ingurgite tant de hors-d’œuvre plus ou moins « digestes », qu’on en reste souvent estomaqué. Ne pouvant s’assimiler pareil salmigondis, les hommes de loi ont… des Rapports, quoi ! De même ne faut-il pas non plus s’étonner que les juges, soumis à la rotation — ainsi qu’on a appelé le régime de roulement ou d’alternat qui les requiert de desservir, à tour de rôle, les districts ruraux — finissent parfois par rendre… jugement.

Si donc vous ouvrez tel volume de ces Rapports (pour préciser : 2 L. C. L. J., p. 179) vous y trouverez mention d’une cause d’une « très grande importance » (ce n’est pas nous qui soulignons) et que l’arrêtiste prétend pourtant résumer en dix lignes sans même daigner nous donner les noms des parties ou de leurs avocats. C’est cette lacune que nous nous proposons de combler.

L’affaire se déroule à Waterloo, Bas-Canada, ainsi qu’on disait en 1866.

Mais je vous entends vous récrier : Holà ! une cause célèbre à Waterloo !!! et en 1866 !!! Elle est bonne celle-là !

Et pourquoi pas ? Vous saurez que Waterloo, il y a soixante ans, comptait sa douzaine d’avocats. Nous convenons que ce n’étaient pas tous des Laflamme, des Geoffrion ou des Dorion. Comme tout effet procède d’une cause, il faut croire que tous n’étaient pas des juristes à effet… C’est d’une logique assez rigoureuse et la tradition et les registres officiels n’y contredisent du reste pas. Au surplus, Waterloo n’a fourni, comme apport, que la lice de ce tournoi où tout n’est pas homérique, comme vous l’allez voir.

Vous ne vous attendez pas à un drame de cour d’assises, genre Marie Lafarge, ou à une affaire Tichborne. Non, il s’agit tout bonnement d’une poursuite en recouvrement d’une somme infime de 1,20 $. Aussi bien, c’est moins le montant en litige que le principe en jeu qui rend l’affaire intéressante. Il convient aussi d’ajouter que la qualité des personnages qui évoluent est de nature à donner du relief à ce procillon qui, autrement, ne ressortirait sans doute pas à la juridiction des causes célèbres.

Le demandeur était l’abbé Joseph Gaboury, curé de Sainte-Cécile, l’une des deux paroisses du canton de Milton, l’autre étant Saint-Valérien. Il ne faut pas séparer à Milton ce que Dieu a uni à Rome ! Le même comté de Shefford s’est montré aussi respectueux de cette maxime en ce qui concerne saint Joachim et sainte Anne.

Le défendeur était Pierre-Honoré Guyon, un paroissien du demandeur.

Un bref exposé de certaines circonstances préliminaires et quelque bavardage — c’est un peu le privilège du narrateur — nous serviront de prologue pour orienter l’attention du lecteur.

Guyon avait fait partie de la caravane de ces Canadiens à l’humeur nomade et aventurière qui, vers le milieu du siècle dernier furent atteints de ce mal qui se manifeste périodiquement dans le peuple et exerce des ravages même chez nos paysans casaniers. Nous voulons parler de la fièvre de l’or. Nos gens toujours furent sujets à cette affection dont les symptômes les plus caractéristiques se manifestent par une soif inextinguible d’aventures (diagnostiquée, en certains cas, par la faculté : « auri sacra fames » et un appétit insatiable de vache enragée. Qu’on les appelle coureurs de bois, trappeurs, « raftmen », voyageurs, prospecteurs, leur pittoresque théorie défile tout le long de l’histoire de notre race et a valu à notre littérature naissante un fond fertile où le folk-lore a puisé une riche substance.

Guyon fut donc de ces chercheurs d’or qui, attirés par le mirage aguichant et lointain — a beau mentir qui vient de loin — coururent faire la chasse aux claims ou aux placers de la Californie. Quelques-uns y laissèrent leur vie, d’autres leur santé, la plupart leurs illusions. Quelques-uns en rapportèrent un peu d’or, un plus grand nombre, une hypertrophie de l’imagination qui compensait le vide de leur gousset. Dans aucun cas, la réalité n’a égalé le rêve, ce qui fait que tous en sont bien revenus… même ceux qui y crevèrent !

En 1866, Guyon était rentré au pays et vivait de ses rentes à Sainte-Cécile. Quel avait été le résultat de son pèlerinage au pays de l’or ? Il était plutôt réticent à ce sujet mais comme il s’était fait construire une fort belle maison, on affirmait qu’il avait frappé le filon.

Vivre de ses rentes ! Pour nos paysans astreints aux rudes et incessants travaux des champs, c’est la situation rêvée. Cela représente la considération pour sa personne, la sécurité pour ses vieux jours, la récompense ardemment espérée pour une vie de labeurs et de sacrifices.

Être rentier c’est, à la campagne, être l’objet du respect public ou de la secrète envie, c’est être arrivé, avoir fait sa pelote, avoir du foin dans ses bottes, être riche enfin. Et si quelqu’un affecte de faire du mot rentier un terme de dénigrement, il s’entendra dire qu’il trouve les raisins trop verts !

En 1866, il ne fallait pas être millionnaire pour passer pour richard. Et même de nos jours, il n’est pas nécessaire d’avoir de l’argent pour être porté sur la main, il suffit de passer pour en avoir.

