Librairie Beauchemin, Ltée (p. 43-57).


ii

LA LÉGENDE DU PETIT LAC DE ROXTON


« … Je vous mets donc en garde, mes bien chers frères, contre ces pratiques pernicieuses que des étrangers tentent d’implanter parmi nous. La danse, je vous le répète, est toujours une occasion de péché et provoque inévitablement des désordres et des scandales qui ternissent l’honneur des familles et excitent la colère de Dieu. Pères de familles, il est de votre devoir de conscience de contenir vos enfants dans la vertu, car le divin Juge vous demandera un compte sévère de la gestion de ces âmes qu’il a confiées à votre garde et à votre surveillance. Craignez que le courroux céleste ne s’abatte sur vous et ne vous punisse, dans vos enfants, de votre coupable indifférence ou de votre odieuse complaisance. Et vous, mères imprudentes, craignez que vos filles ne soient les exemples dont la justice immanente d’un Dieu justement irrité se serve pour vous ouvrir les yeux et vous ramener au devoir et au droit chemin… »

Et le bon curé de Sainte-Pudentienne[1], frémissant d’indignation, martelait de son poing robuste le rebord de la chaire de vérité, comme s’il eut tapé sur le crâne de ses paroissiens endurcis qu’il haranguait au prône de la messe du dimanche, en l’an de grâce 187…

Vous vous demandez sans doute, vous qui ne connaissez pas les Cantons de l’Est, où peut bien se trouver Sainte-Pudentienne.

Laissez-moi vous dire, sans circonlocutions, que je n’ai jamais su pourquoi on avait infligé un patronyme aussi peu sortable à un site, du reste, fort comme il faut. Au surplus, je me hâte d’ajouter que le Ministère des Postes a été mieux avisé quand il a décoré la station postale de l’endroit du vocable moins précieux et prudhommesque de « Roxton Pond ». Roxton Pond ! n’est-ce pas que ça vous dit déjà quelque chose ? Vous vous représentez un groupement de quelque cent feux aux bords d’un grand étang ou petit lac. Tout juste, vous y êtes : les anciens ne le nommaient pas autrement. Et quand j’aurai ajouté que le Petit Lac est situé à sept milles au nord de Granby, vous serez tout à fait fixés.

Sainte-Pudentienne — puisqu’il faut l’appeler par son nom — se trouve à enceindre, dans son périmètre, les angles d’intersection de quatre cantons et prend pied, par conséquent, dans Roxton, Shefford, Milton et Granby. Dieu me garde de laisser entendre qu’il y ait là usurpation, maraude, etc. Pas le moins du monde, il s’agit d’un démembrement décrété de façon régulière et légale et auquel il n’y a rien à reprendre. (Vide 38 Vic, cap. 68). C’est déjà suffisamment affligeant pour une municipalité de s’entendre appeler Sainte-Pudentienne sans qu’on aille la charger de tous les péchés d’Israël !

N’empêche pas que la jeunesse du voisinage ne parût s’autoriser de pareil empiétement géographique pour en user à son tour avec non moins de sans-gêne, car l’irruption hebdomadaire de bandes joyeuses et volontiers bruyantes, le samedi soir généralement, pendant la belle saison, équivalait clairement à une prise de possession. L’absence de tout gardien de la paix à… disons Roxton Pond accentuait encore l’impression qu’avaient nos incursionnistes d’y être chez soi et ils agissaient en conséquence.

Là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir, nous assure un vieux dicton. Je vous ai déjà dit qu’on ne s’y gênait pas ; je vous laisse donc à conclure si l’on s’en donnait à cœur joie.

Le samedi soir venu, de larges charrettes à foin, omnibus des campagnes, circulaient dans les « rangs » et racolaient, chemin faisant, danseurs et danseuses. Arrivé à la demeure d’un invité, l’équipage stoppait et l’on faisait l’appel au moyen de porte-voix. Presque aussitôt, l’huis entrebâillé laissait entrevoir la binette délurée de la « fille de la maison ». Et lazzis de pleuvoir :

— Ho donc, Albina, tu es assez belle comme tu es. Assez de frisettes, on est déjà en retard !

