Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/9

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IX


CHAPITRE IX.


un ami d’enfance.


Leporello alla ouvrir ; le portier de la maison, la figure bouleversée, dit au valet de chambre :

— Mademoiselle Astarté est-elle là ?

— Pourquoi ?

— Il faut que je lui parle absolument, et tout de suite… — dit le portier. Puis il ajouta, pendant que Leporello allait chercher Astarté :

— Ah ! mon Dieu… j’en suis encore tout saisi.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, Monsieur Durand ? — dit Astarté, en arrivant précipitamment.

— Ah ! Mademoiselle… figurez-vous que tout-à-l’heure on frappe, je tire le cordon, et je vois entrer dans la loge un grand gaillard à barbe brune et à cheveux presque gris, quoiqu’il eût l’air jeune ; du reste pas mal vêtu, si vous voulez, mais une drôle de mine, et avec ça un large bandeau noir sur l’œil gauche. Enfin… une figure… une figure…

— Après, — dit impatiemment Astarté, — après ?

Basquine demeure ici ? — me dit-il d’un ton brusque. — Oui, Mademoiselle Basquine demeure ici, Monsieur, — ai-je dit à ce malotru, pour lui faire comprendre sa malhonnêteté. — Bon — qu’il me fait, et le voilà à arpenter la cour. Je m’élance après lui. — Monsieur… un moment, on n’entre pas ainsi ; Madame n’est pas visible. — La preuve qu’elle est visible, c’est que je vais la voir, — me répond-il. Et il va toujours. Alors, ma foi, je l’arrête par le bras, et je m’écrie : — Si vous voulez entrer de force dans la maison… d’abord, je crie à la garde… Voilà mon caractère ! — À cette menace, ce diable d’homme a pâli, je l’ai bien remarqué, il s’est arrêté court, et m’a dit : — Allons, ne criez pas si haut, rentrons dans votre loge, vous me donnerez de quoi écrire un mot, vous le porterez tout de suite à votre maîtresse, et vous verrez de quelle manière on vous traitera… pour m’avoir refusé sa porte… — Ma foi ! cet homme m’a dit cela d’un tel air que, malgré sa mauvaise mine, j’ai craint d’avoir eu tort de ne pas le recevoir. Je lui ai donné de quoi écrire ; il attend dans ma loge… et voilà le billet qu’il demande que l’on remette à Madame.

Ce disant, le portier donna à Astarté une lettre fraîchement cachetée.

— C’est impossible, — dit la femme de chambre, — je ne peux pas éveiller Madame, elle s’est couchée à cinq heures du matin… elle ne m’a pas encore sonné…

— Parbleu… envoyez-le promener, votre homme à barbe, — dit Leporello, — voulez-vous que j’aille lui parler, moi ?

— Non… — reprit Astarté après quelques instants de réflexion, M. Durand a peut-être bien fait, et au risque d’éveiller Madame, je vais lui porter cette lettre.

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Dix minutes après, Astarté revenait en courant.

— Ah ! mon Dieu… quelle bonne idée j’ai eue, — dit-elle à Leporello, de porter la lettre à Madame !

Puis, s’adressant au portier :

— Vite, vite, Monsieur Durand, priez ce Monsieur d’entrer, et amenez-le ici.

Le portier s’empressa d’obéir, et revint bientôt précédant Bamboche.

On se souvient peut-être que le bandit, accusé de deux meurtres, et traqué de forêt en forêt après son évasion des prisons de Bourges, avait failli être arrêté par Beaucadet et ses gendarmes, dans un bois appartenant au comte Duriveau ; mais rencontrant d’abord Bête-Puante, qui lui avait donné asile dans son repaire, puis, plus tard, M. Dumolard, qu’il avait dépouillé de ses habits, de son cheval et de cette bourse de cinquante-cinq louis que le gros homme regrettait si amèrement, Bamboche, à l’aide de cette somme, était parvenu, après des peines infinies, à dépister les gens de police mis à sa recherche, et enfin à gagner Paris où il espérait, non sans quelque raison, être mieux caché. Songeant enfin à Basquine, dont il connaissait la brillante position, il avait espéré que la compagne de son enfance lui serait secourable.

Bamboche, dont l’épaisse barbe brune couvrait à moitié le visage, et qu’un large bandeau noir placé sur l’œil gauche déguisait encore, était proprement vêtu ; mais ses traits rudes, sa pâleur, sa physionomie farouche expliquaient et de reste l’hésitation que le portier avait eue à introduire sans observations un pareil personnage chez sa maîtresse.

— Voulez-vous, Monsieur, vous donner la peine de venir par ici ? — dit Astarté à Bamboche en le regardant en dessous avec un mélange de curiosité, de crainte et de surprise, ne concevant pas l’empressement de sa maîtresse à recevoir un pareil visiteur.