Ce n’est pas que ces richards de paroisse se montrent magnifiques ou généreux, mais, à la campagne, on a l’esprit simpliste et le raisonnement rigoureux. De ce qu’un homme est dépensier on ne conclut pas qu’il est riche, sachant que l’aisance résulte plutôt de l’économie. Quand on voit la pauvreté provenir de la dépense on allie volontiers la richesse à l’avarice.

La valeur des mots est relative selon le milieu où ils s’emploient. Être dur à la desserre ce n’est pas nécessairement être chiche et ladre, c’est peut-être résister aux sollicitations et à l’astuce des aigrefins. Ne pas jeter son lard aux chiens, c’est souvent mieux que tondre sur un œuf, c’est parfois faire fructifier son bien, garder une poire pour la soif. Peser des œufs de mouches dans des balances de toile d’araignées, c’est pouvoir, à l’occasion, tenir tête et river le clou aux filous qui cherchent à vous taper.

Évidemment, même dans cette marchandise, il y a de la contrefaçon et ce n’est pas à dire que tous les pingres aient des rentes ou qu’on soit grand seigneur parce qu’on se montre suffisant. L’important est de connaître la manœuvre, de savoir naviguer, comme on dit.

Nous avons connu de ses Crésus de contrebande, brocanteurs et fesse-mathieu pressurant leurs concitoyens en mettant à profit la vanité des uns et la cupidité des autres. Quand le soleil est couché, il y a, vous savez, beaucoup de bêtes à l’ombre !

Doucereux et bonne pâte tant qu’ils sont les plus faibles, ils deviennent volontiers pisse-vinaigre et tranche-montagne dès qu’ils ont sous leur coupe les gens dont, au fond, ils envient l’esprit plus relevé et l’âme moins vénale.

Nous n’affirmons pas que Pierre-Honoré Guyon fut de ceux-là ; nous n’avons, à la vérité, que peu de renseignements sur son caractère.

Pour peu qu’on ait d’imagination, il est assez facile de romantiser un récit, mais c’est de chronique qu’il s’agit ici et nous entendons ne rapporter que les faits que la tradition nous a transmis, laissant au lecteur le soin de se repérer suivant ces jalons que nous sommes en mesure de poser. Le roman historique, la nouvelle tirée d’un épisode historique, la légende, le folk-lore s’accommodent de certaine licence, de certaine latitude que réprouve, d’autre part, la probité de l’historien ou du chroniqueur à qui est interdit tout artifice qui, nous ne dirons pas fausse — cela va de soi — mais même enjolive ou fleurit les faits.

Laissons ce rôle facile et peu glorieux à certains docteurs à l’esprit sectaire qui font de leur chaire d’histoire une tribune politique pour accabler de dépit rancunier les hommes d’une autre mentalité ou d’une autre école. Laissons ces professeurs de crétinisme consacrer les restes d’une ardeur qui s’éteint à perscruter et à suspecter, au lumignon fuligineux de leur esprit vacillant, la droiture des intentions et l’excellence des principes, ayant en vue de préjuger le sentiment de la postérité en formant à leur aune ou à leur norme, c’est-à-dire en déformant, la conscience et l’esprit d’une jeunesse confiante et ductile. Il est toujours profitable, et pour son auréole et pour sa bourse, de se ranger du côté des plus forts, du côté de ceux qui croient qu’on fait triompher la vérité du moment qu’on s’assure, per fas et nefas, le dernier mot. Les absents ont toujours tort et ils ont tort à coup sûr de croire que « magna est veritas et prævalebit ». Cette maxime n’a guère plus cours que chez les hommes de bonne volonté et leur nombre est en constante décroissance.

Guyon allait-il à l’église ? Remplissait-il régulièrement ses devoirs religieux ? Payait-il sa dîme ? Récriminait-il contre la répartition ? Nous n’en savons rien et peu vous en chaut sans doute. Et s’il eut maille à partir avec son curé, vous n’allez pas, pour cela, croire qu’il fut un pendard ou un mécréant, vu qu’il s’agit d’un différend d’un caractère purement temporel.

Guyon avait un frère et ce frère vint à mourir comme il arrive parfois même à Sainte-Cécile de Milton. Pour une raison ou pour une autre que nous n’avons pas cherché à approfondir, ce fut Pierre-Honoré qui s’occupa des funérailles, commanda le service funèbre et, détail important, fournit lui-même les cierges. Et comme l’officiant s’en retournait à la sacristie après avoir récité le dernier requiescat, notre homme, devançant le sacristain, s’empressa d’éteindre les cierges, de les enlever des ifs autour du catafalque et de les emporter chez lui.

Comme bien on pense, cette façon d’agir scandalisa les assistants et, fort de l’approbation de ses paroissiens, M. le curé décida de sévir contre ce qui parut une abominable profanation du saint lieu.

Fut-il bien ou mal avisé ? Ce n’est pas de cette espèce qu’il s’agit. Peut-être eut-il été plus conforme à la mansuétude évangélique, croiront les uns, de passer outre, d’ignorer cette inconvenance inspirée sans doute par le ressentiment ? Peut-être le curé se laissa-t-il guider par le dépit plutôt que par le souci du respect de l’autorité religieuse ou du décorum ecclésiastique. Sans doute jugea-t-il sage, opineront d’autres, de punir une insolence en servant à son paroissien la monnaie de sa pièce : à chair de loup sauce de chien ? Estima-t-il qu’il devait, pour l’édification des fidèles, réprimer une insubordination sacrilège, se rappelant qu’il suffit d’un moine paillard pour dérégler tout le couvent ?