Plus loin, c’était un garçon d’habitant qui venait de finir son « train » et qui s’attardait à se mettre plus faraud dans son veston des dimanches :

— Dépêche, Nazaire, lui criait le conducteur habituel de la charrette, Arcadius Francœur, un ancien tisserand de Fall River, dépêche, mes chevaux ont le frisson.

Et dans la voiture, les petits rires des filles fusaient, clairs et glapissants, tandis que les gars s’esclaffaient d’aise sous les feux croisés des facéties.

La maman et le papa ne trouvaient guère ces comportements à leur goût et avaient, maintes fois, manifesté leur sentiment à cet effet, mais Albina avait parlé de les planter là pour s’en aller à Granby travailler à la manufacture si on ne lui laissait ses franches coudées. Cette menace, habilement brandie par l’astucieuse Albina, avait eu son effet et plutôt que de voir partir leur aînée, les vieux s’étaient résignés à lui donner campos le samedi soir.

Quant à Nazaire, un rude travailleur qui trimait dur toute la semaine, il était convenu, depuis longtemps, qu’il était le maître de ses allées et venues. Le père, avec sa philosophie de laisser-faire, avait haussé les épaules et murmuré : faut bien que jeunesse se passe !

C’était ainsi tout le long des « rangs » jusqu’au Petit Lac où l’on arrivait vers les huit heures, en chantant en chœur : « Tu n’es pas maître dans ta maison quand nous y sommes ! » ou bien « Laissez passer les raftmen. »

Ces fredons donnent une idée du programme habituel de ces soirées dites communément « bals à l’huile » et reflètent assez fidèlement l’état d’esprit des… noceurs.

Va sans dire qu’à cette époque, le bridge n’avait pas encore envahi nos cantons et le passe-temps favori était la danse. Les promoteurs, recrutés dans chacune des paroisses circonvoisines, avaient fait construire, sur le bord du lac, une longue plate-forme entourée de garde-fous (soit dit sans malice). Aux coins de cette plate-forme, on avait planté quatre poteaux auxquels on suspendait autant de falots lorsque Phoebé se mettait en grève et refusait le luminaire.

Sur une estrade haute d’à peu près deux pieds trônait le violoneux, conscient de son importance, battant la semelle et dodelinant la tête, histoire de mieux scander le rythme douteux de ses polkas improvisées.

Et l’on dansait, et l’on dansait, comme sur le pont d’Avignon farandolaient les concitoyens du Sire Tistet Védêne au son du galoubet.

De temps à autre, durant la soirée, des couples quittaient l’enceinte de la danse et se dirigeaient vers le bois, pour aller s’y rafraîchir, car vous vous doutez bien que l’institution chorégraphique de Sainte-Pudentienne possédait son indispensable buffet. Oh ! on n’était pas plus fier pour l’installation qu’on était regardant à la dépense, car si le buffet consistait tout bonnement en une caisse d’emballage jetée de champ entre deux touffes de sapin, en revanche, les « rafraîchissements » ne faisaient pas défaut ; sandwiches au fromage de porc, gâteaux, roulades au sucre du pays, pets de nonne, etc. Des paniers dissimulés sous les sapins regorgeaient de flacons et de bouteilles. Il y avait de la bière d’épinette et du vin pour les dames, mais le whisky surtout ne manquait pas. On le baptisait ad libitum suivant le goût ou la capacité de chacun.

Ainsi lesté, on reprenait le chemin de la plate-forme et je vous donne ma parole que la danse et la conversation allaient bon train car, comme bien on pense, ces rafraîchissements, loin de tempérer l’ardeur du bal, ne faisaient qu’en accélérer l’allure et déliaient les langues aussi bien que les jambes. Aussi, aux petites heures, le chahut était tel que l’on percevait à peine le son nasillard du crincrin et que le « câlleux », le grand Exaudias Duranleau, qui passait pourtant pour une solide gueule, devait s’égosiller pour faire entendre ses « swing your partners », « promenade all », etc.

Parfois, un danseur, mis en train par l’alcool et voulant faire la nique à un rival, lui râflait sa danseuse. Or, comme « manger de l’avoine » était considéré comme un affront sanglant, les choses n’en restaient pas là. Des injures on en venait aux coups et l’orgie dégénérait en rixe. Des yeux se pochaient, des nez s’enflaient jusqu’à ce que les uns ou les autres des assistants — il n’y avait pas de neutres — restassent maîtres du terrain.