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Une heure après l’entrée de Bamboche chez Basquine, Astarté venait trouver Leporello, et lui disait avec stupeur :

— Ah mon Dieu !… en voilà bien d’une autre.

— Quoi donc, ma chère ?

— Cet homme, à bandeau noir, déjeûnera ici.

— Ah bah !

— Dînera ici.

— Ah bah !

— Couchera ici.

— Diable !…

— Logera ici…

— C’est donc un frère… au moins ?

— Chut !… fit Astarté d’un air mystérieux et en parlant à vois basse.

— Quoi donc ?

— C’est un condamné politique… qui s’est échappé de prison où il avait été mis lors des émeutes.

— Ah ! alors, je comprends… pauvre garçon… Condamné politique… ça me rappelle M. Lebouffi… le majestueux député de l’opposition dont nous avons tant ri… celui qui se savonnait le crâne à fond quand il devait parler à la tribune… afin de faire des effets de crâne comme mon ancien maître faisait des effets de linge.

— Ce malheureux Monsieur, — reprit Astarté, — est, à ce qu’il paraît, las de faire des effets de prison, lui !! aussi Madame nous recommande le plus grand secret… Nous deux, seuls dans la maison, saurons que le prisonnier est ici… Il couchera dans la pièce qui est de l’autre côté de la lingerie, et qui donne sur le jardin ; seule, j’en ai la clé ; pour sa nourriture… tu prendras ce qu’il faut, en desservant, avant de reporter les plats à l’office…

— Très-bien. Mais le portier qui l’a vu entrer, ce Monsieur ?

— Madame y a songé : tu vas dire au portier de porter cette lettre tout de suite chez le vicomte Scipion… Pendant que M. Durand fera cette commission, tu garderas la loge, et, à son retour, tu seras censé avoir ouvert la porte à l’homme au bandeau noir et l’avoir vu sortir.

— Ça va tout seul… Mais le vicomte Scipion est donc de retour à Paris ?

— Sans doute, j’ai reconnu son écriture parmi les lettres de ce matin que j’ai portées à Madame tout-à-l’heure, quand elle m’a sonnée pour me dire que l’homme à bandeau noir logerait ici. Enfin le vicomte est si bien à Paris que Madame le fait dire qu’elle n’y est absolument que pour lui… et qu’il doit venir sur les trois heures.

— Bon, je donnerai la consigne au portier en lui remettant sa loge, et je ne recevrai ici que le vicomte Scipion… Mais j’y songe, je ne l’ai jamais vu.

— Peu importe, le portier le connaît. Il ne laissera monter que lui, tu pourras donc ouvrir au vicomte en toute confiance.

— C’est égal, pour plus de sûreté, avant de l’introduire, je lui demanderai son nom.

— Du reste, — dit Astarté, — voilà son signalement : la plus jolie figure qu’on puisse voir, cheveux châtains, petites moustaches blondes frisées, yeux bruns, grands comme ça, et des dents de perles.

— Diable, Mademoiselle, il me paraît que vous l’avez joliment dévisagé, ce joli vicomte.

— Et pour achever. — dit Astarté en haussant les épaules à l’observation de Leporello — ni trop grand ni trop petit, une taille charmante et une tournure aussi élégante que celle de ton ancien maître, don Juan.

— Avec tant de perfections, — dit Leporello, — je comprends que Madame le soigne, comme tu dis ; aussi, à la place de notre maîtresse, j’aimerais mieux un joli garçon comme ça pour m’endormir, que… sa pipe de porcelaine.

— Veux-tu te taire, homme peu vertueux. Allons, va vite… chez le portier, moi je cours m’occuper de la cachette de l’homme à bandeau noir.

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Vers les trois heures, Leporello introduisit le vicomte Scipion Duriveau dans le salon de Basquine.

— Si Monsieur le vicomte veut se donner la peine d’attendre un instant, — lui dit Leporello, — Madame va venir.

Scipion fit un signe de tête, Leporello sortit.

Pendant que le vicomte attendait Basquine, celle-ci terminait sa toilette avec l’aide d’Astarté. Quelques robes de couleurs ou de façons diverses, éparses çà et là sur les fauteuils, annonçaient que Basquine avait essayé plusieurs toilettes avant de s’arrêter à une mise qu’elle voulait sans doute rendre irrésistible ; elle semblait avoir parfaitement réussi.