Encore une fois, c’est un cas qui ne relève pas de notre obédience et en tant que nous sommes concernés, vous êtes bien libres de penser que l’autorité se devait à elle-même de sévir, de crainte qu’en se faisant brebis, le loup ne la mangeât, ou bien que le pasteur aurait pu se montrer bon prince et rester dans son rôle en envoyant paître cette ouaille rétive !

Nous avons lieu de croire que M. le curé en référa à son ordinaire. Toujours est-il que, par ministère d’avocat, Guyon fut « mis en demeure d’avoir à rapporter, rendre et remettre à qui de droit lesdits cierges, si mieux n’aime payer la valeur d’iceux, à savoir : 1,20 $, et à défaut de ce faire d’hui à huit jours, des procédures légales vous seront intentées, »

Breton ou Normand, c’est tout comme, Guyon s’entêta à garder les cierges, soutenant qu’ils lui appartenaient pour les avoir bel et bien payés de son argent. Le délai expiré, il reçut du papier timbré. Les marguilliers furent-ils consultés ou se désintéressèrent-ils ? Nous ne savons, mais il reste que ce fut le curé personnellement qui intenta l’action, le 3 d’avril 1866.

Bah ! la belle affaire ! Vraiment, est-ce là votre cause célèbre ? — Tout doux, pas plus que les hommes on ne mesure les causes à la brasse. Mettons qu’il s’agit d’une petite cause à grand effet. Nous voulons bien croire qu’il est assez juste généralement de conclure : peu de chose peu de plaid, encore que… mais venons au fait.

L’affaire s’instruisit devant la Cour de Circuit du comté de Shefford, à Waterloo, le mercredi, 6 décembre 1866. Le tribunal était présidé par l’Honorable Frederick Godschall Johnson qui, appelé à la magistrature l’année précédente, venait d’être commis à l’administration de la justice dans le district de Bedford, aux lieu et place du juge McCord. Car depuis quelque temps et malgré qu’en eussent les députés cantonnais à résidence urbaine, la décentralisation était à l’ordre du jour. L’Acte municipal de 1845, modifié depuis dans un sens de plus en plus libéral, avait ouvert l’appétit à nos gens. Peu après, Cartier avait fait adopter son bill qui rendait les Cantons justiciables des lois françaises. À la suite de quoi, répondant au manifeste de l’abbé Antoine Racine activement secondé par une phalange (sic) de missionnaires, les Canadiens-français étaient venus en grand nombre s’emparer du sol, achetant de la British American Land Co des lots dont celle-ci s’était fait concéder une vaste étendue (850 000 acres) et qu’elle destinait… à d’autres.

Lucius-Seth Huntington, qui était déjà quelqu’un avant de devenir l’Honorable Solliciteur Général du Bas-Canada, avait su tirer bon parti de l’état des esprits et c’est sans contredit la brillante et vigoureuse campagne qu’il mena dans la presse, à la tribune et au parlement qui fit adopter, en 1857, la législation qui rendait la magistrature sédentaire. L’ancienne loi de judicature de 1849 consacrait ce péripatétisme judiciaire qu’on a, en ces dernières années où la presse rurale n’existe plus, réussi à rétablir au grand dam des campagnes mais au profit des villes où se trouve le gros ou le fort du Barreau. Le législateur s’est montré roué en augmentant, du même coup, le traitement et les frais de déplacements des juges et ceux-ci — le calembour est pittoresque — ont marché !

Le juge Johnson est sans conteste l’un des hommes qui ont fait le plus d’honneur à la magistrature dans notre province. Nous ne lui ferons pas mérite de sa probité ou de son impartialité ; c’est là, à tout prendre, affaire d’éducation et le juge Johnson était probe et impartial comme il était gentilhomme : sans effort, sans application. C’était en plus un bel esprit et un solide dialecticien ; là était son mérite, car cette excellence intellectuelle, si bien doué qu’il fut naturellement, il la devait à l’étude et au travail.

Nous avons connu d’obscurs robins — épiciers fourvoyés dans le prétoire par la mégalomanie — qui tâchaient à se faire un titre de leur indigence intellectuelle en affectant de déplorer comme une tare professionnelle l’idée dont s’avisaient certains confrères d’avoir de la syntaxe, du style voire de l’érudition. Sir Francis Johnson a démontré, lui, que la culture littéraire et le savoir juridique ne sont pas incompatibles et qu’on peut être à la fois fin lettré et profond juriste.

Il possédait fort bien notre langue pour l’avoir apprise dans les lycées belges, ce qui lui avait valu, en 1839, d’agir comme interprète dans les procès d’état intentés aux glorieux pendus que défendait celui qui devint par la suite député de Shefford et ministre sous l’Union, l’Honorable Lewis T. Drummond, et qui était, en 1866, juge de la Cour du Banc de la Reine.

Nos hommes de loi d’il y a soixante ans n’étaient pas inférieurs à ceux d’aujourd’hui. On dirait que le progrès technique réalisé depuis par nos institutions éducationnelles, loin d’assurer un épanouissement plus complet de la personnalité, s’est plutôt opéré au détriment de l’initiative individuelle. En retranchant de l’effort personnel — car c’est là l’effet des méthodes modernes — n’a-t-on pas restreint le rendement moral et même économique de l’individu ? La jurisprudence, par exemple, pour ne pas sortir de notre sujet, devenue si diffuse et si volumineuse, a-t-elle gagné en clarté et en autorité ?