Comme on le voit, le brave curé de la paroisse n’exagérait rien et avait bien raison de tonner contre les excès que comportaient ces danses au grand air, sur le bord du lac, les samedis soirs, durant la belle saison. Cependant tout le monde ne l’entendait pas de la même oreille et tandis que les Sainte-Pudentienniais les plus âgés approuvaient sans restriction les remarques de leur pasteur, les jeunes gens, eux, ne cachaient pas non plus leur manière différente de voir.

— Comme ça, disait Evariste Blanchette, il faudrait, tout de suite après souper, se jucher comme des dindes. Ça n’a pas le sens commun et je trouve, moi, que quand on a sué comme des nègres toute la sainte semaine, il est bien juste qu’on se décarême un brin, le samedi soir !

— Beau dommage, renchérissait Toinette Croteau, si on ne danse pas quand on est jeune, on ne dansera jamais. À rester figées comme des saintes nitouches, c’est sûr qu’on aurait des rhumatismes sur nos vieux jours… Sans compter que nos cavaliers auraient tôt fait de nous plaquer si on s’avisait de prendre des airs pâmés comme les grandes bégueules de Saint-Valérien.

Antoinette Croteau était une jeunesse fort espiègle qui allait avoir ses vingt-deux ans. Jolie, quoique d’une joliesse un peu commune — ce qu’on appelle une beauté du diable — nature accorte, enjouée, elle n’avait pas, comme on dit, la langue dans sa poche. Antoinette était l’âme d’un des groupes qui s’étaient formés, à l’issue de la messe, et commentaient le sermon du curé Michelin.

Somme toute, les jeunes n’étaient pas persuadés et Toinette, comme on l’appelait tout court, qui en tenait pour Jerry Cunningham, de Granby, le « time-keeper » des Bradford, et ne perdait pas une occasion de se pousser, fut la première à proposer une petite sauterie pour le samedi suivant.

Ce samedi-là, la journée avait été d’une chaleur accablante. On était au commencement d’août et une longue sécheresse sévissait. Aussi, la perspective d’une bonne soirée à rigodonner et rigoler sous la brise fraîche du lac avait réuni un nombreux essaim de danseurs et danseuses et le père Chicoyne, le violoneux, était à son poste. Certe, il y avait bien certaines abstentions parmi les ouailles du curé, mais les paroisses voisines avaient comblé ces vides en envoyant quelques recrues nouvelles.

Le beau Jerry avait amené Léontine Foisy, Noé Saint-Hilaire, de Roxton Falls, avait invité les deux Gagnon, et son ami Phydime Laçasse, de Mawcook, était arrivé, dès l’après-midi, chez son ami Thivierge, avec son cousin Norbert Préfontaine, de Saint-Dominique. Bref, une bonne « gang » pour avoir du « fun », à ce que disait Jérémie Carignan alias Jerry Cunningham qui affectait de parsemer profusément d’anglo-saxon son langage d’ailleurs assez peu soigné.

Outre les étrangers déjà nommés, il y avait Honoré Doucet, de la grand’ligne, Césaire Beaudry et son frère Eustache, du chemin ponté, Rose et Sophie Baillargeon, du troisième « rang » avec leur « cavaliers » Hamel et Lussier, etc. Ils étaient en tout de vingt à vingt-cinq décidés à s’amuser et à faire la fête. Inutile de dire que Toinette Croteau s’y trouvait, parée de ses plus beaux atours et prodigue de ses œillades les plus assassines.

Parmi les danseurs venus ce soir-là se trouvait un jeune homme qui pouvait avoir vingt-cinq ans. Qui était-il ? D’où venait-il ? Qui l’avait invité ? Autant de ? que se posaient tous les yeux méfiants ou simplement curieux braqués sur lui. Notre homme, lui, ne semblait pas le moins du monde incommodé de ces regards. Il allait et venait d’un groupe à un autre et son allure parfaitement dégagée aurait fait croire qu’il était un habitué de ces bals. Belle taille, figure souriante, moustaches relevées en crocs, bref un type de Don Juan fait pour ensorceler des têtes plus solides que celles d’Antoinette Croteau ou de Rose Baillargeon. Notre Adonis, la bouche en cœur, répondait avec bonne grâce au flirt de ces demoiselles qui rêvaient sa conquête.