Comme la magistrature se recrute dans l’ordre des avocats — LaPalice ne dirait pas mieux — il s’ensuit que les juges en revêtant l’hermine ne changent pas autrement de peau. Bossuet a exprimé une vérité tout aussi incontestable en déclarant qu’on ne saurait faire un bon juge qu’avec un honneste homme. (En donnant à l’adjectif l’orthographe du temps, nous entendons lui attribuer sa pleine acception primitive). Le cabinet de travail du juge n’est pas un sanhédrin où descende le saint Esprit, avant l’audience, pour éclairer de ses dons l’oint du Gouverneur Général en conseil. On peut donc dire — toute révérence parler — que l’ordre est le Barreaumètre de la magistrature !

L’avocat du demandeur était un jeune homme de Saint-Hyacinthe plein de fougue et d’allant et qui fit parler de lui depuis : Mtre Honoré Mercier. Mercier accusait déjà le tempérament d’apôtre, l’activité, l’enthousiasme, toutes ces qualités du cœur et de l’esprit qui finirent par déborder les bornes un peu resserrées du prétoire pour se donner libre cours dans l’arène plus large et mieux adaptée à ses aptitudes où se débattent les grandes questions publiques, où se revendiquent les précieuses prérogatives populaires, où s’élaborent enfin les destinées d’un pays.

Tout jeune qu’il fut de 26 ans, Mercier avait déjà de la personnalité. Plein de ressources intellectuelles, il était d’une souplesse étonnante et d’une habileté déconcertante pour dérouter un adversaire en aiguillonnant le débat sur une fausse voie, quitte à emporter la position d’assaut par un retour imprévu, souvent plus brillant que formidable où il mettait tous ses moyens. Il excellait surtout à donner aux points faibles une apparence de force et de plausibilité, ce qui prêtait encore plus de relief et de solidité aux aspects sérieux de la cause. Les subtiles distinctions d’école, les doctes controverses émaillées de sentences latines, tout l’attirail du byzantinisme judiciaire était chez lui affaire de stratégie plutôt que de mentalité. C’était par système et non par tempérament qu’il épluchait des écrevisses ou fendait un cheveu en quatre avec la massue d’Hercule. Plus avocat que jurisprudent, il avait le cœur et l’âme du métier plutôt que la tête. C’est également ce qui fit sa faiblesse en politique. Le cœur est un luxe coûteux ; il coûte les yeux de la tête et parfois la tête même. Plus on est astre, plus radieux son orbite et plus il faut savoir écarter les satellites que la cupidité pousse à y graviter.

Pour la défense occupait Mtre Jean-Baptiste Bourgeois, une autre célébrité du Barreau mascoutain lequel en a fourni un bon nombre. Bourgeois s’acheminait lentement mais sûrement vers la magistrature qu’il devait atteindre dix ans plus tard. Moins délié, moins souple que son adversaire, il était plus solide. Sa formation juridique était plus substantielle si sa toilette intellectuelle était moins soignée. Il n’avait pas l’éloquence et le brio de Mercier pas plus que ce dernier n’avait le solide jugement et l’érudition de Bourgeois. Celui-ci était même empêtré dans le débit, comme gêné aux entournures. Mercier harcelait un adversaire de coups répétés, de passes brillantes, de feintes habiles. C’était un duelliste consommé qui connaissait le métier et chargeait avec une technique et une maestria qui lassaient l’adversaire. Bourgeois, lui, restait prudemment sur la défensive, surveillait son homme, opposait une inertie sournoise, un sang-froid imperturbable aux feintes et aux parades, cherchait le défaut de la cuirasse et, à un moment donné, portait une botte imprévue qui, du coup, désarçonnait.

Bourgeois était ce que les justiciables appellent un bon avocat ; Mercier était ce que les échos du Palais sacrent un brillant disciple de Thémis.

Bourgeois avait eu à défendre de nombreuses causes en nullité de mariage. Ses confrères l’appelaient plaisamment « docteur en droit canon » ou « défenseur du lien matrimonial ». Il était également ferré à glace en droit municipal et en droit paroissial. Bourgeois était assisté d’un conseil : Mtre Ernest Racicot, de l’étude Robertson & Racicot, de Sweetsburg.

Ernest Racicot ! Voilà un nom assez peu connu en somme bien qu’il désigne une personnalité fort remarquable des Cantons de l’Est. Il faut dire que sa carrière politique a été éphémère et comme les tréteaux sont toujours la façon de se produire avec le plus d’évidence dans l’imagination d’un peuple encore primitif, on s’explique que son nom n’ait guère franchi les murs de son collège… électoral, tout pittoresque que soit son type et imposante cette figure « Victorian ».

Élu député de Missisquoi comme libéral, en 1878, il fut des fameux « Cinq » que Fréchette cravachait sans pitié dans un virulent pamphlet resté un modèle du genre. Nous avons connu plusieurs de ses contemporains qui, tout en dénonçant cette « volte-face des transfuges », n’attribuaient cependant aucun motif mesquin à Racicot lui-même, si mal inspirée d’ailleurs qu’ait pu être sa conduite en cette circonstance. Il semble, en effet, qu’il dût juger péremptoires les raisons qui le déterminèrent à voter non-confiance en un coreligionnaire en butte, comme lui, à certains préjugés populaires mis à profit par le parti castor ainsi qu’on baptisa l’école ultramontaine du temps. Quoi qu’il en soit, Racicot s’en tint là et ne brigua plus les suffrages, si facile que ce lui eut été de se faire réélire, lui aussi, en battant sa coulpe sur la poitrine de ses nouveaux adversaires, ainsi que la chose se pratique couramment en politique.

Au surplus, il avait l’échine trop roide pour se plier aux caprices populaires et passer sous bien des fourches caudines. La cautèle tortue d’un Machiavel n’était pas son fait et son appétit des honneurs publics n’était pas tel qu’il consentît à avaler, comme entrée, des couleuvres en sapant sa langue de délice malgré que le cœur en ait.

Que la destinée est parfois étrange ! Ernest Racicot, protestant convaincu et maçon de haut grade, comptait, parmi les siens, plusieurs hommes d’église de croyance différente à la sienne, dont son frère Mgr Zotique Racicot, qui fut Vicaire Général du diocèse de Montréal et coadjuteur de S. G. Monseigneur l’Archevêque Bruchési, son neveu, Mgr Langevin, Archevêque de Saint-Boniface, et son cousin, M. le Sénateur L. O. David.

Les Cantons de l’Est qui ont produit de grands avocats, tels les Peck, Felton, Short, Sanborn, Terrill, Brooks, Hall, O’Halloran, Bélanger, White, Brown, Leblanc, McCorkill, Baker, Amyrauld, Noyés, Boivin, Giroux, Martin, etc., n’ont rien donné de supérieur à Racicot.

Il y avait grande foule à l’audience, ce jour-là. À part les témoins, bon nombre de paroissiens de Sainte-Cécile avaient accompagné les parties. L’assistance était encore grossie des curieux de Waterloo et des alentours venus pour entendre discuter les savants avocats,

Pour nos gens, un débat judiciaire ou électoral est une attraction sinon un régal. Les joutes, oratoires ou autres, ont toujours intéressé le peuple. Les invectives, les apostrophes, les tirades, les coups de boutoir amusent et captivent la foule tout comme un combat de gladiateurs ou de belluaires ou un match de boxeurs passionnent nos cousins latins ou nos voisins saxons. Où qu’on aille, on trouve toujours le « panem et circenses » : c’est dans le sang.

On aura beau répéter à satiété qu’on se ruine à plaider, qu’un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès, etc., nos gens, en général, ont l’instinct rétif et l’humeur combative : ils n’aiment pas mettre de l’eau dans leur vin mais préfèrent vider leurs différends coram judice, dussent-ils en même temps… vider leurs goussets.

« Oyez ! oyez ! oyez ! » vocifère l’huissier-audiencier Charlie Martin qui introduit Son Honneur, comme disaient alors nos pères moins jobards que nous qui sommes revenus à la… tenure seigneuriale !

Le Barreau de Waterloo était là au grand complet : l’Honorable Lucius-Seth Huntington, C. R., et ses associés Jos. Leblanc et John P. Noyés, ce dernier récemment reçu à la pratique, David Girard, un vaillant ferrailleur, les deux Lay, J. P. McKay, A. B. Parmelee, etc. Il y avait des notables : l’Honorable A. B. Foster, le génial bâtisseur de chemins de fer, Conseiller Législatif et futur sénateur, Charles Allen, un pionnier de l’industrie, Gardner Green Stevens, futur sénateur, Hezekiah L. Robinson, ancêtre remarquable d’une famille distinguée, J. B. Edgarton, registrateur, Thomas Brassard, notaire et futur député, M. Boyce, notaire, le curé Phaneuf et son ami, le chanoine anglican Linday, etc.

Nous ne sommes pas en mesure de donner de l’affaire un compte-rendu minutieux. Le registre officiel n’est guère loquace et le dossier a disparu à la suite, suppose-t-on, d’un autodafé arrivé accidentellement au greffe de la cour il y a une vingtaine d’années. Force nous est de s’en tenir aux seuls détails que nous a rapportés un témoin oculaire dont nous avons eu souvent l’occasion d’apprécier l’heureuse mémoire.

Il paraît que l’assistance ne fut pas désappointée. Il est du reste à présumer que des hommes de la valeur de Johnson, Mercier, Bourgeois et Racicot ne durent pas manquer de jeter sur cette cause un peu de leur prestige. Sans donner dans la pose et l’ampoule, il sied qu’un decorum de bon aloi préside aux séances des tribunaux. Le ton et la tenue ne sont pas de luxe dans l’appareil judiciaire et si la dignité de la justice s’offusque d’un cérémonial qui, en cherchant à être pompeux, réussit plutôt à être pompier, elle s’accommode toutefois d’un decorum discret qui impose par la distinction des personnages plutôt que par l’austérité de leur mine. Une figure sereine ou même souriante édifie plus qu’un visage renfrogné et colère.

Il fallait et du talent et du tact pour prêter à une misérable chicane un cachet de revendication d’un principe sacré sans tomber dans le grotesque. Sans prétendre sonder les reins et les cœurs, nous avons trop haute opinion de leur intelligence pour croire que ces géants du prétoire ne se soient pas un peu divertis en grossissant à leur taille un procès lilliputien.

Mercier que la seule présence d’un auditoire mettait en verve se montra tour à tour conciliant, agressif, onctueux, mordant. Il eut des mouvements oratoires enlevants quand il fit l’historique du rôle du clergé canadien-français à qui « l’Angleterre reconnaissante avait assuré certaines prérogatives pour avoir arraché la patrie des serres de l’aigle américain qui toujours nous guette de son aire proche… »

Mercier, jusque là conservateur, subissait, comme bien d’autres, l’évolution que devaient nécessairement amener, dans le domaine des idées, les modifications qui s’élaboraient alors dans la sphère politique. Le Canada était à la croisée des chemins.