Les jeunes gens, qui avaient jusqu’alors épié toutes les démarches du bel inconnu, n’avaient pas fait faute de remarquer son torse imposant et sa musculature d’athlète et ces constatations avaient ôté aux plus hardis toute envie de lui chercher querelle d’Allemand. Toutefois, on était convenu d’avoir l’œil au guet et si l’intrus s’avisait de dépasser les bornes de la convenance (!) avec les demoiselles, les forces coalisées lui feraient vite son affaire.

Après avoir papillonné de tout côté, répondant d’un sourire ou d’un bon mot aux propos flatteurs des jeunes filles comme aux façons plutôt rogues des jeunes gens, notre inconnu sembla jeter son dévolu sur la jolie Antoinette. Il s’approcha d’elle et, après une révérence correcte et les banalités préliminaires, il l’enlaça d’une étreinte galante et la contagion de l’exemple fit que le tourbillon devint bientôt général.

Et l’on dansa, et l’on dansa, tout comme ces bons Provençaux au temps heureux des troubadours et ménestrels, ancêtres des félibres !

Sur le minuit, une certaine accalmie se produisit et tous se disposaient à se rendre au buffet pour se mettre quelque chose sous la dent lorsque, tout à coup, un bruit formidable ressemblant à un coup de foudre ou à la détonation d’une arme à feu se fit entendre. Au même instant, on vit fulgurer, dans les ténèbres, une lueur rougeâtre qui semblait sortir du rocher, de l’autre côté du lac, et qui disparut ou s’éteignit aussitôt. Un long cri fait de stupeur et de détresse retentit, puis tout retomba dans le silence.

On s’imagine mieux qu’on ne peut décrire le revirement qui s’opéra dans l’état d’âme des assistants. Tous semblèrent frappés d’un mutisme subit. Les regards effarés s’interrogeaient à la lumière pâlotte des falots laquelle exagérait la lividité de ces faces pétrifiées de peur. L’enjouement et l’insouciance avaient fait place à la frayeur et à la consternation. Bientôt pourtant, les nerfs se détendirent et cet excès d’émotions se donna libre cours dans les larmes des filles et le verbiage incohérent des gars. Affolées jusqu’à l’hystérie, celles-là se désolaient et sanglotaient à cœur fendre tandis que ceux-ci se posaient cent questions qui s’entrecroisaient sans provoquer de réponses. Quel était ce bruit effrayant ?… cette lueur sinistre ?… ce cri terrifiant ?…

Peu à peu les esprits se calmèrent et les plus braves risquèrent timidement, en guise de réponses, quelques conjectures plus ou moins plausibles. La foudre ?… Mais le ciel était serein, sans aucun nuage… Peut-être quelque braconnier qui faisait le coup de feu contre le rat musqué ou le vison ?…

— Tiens, tiens, intervint Souris Beaunoyer que cette alerte n’avait pas complètement dégrisé, je gagerais ma chemise que c’est Bram Allaire qui a dépisté un chevreuil ; il chasse au « jack », le vieux !

Quelque invraisemblable que fut cette hypothèse, on sembla s’y ranger, faute de meilleure solution et par ce besoin instinctif qu’on éprouve de ne pas laisser sans explication un fait ou un événement qui intrigue notre imagination. Au fond, on n’était guère rassuré pourtant.

— Quant à moi, fit remarquer Petit-Noir Labonté, il me semble qu’il y a là quelque chose qui n’est pas naturel. Si on n’était pas des poules mouillées, on irait voir ce qui se manigance là. Si c’est quelqu’un qui a besoin d’aide, ça ne serait pas chrétien de le laisser périr tandis qu’on est ici à se poser des devinettes. Viens-tu, Noré ?

Petit-Noir ou, de son vrai nom, Xavier Labonté avait la réputation de n’avoir pas froid aux yeux. Honoré Doucet, autre fort-à-bras, ainsi interpelé, ne pouvait décemment reculer à peine de passer pour un poltron et ce sous les yeux mêmes de sa « blonde ».

— Je n’ai jamais reculé, répondit-il, relevant ainsi ce qu’il savait être un défi de la part de son copain Labonté. Vous autres, continua-t-il, en s’adressant, avec une nuance de pitié, à ceux qui restaient, veillez sur les femmes jusqu’à ce qu’on revienne.

Le temps de lamper quelques rasades de whisky et voilà nos deux gaillards partis en reconnaissance, armés de solides gourdins et apportant un des falots de la plate-forme.

Il devient nécessaire, pour l’intelligence du récit, de donner ici des détails additionnels sur la topographie des lieux où se déroulent les événements relatés.

Une avenue large de quatre à cinq pieds conduisait du chemin du roi à la décharge du lac où il y avait une chaussée. À cet endroit, l’avenue en question bifurquait comme un Y en deux sentiers, l’un conduisant à la plate-forme, au sud-ouest, et l’autre au rocher, au nord-ouest. Ce rocher surplombait le lac de quelques pieds et constituait une position stratégique idéale pour la pêche à la ligne. Ce détail explique sans doute l’existence du sentier.

On pouvait donc facilement, bien que les abords du lac fussent fort boisés à cette époque, se rendre d’un endroit à l’autre en suivant l’itinéraire représenté par les deux branches de cet Y, la distance n’étant d’ailleurs que de quelque cent pas. Aussi, nos deux gars eurent tôt fait de s’y rendre.

En débouchant sur le rocher qui donnait un espace découvert d’une vingtaine de pieds carrés, Labonté laissa échapper de surprise le gourdin qu’il tenait à la main. À la lueur du falot, il venait de reconnaître la robe d’indienne à carreaux bleus et blancs d’Antoinette Croteau. En effet, c’était bien elle. Étendue sur la mousse du rocher, les vêtements en désordre, la pauvrette ne donnait pas signe de vie.

Comment expliquer sa présence dans cet endroit et dans cet état ? Mystère !… Et pourtant, en y pensant bien, une solution, assez plausible s’offrait à l’esprit des deux jeunes gens. Doucet se rappelait maintenant avoir vu Toinette et son séduisant partenaire quitter l’enceinte de la danse vers les onze heures. Il n’avait pas alors prêté autrement attention à la chose, croyant qu’ils allaient au buffet. Au surplus, l’effroi causé par la détonation et la lueur n’avait pas laissé aux danseurs assez de sang-froid ou de présence d’esprit pour se dénombrer.

Et qu’était devenu le beau « cavalier » de Toinette ? En vain Labonté et Doucet se creusaient la tête pour trouver une solution à cette énigme ; ils ne pouvaient s’expliquer la disparition de l’intrus dans des circonstances aussi mystérieuses et qui laissaient planer de graves soupçons sur lui.

— Écoute, Noré, disait Labonté à son ami, ces dandys-là qui viennent ici avec des chaînes d’or et des mouchoirs de soie, c’est rien que pour enjôler les filles d’habitants. On ne devrait pas les endurer, ça tourne toujours ainsi.

— Mais où est-ce qu’il est, le pendard, que je lui torde le cou, rétorquait Doucet que l’absence de l’ennemi enhardissait. Il ne s’est toujours bien pas évaporé comme un feu-follet, à moins d’être le diable en personne !

— Reste à savoir, mon vieux ; ces manigances-là, ç’a l’air pas mal louche. Dans tous les cas, on va aller mener Toinette chez elle au plus tôt et quand elle sera revenue à elle, il n’y a pas de doute qu’elle nous laissera savoir ce qui s’est passé cette nuit.

À la hâte, Labonté et Doucet improvisèrent un brancard afin de transporter Antoinette dont l’évanouissement persistait.

Au moment de la soulever, Labonté recula d’horreur en se signant. Dans le roc vif, tout près d’Antoinette, il venait d’apercevoir deux pieds parfaitement dessinés comme si le roc s’était fondu sous le poids de quelque monstre aux souliers de feu. Le doigt tendu, muet d’épouvante, Labonté indiquait à son ami les empreintes fatales.

Doucet pâlit et ne prononça qu’un mot : — Vite !