Tandis qu’un groupe nombreux se lançaient résolument dans la Confédération, confiants dans le génie de Cartier, d’autres, inquiets, rendus méfiants par certaines roueries administratives, hésitaient, redoutant l’engloutissement de notre race au milieu des autres provinces.

Mercier venait de sortir du « Courrier » en battant la porte, entraînant avec lui son collaborateur et futur beau-frère De Cazes, fils de ce Français qui, à peine débarqué chez nous, s’était fait élire député du comté anglais de Richmond.

Nous n’entendons nullement insinuer que Mercier devint anticlérical en passant au parti libéral. Au contraire, si nous ne nous abusons, il paraît plutôt avoir versé dans l’excès opposé, cherchant sans doute à calmer les inquiétudes feintes ou réelles qu’avaient fait naître ce qu’un cliché à la mode appela les « écarts de langage et les idées avancées des jeune-rouge ». C’est un truc qui n’était déjà pas neuf au temps des druides de dénoncer la tiédeur des fidèles en vue de les exciter à la dévotion. Malgré tout le mal que se sont donné Mercier et son héritier politique, Gouin, ces préventions se sont-elles relâchées ?…

Il était évident que Mercier avait « travaillé » sa cause. Jeune, enthousiaste et ambitieux, il s’efforçait sans doute de justifier la confiance que l’officialité reposait en lui. Il paraissait armé de pied en cap et avait évidemment été secondé dans son travail par les plus forts canonistes du diocèse. Ainsi, il fit défiler devant la Cour, comme témoins experts, des ecclésiastiques en vue tels Monsignor Raymond, Vicaire Général du diocèse et Supérieur du Séminaire, que sa vive polémique avec Dessaules avait dû mettre en train, et Messires Lesieur-Desaulniers, Dumesnil, Ouellette, Moreau, Dufresne, etc., tous docteurs en théologie ou en droit canon.

Mercier ne se dissimulait pas qu’au strict point de vue du droit civil, sa cause n’était pas très forte. En équité, sa prétention n’était guère plus soutenable. Aussi se rabattait-il sur le droit ecclésiastique et la coutume.

Mercier soutenait la thèse que, en faisant servir les cierges à une cérémonie religieuse, Guyon s’en était dessaisi en faveur du culte, qu’il leur avait donné ainsi une attribution spirituelle et que, seule, une désaffection officielle pouvait leur faire perdre ce caractère. Et il ajoutait avec indignation que le défendeur, en portant, sur des objets consacrés par le rite, une main profane, avait commis un sacrilège et causé un scandale, ce qui, à part la peine morale ou ecclésiastique, le rendait passible de dommages-intérêts, ce que son client s’abstenait d’exiger, démontrant ainsi qu’il n’obéissait à aucun esprit vindicatif mais au seul souci de sauvegarder le decorum religieux et le respect du saint lieu. Le défendeur pouvait s’estimer heureux de vivre en un siècle où les mœurs étaient relâchées. Jadis, il aurait subi l’anathème et peut-être l’excommunication majeure, après quoi l’official aurait déféré le mécréant au bras séculier c’est-à-dire à la maréchaussée qui n’aurait pas manqué de le clouer au pilori après l’avoir marqué au fer rouge !

C’était la doctrine des « res sacrae » que développait Mercier. Il partit de la « lex dedicationis » et prouva ou du moins prétendit que de décrétales en constitutions et de canons en capitulaires, le principe s’en était transmis dans tout l’Empire romain pour s’étendre ensuite à toute la chrétienté. L’église de Québec, en passant sous la domination temporelle d’un gouvernement hérétique, s’était vu assurer son entière liberté d’action spirituelle, ce qui comprenait non seulement l’exercice proprement dit du culte mais aussi tous droits et prérogatives accessoires, etc. Il risqua même un rapprochement, qui dût paraître plutôt…étiré, avec la théorie du deodand de l’ancien droit anglais !

Mercier, retranché derrière un véritable rempart d’édits et d’ordonnances, de poudreux in-quartos écrits en « vieil françois », de coutumiers, d’arrêts de parlements, bombardait l’adversaire de toute la jurisprudence désuète tirée exprès de l’arsenal du séminaire pour la circonstance. Les canonistes de tout calibre, les docteurs « in utroque jure », de Gratien et Penaforte à Gousset, Jousse ou Laferrière fulminaient à qui mieux mieux gloses, bulles, Clémentines, Extravagantes, etc. Bref, tout fut mis à contribution pour… emmêler l’écheveau et… dépister la justice !

Le président du tribunal prenait un malin plaisir à questionner, faire des objections, demander des éclaircissements. Et Mercier avait réponse à tout, intarissable de verve. Pendant que son adversaire s’escrimait ainsi, Bourgeois, goguenard, écoutait, amusé sans doute de cette faconde grandiloquente mais intéressé aussi par le ton relevé de cette plaidoirie très habile sinon bien solide. On sentait, dans son regard, de l’indulgence et même de la bienveillance pour ce jeune confrère dont il admirait le talent et qu’il devait s’associer quelques années plus tard.

— Plaise à la Cour, dit-il en se levant, suivant la formule sacramentelle. Comme Mascoutain, je suis vraiment fier de mon concitoyen. Son érudition est aussi étendue que profonde, mais il est dommage qu’il ait fait pareille dépense pour si mince sujet. C’est le cas ou jamais de dire que le jeu ne vaut pas la chandelle !

Ce fut là le ton de sa plaidoirie : le ridicule et la satire. Il s’appliqua à faire ressortir ce que l’affaire avait de sordide, de mesquin et, somme toute, de contraire à l’équité et même à la charité chrétienne. Il s’excusa de n’avoir pas scruté les textes sacrés pour donner à cette misère couleur de vertu outragée. Il trouvait souverainement démoralisant le spectacle de ce ministre sacré qui délaissait son autel pour aller se commettre dans le temple de la déesse Thémis à l’affût de quelques gros sous.

Puis en deux mots, il réduisit toute l’affaire à sa plus simple expression : 1o ces cierges étaient bel et bien la propriété de son client qui les avait payés de ses deniers ; 2o — à tout événement, le demandeur n’avait pas qualité à réclamer, l’action, en pareil cas, ne compétant qu’à l’Œuvre et Fabrique. Voilà ce à quoi se résumait le débat et toutes les escobarderies et les subtilités exposées par le demandeur et ses experts n’y pouvaient mais.

Comme nous l’avons dit, Bourgeois ne ménagea pas le demandeur, le harcelant sans relâche de traits acérés trempés dans l’ironie et le sarcasme. Son esprit gaulois se donna libre cours et, à vrai dire, sous l’assaut du ridicule et de l’absurde, il ne resta rien de bien substantiel de la superbe plaidoirie laborieusement édifiée par Mercier. Avec un public bonhomme comme celui qui fréquente habituellement la salle d’audience, avec un juge débonnaire et goûtant les bons mots, il eut facilement les rieurs de son côté. Pour faire la nique à Mercier, il trouva moyen d’entasser force citations latines tirées d’un peu partout, de l’Écriture, des psaumes, des Institutes, etc.

Racicot vint ensuite n’ajoutant que quelques mots : « Mes savants confrères, dit-il, ont tant et tant parlé latin qu’on ne me fera sûrement pas reproche si j’use un peu de « horse sense ». Tout de même, pour ne pas être en reste avec eux, je citerai une phrase latine, une seule mais qui a beaucoup plus d’application à l’espèce que tout le fatras canonico-judiciaire amoncelé par mes amis « docti cum libris » ; il s’agit du vieux brocart de droit romain : « de minimis non curat praetor. » Et sans casuistiquer, il conclut au démis du « plaintiff’s tapering case », car il s’exprima en anglais.

Racicot, de formation juridique anglaise, fermement convaincu que « time is money », s’était, lui, assez peu amusé de cet ergotage verbeux et sonore mais vide. Se battre ainsi les flancs pour ce qu’il considérait une vétille choquait son sens pratique. Il n’était pas homme à allonger le parchemin ou, comme on dit plus communément, à lécher l’ours, à moins qu’il ne s’agît de tactique dilatoire adoptée en vue d’un but à atteindre. Concis, précis, business, ad rem, il était, dans le débit oratoire, l’antithèse de Mercier et son système paraissait être d’habiller le plus possible d’idées avec le moindre nombre de mots. Racicot était un spécialiste des tribunaux de justice civile, Chez lui, pas de déclamation, pas de pose, pas de théâtre. C’était, par tempérament et par éducation, un cérébral qui considérait volontiers comme une prostitution de la justice la charlatanerie extra-judiciaire ou les artifices de parole qui font appel au sentiment plutôt qu’à la raison.

Son système ou sa technique rencontre assez nos suffrages. Il est aussi certain que l’émotion nuit à la sûreté du jugement qu’il est incontestable que la passion aveugle. L’enthousiasme, l’indignation, la fougue exposent à trahir la saine expression de la justice. En d’autres termes, pour être juste il faut être calme. Dame Justice doit donner mesure pleine, ni plus ni moins : tout ce qui est en plus lèse autant que ce qu’il y a en moins. Dans la recherche de la vérité, il faut de la lumière pour s’éclairer mais non du feu pour s’embraser. L’expérience n’a-t-elle pas démontré que le pourchas du pathos lachrymal finit par déterminer une fausse sensiblerie et un dévergondage de l’imagination chez ceux qui pratiquent trop assidûment les cours d’assises. Et quel piètre entraînement pour ceux dont c’est la mission de discerner la vérité dans l’obscur maquis des passions ou des intérêts sans cesse en conflit !

Racicot avait l’esprit robustement discipliné, les facultés heureusement équilibrées. Il avait du cœur, disent ceux qui l’ont connu intimement, mais il eut cru dérogatoire à l’étiquette professionnelle et à sa dignité personnelle d’exploiter les nobles sentiments de l’âme pour innocenter des scélérats en apitoyant cette brave Dame Justice qui, ayant les yeux bandés, est souvent dupe de bien des comédies. L’emballement est respectable parce qu’il est sincère ; la pose, en plus d’être ridicule, est méprisable parce qu’elle est hypocrisie et mensonge. Bref, Racicot est resté un grand avocat bien qu’il n’ait jamais fait verser une larme à la plus pleurnicharde des madeleines !

Et quelle figure, me direz-vous, faisait dans ce tableau pittoresque le président du tribunal ? Il ne paraît pas qu’il se soit ennuyé et il y a gros à parier qu’il ne dut pas ennuyer les autres. Il laissa aux avocats toute liberté d’action ce qui est encore le meilleur moyen d’expédier un procès, tout paradoxal que cela puisse sembler à certains magistrats impulsifs et besogneux, recordmen du Palais, qui tâchent à juger beaucoup sans trop se préoccuper de juger bien. Il ne pouvait qu’admirer la maîtrise de Mercier, sa phrase soignée, son style imagé, sa voix chaude et sonore, son geste abondant, sa physionomie ouverte, dons qui firent sa fortune oratoire. Ils goûtaient également la façon narquoise de Bourgeois dont les facéties provoquaient le rire des assistants.