Et saisissant vivement Antoinette, ils la disposèrent sur le brancard et la transportèrent chez le plus proche voisin, le père David Martin, en lui disant, sans plus de détails, que Toinette était « tombée sans connaissance » pendant la danse et le priant de vouloir bien la conduire chez elle. Le père Martin, un bonhomme bien serviable, eut vite fait d’atteler sa jument café et de conduire Antoinette évanouie chez sa mère, une pauvre veuve du chemin de Sainte-Cécile.

Mis au courant de ces faits, danseurs et danseuses ne furent pas lents à se disperser et le retour s’effectua presque en silence, Jerry Cunningham ayant ordre d’avertir le médecin de Granby de se rendre au chevet d’Antoinette.

Lorsque le docteur Gravel arriva, Antoinette n’avait pas encore repris connaissance. Sa pauvre mère désolée pleurait à chaudes larmes. Sous les soins du médecin, Antoinette reprit enfin ses sens mais pour retomber peu après dans un état d’hébétude voisin de la folie. L’œil fixe, hagard, comme épouvantée de quelque vision effrayante, la figure exsangue, la bouche contractée, elle semblait, comme disait sa vieille mère, « jongler » à quelque chose de terrible. Des sons rauques, des paroles inarticulées, véritables gloussements, étaient tout ce qu’on pouvait tirer de réponse aux questions dont on la pressait. Personne n’eut reconnu le minois éveillé, fripon de la jolie Toinette dans ce masque idiot et presque terrifiant.

Elle passa une semaine dans cet état de quasi-imbécilité. Croyant qu’Antoinette donnerait des explications qui éclairciraient le mystère, ni Doucet ni Labonté n’avaient jugé à propos de renseigner la mère Croteau non plus que le médecin qui perdait son latin à diagnostiquer le mal dont souffrait sa patiente.

Il avait parlé d’un violent choc nerveux qui avait déterminé une hyperesthésie générale, laquelle avait causé cette aphasie résultant de l’atonie du larynx, consécutive à la contraction des muscles crico-thyroïdiens.

En entendant ce charabia pompeux, la mère Croteau avait failli s’évanouir. Au milieu d’une crise de sanglots qui l’avait saisie, elle balbutiait de sa voix chevrotante que, sûrement, sa petite Toinette ne reviendrait pas de toutes ces maladies, qu’elle allait mourir et la laisser seule dans la vie, etc.

Il y a, dans les larmes d’une mère, quelque chose de déchirant en même temps que de sacré qui apitoie l’âme la plus stoïque, attendrit le cœur le moins sensible. Aussi, le docteur Gravel — on croirait les médecins cuirassés contre l’émotion par la pratique constante des chevets de moribonds et la fréquence des scènes pathétiques qui y font cadre — le docteur Gravel sentit les larmes le gagner et ne put qu’adresser à la mère éplorée quelques paroles de consolation et d’encouragement, répertoire banal de tout Esculape, mais aussi indispensable que sa trousse. Après avoir prescrit une diète légère, le repos absolu et des tablettes d’opium camphré, il se retira, promettant de revenir le lendemain.

Ce soir-là, vers huit heures, Antoinette se leva soudain et, comme si ses membres engourdis par l’inaction eussent éprouvé un besoin impérieux de détente, elle se livra à une danse frénétique dans les deux pièces qui composaient le logis. Elle dansait et sautait sans relâche, renversant les meubles en esquissant les entrechats les plus fantaisistes. À la fin, épuisée, elle s’affaissait en proie à une crise violente, les yeux révulsés, la bouche tordue en un rictus hideux et lançant des rugissements terribles tandis que ses ongles labouraient ses chairs qui se zébraient de sang. Puis, la crise passée, le sabbat reprenait de plus belle. Incapable de maîtriser la forcenée, sa mère sortit pour chercher de l’aide et envoyer quérir le curé.

Le plus proche voisin habitait à cinq arpents de là et lorsqu’on revint, la maison flambait et Antoinette se débattait au milieu du brasier. Dans sa danse furibonde, elle avait sans doute renversé le poêle que sa mère avait allumé pour préparer le repas du soir.