Mercier cherchait à idéaliser sa cause, à la faire planer à la hauteur d’un principe impérissable. Les pointes de Bourgeois crevaient l’emphase déclamatoire de son adversaire, ramenant l’aigle au terre à terre de la… basse-cour !

Le juge Johnson était, nous l’avons dit, un fin lettré et il dut, en juge spirituel, rendre justice… à sa réputation. C’est plus que probable et il serait d’autant plus facile de lui attribuer tant et plus de bons mots. Mais nous n’entendons pas faire la balançoire ainsi qu’on dit des acteurs qui, en marge du texte, ajoutent à leur rôle des saillies qu’ils improvisent de chic selon l’humeur du public et le topique de l’actualité. Tenons pour certain qu’il ne dut pas rester court et que sa verve brillante ne manqua pas de se donner libre carrière en si bel entourage. Au surplus, plein d’affabilité et de déférence et pour les avocats et pour les experts distingués, il semblait mettre de la fierté à démontrer que l’austérité de la justice s’accommode très bien de la correction de manières et de la délicatesse d’éducation, poussant la coquetterie jusqu’à questionner, dans un français impeccable, l’abbé Ouellette qui — la politesse française n’est jamais en reste — lui répondait dans un anglais tout aussi classique.

Les plaidoiries terminées, le juge prit l’affaire en délibéré, voulant, sans doute par bienveillance et courtoisie épargner à l’avocat de la partie qu’il considérait en faute, l’affront d’un échec coram publico. Il se contenta de déclarer qu’il désirait s’éclairer à loisir non pas des chandelles en litige mais de la lumière des autorités citées de part et d’autre, laissant entendre qu’il donnerait sa décision au… « Candlemas term. »

Puis l’on se rendit — nous exceptons sans doute les experts, car il y a canon et canon ! — chez l’aubergiste Reynolds pour se détendre de la contrainte protocolaire et s’abandonner au laisser-aller de la franche camaraderie. C’était assez logique, du reste, que dans une cause de cette nature, rhum eut le dernier mot ! Thémis était moins bégueule en ce temps-là qu’aujourd’hui et le petit verre était une coutume aussi généralement respectée que fréquemment invoquée. Aussi bien, les électeurs du canton de Shefford — Waterloo ne fut constitué en municipalité de village qu’en 1867 — venaient de signifier par un vote de 225 contre 210 qu’ils ne se souciaient pas de se prévaloir de la loi que l’abstème député de Brome avait fait récemment adopter par le parlement du Canada-uni. Dont Dunkin Act !

À la session suivante de la Cour, le 21 janvier 1867, le juge Johnson rendit jugement en faveur du demandeur, se fondant sur la coutume invoquée par ce dernier et surabondamment établie par les experts. Comme les avocats des parties n’assistaient pas à l’audience, le président du tribunal s’abstint de développements juridiques ou autres commentaires élaborés. Voici le texte même de ce document quasi historique dont nous avons pu nous procurer une copie :

« The Court, having heard the parties by their counsel respectively, examined the proceedings and having heard the évidence of the witnesses produced by the said parties and deliberated : »

« Considering that it is a well established principle of law that, in the absence of law, custom must prevail ; and »

« Considering that it is of proof that it is the universal custom that the remaining portions of candles not used at services should remain and be considered the property of the curate or priest ; and »

« Considering that the Defendant did take away from the church, at Milton, candles to the value of 1,20 $, the property of the said Plaintiff ; »

« Défendant is hereby condemned to pay to the Plaintiff the sum of $1.20 currency and costs of suit ».

De bon juge courte sentence, affirme un vieux brocart qu’on aurait toutefois tort de toujours prendre à la lettre. Tel juge s’imagine rendre des jugements élaborés parce qu’il a le raisonnement laborieux et le style diffus. Tel autre sera bref imitant de Conrart le silence prudent.

S’il nous est permis d’opiner sur l’espèce qui nous occupe, nous exprimerons l’avis que cette décision n’ajoute pas grand’chose à la réputation de juriste du distingué magistrat.

Au surplus — et c’est en somme ce qu’il convient de retenir dans cette affaire — force resta à l’autorité et la discipline paroissiale triompha. Il est certain que le défendeur recherchait plutôt la satisfaction de son amour-propre froissée que le redressement d’un tort en refusant d’obtempérer à la demande de son curé. Aussi, la décision fut approuvée de la paroisse.

Ajoutons — et ce sera l’épilogue de notre récit — que Guyon, peu après cette aventure, repartit pour le pays de l’or d’où, cette fois, il ne revint pas. La rumeur veut qu’il ait été victime de la vengeance des Yaquis auprès desquels il remplissait quelque charge officielle de la part du gouvernement américain. Attiré dans un guet-apens par un parti qui avait juré sa perte, il aurait été entraîné dans la solitude des sierras, loin de tout poste de secours, et écorché vif.

« Let that be a warning to you, m’écrivait plaisamment le littérateur et historien J. P. Noyés, de qui je tiens de nombreuses notes sur cette affaire, « to never try to beat God of candle stubs or anything else under a dollar and a half ! »

Sweetsburg, juillet 1925.