Hélas ! l’incendie avait trop d’avance et les efforts qu’on fit pour sauver la malheureuse furent vains. Les flammes rapidement faisaient leur œuvre. Les voisins qui arrivaient entendirent la voix d’Antoinette, cette voix d’autrefois qui se faisait câline et dont les accents contrits savaient trouver le cœur de sa mère, et cette voix, entrecoupée de sanglots, répétait : Pardon, maman,… pardon, maman !…

La mère Croteau n’entendit pas le suprême adieu de sa fille. À la vue de l’incendie qui dévorait l’humble maisonnette construite par son cher défunt, où elle avait passé d’heureuses années avec sa petite Toinette, à la vue de sa fille unique se tordant au milieu des flammes, la pauvre femme s’était affaissée. Elle ne survécut que quelques jours à sa malheureuse fille.

— Hélas ! murmurait le curé Michelin qu’on amenait à bride abattue, Dieu n’a pas voulu que j’arrivasse à temps pour l’absoudre. Sa droite est terrible !

La danse au Petit Lac reçut là son coup de mort. La leçon, voyez-vous, était assez éloquente et démontrait, de toute évidence, qu’on ne se moque pas impunément des sages remontrances d’un pasteur.

On eut soin, pour l’honneur de la paroisse et des familles, de jeter sur les récents événements le voile de l’oubli. Les participants eurent garde, comme bien on pense, de se vanter d’avoir ainsi coudoyé le diable sous les dehors séduisants d’un danseur accompli, car, la chose ne faisait pas l’ombre d’un doute, le partenaire d’Antoinette Croteau était bel et bien Sa Majesté Satanique.

Cette conspiration du silence fut si bien ourdie qu’à peine quelques années s’étaient écoulées que d’incrédules Thomas criaient à l’imposture.

On a dit que les roches parlent. On peut donc s’imaginer si un rocher doit être bavard qui porte sur soi la preuve de ses racontars. Quel document authentique, en effet, comporte une évidence plus probante que ce rocher du Petit Lac scellé de l’empreinte diabolique ?

Il y a quelque vingt ans, on voulut remettre en honneur ces bals nocturnes au bord du lac, mais la tentative échoua piteusement et les promoteurs, esprits forts de Granby qui riaient de ces histoires à dormir debout, furent énergiquement éconduits.

Je suis allé, l’an dernier, y faire la pêche. Mon cicérone, le père Picard, m’a fait voir les empreintes fatales sur le rocher. L’empreinte du pied gauche s’est presque totalement effacée sous l’effritement du roc, mais celle du pied droit est très intacte et très nature.

— Et vous, père Picard, demandai-je à mon guide, que pensez-vous de cette affaire-là ?

— Bédame ! c’est bien difficile à dire. Il y en a qui ont prétendu, dans le temps, que c’était Vilbon Gamache qui aurait imaginé cette histoire-là pour effaroucher les gars de Granby et d’Upton qui venaient seiner au lac. Comme de fait, on n’en a plus vu sourdre un nom de gueux et mon Gamache a eu quasiment comme qui dirait le monopole du poisson.

Mais après avoir ruminé pendant quelques instants, il ajoutait cette arrière-pensée qui montre bien quelle emprise peut exercer la superstition sur certains esprits soi-disant sceptiques : —

— N’empêche pas que la barbotte du petit lac, elle est noire comme l’enfer et puis l’anguille, eh bien ! elle frétille comme si qu’elle aurait le diable au corps !


Granby, juillet 1901.



  1. Pudentienne ou Potentienne — l’orthographe Prudentienne est incorrecte — appartenait à la noblesse romaine. Son père, saint Pudent, était sénateur, et sa mère, Sabinilla, une « très illustre patricienne », disent les hagiographes. Leur palais, la première maison à Rome où pénétra la foi chrétienne, devint plus tard la première église de la ville sainte, l’église du Pasteur connue ensuite sous le nom d’église Sainte-Pudentienne. Elle fut baptisée par saint Pierre lui-même et ses domestiques, au nombre d’une centaine, le furent subséquemment par le pape saint Pie I. Elle distribua son patrimoine en aumônes et en bonnes œuvres. Elle eut une sœur, sainte Praxède, et deux frères, saints Donat et Timothée. Sa grand’mère paternelle était sainte Priscille. Elle mourut en paix à un âge avancé, en l’an 160. — Sa fête se célèbre le 19 de mai.