Basquine, alors dans tout l’éclat de son éblouissante beauté, s’était fait coiffer à la Sévigné : les mille boucles de ses cheveux, du plus beau blond cendré, s’étageaient, soyeuses, fines, légères, autour de son front charmant et caressaient le contour de ses joues pâles ; mais, malgré cette pâleur, la carnation de Basquine était, à la fois, si veloutée, si transparente, si pure, que cette absence de coloris avait un charme d’autant plus singulier, qu’il contrastait avec le pourpre des lèvres et le feu de ses grands yeux aux sourcils châtains, presque noirs, comparés aux boucles vaporeuses de la chevelure où se jouaient l’air et la lumière ; deux gros nœuds de rubans d’un rose vif glacé de blanc complétaient cette coiffure.

Par dessus sa jupe de soie rose, Basquine portait une sorte de tunique de satin noir, très-décolletée, échancrée au corsage, descendant à peine aux genoux, et garnie en cet endroit d’une haute broderie de jais noir, d’où s’échappait un grand volant de dentelle noire tombant jusqu’aux pieds, transparent réseau à travers lequel on voyait les reflets glacés de la jupe rose ; deux petites manches bouffantes interrompaient seules le délicieux contour qui joignait à des bras ronds, fins, potelés, des épaules à fossettes et une poitrine éblouissante. L’ouverture du corsage noir, échancré en V, aurait découvert presque la moitié de deux seins d’ivoire, ainsi que le large et blanc méplat qui les séparait, sans un gros nœud de ruban rose qui, placé à la pointe du corsage, jetait discrètement son ombre rosée sur la neige de cette ferme poitrine.

Basquine, alors debout devant sa glace, donnait aux légers anneaux de sa coiffure ce dernier tour… ce je ne sais quoi de négligé, de vrai, bien supérieur à l’apprêt et à la symétrie… Puis à l’aide d’une boucle de jais noir, elle serra plus étroitement encore le large ruban qui servait de ceinture à sa taille incroyablement mince et qui, pour ainsi dire, brisée dès l’enfance de Basquine, avait conservé une souplesse, une grâce dont l’incroyable flexibilité des danseuses espagnoles donnerait seule une idée ; Basquine pouvait comme elles faire onduler sa fine taille de couleuvre, à droite, à gauche, en avant, en arrière, se tordre enfin comme un serpent, pendant que ses larges hanches oscillaient à peine sous un voluptueux balancement.

Il était impossible de rencontrer un ensemble plus séduisant que celui de Basquine ainsi vêtue. Jamais Astarté ne l’avait vue attacher un soin si minutieux à sa toilette, et jamais aussi elle n’avait vu sa maîtresse si jolie.

La camériste ayant entendu frapper discrètement à la porte de la chambre à coucher, demanda :

— Qui est là ?

La voix de Leporello répondit en dehors :

— M. le vicomte Duriveau attend Madame dans le salon, et voici une lettre que l’on vient d’apporter pour Madame ; il n’y a pas de réponse.

Astarté entr’ouvrit la porte, prit la lettre que Leporello lui tendit, et la remit à sa maîtresse.

À peine celle-ci l’eut-elle ouverte, qu’elle ne put s’empêcher de s’écrier :

— Lui aussi… à Paris !!!

Après avoir attentivement lu cette lettre qui lui était écrite par Martin, Basquine la jeta au feu, et, pensive, la regarda brûler en souriant d’une manière étrange ; puis, après quelques instants de rêverie, elle tressaillit et dit à Astarté :

— N’oubliez pas, je vous en prie, mes recommandations au sujet de la personne qui restera cachée ici… pendant quelques jours… je reconnaîtrai votre zèle et votre discrétion.

— Madame peut être sûre que le secret sera gardé… et bien gardé.

— Je compte sur vous, Astarté. Songez que la moindre imprudence pourrait causer de grands malheurs…

— Que Madame n’ait aucune crainte, je réponds de Leporello comme de moi-même.

— Je vous crois… prévenez-le aussi que je n’y suis absolument pour personne.

Ce disant, Basquine traversa une pièce qui suivait sa chambre à coucher, et se trouva bientôt en présence du vicomte.

À la vue de Scipion, Basquine fut agitée d’un frémissement imperceptible. Un éclair de joie infernale illumina son regard… Elle croyait toucher… elle touchait à cette vengeance depuis si long-temps méditée… attendue… Et cette vengeance pouvait être épouvantable…

L’expression qui, pendant un instant, donna une effrayante expression de méchanceté à la physionomie de Basquine fut si rapide, que Scipion ne s’en aperçut pas… Loin de là, car bien qu’il fût habitué à l’éclat de la beauté de Basquine, jamais peut-être cette beauté ne lui avait paru plus merveilleuse et surtout plus voluptueusement agaçante ; aussi, à l’aspect de Basquine, frémissant d’amour, de désirs, il s’écria d’une voix triomphante :

— J’ai gagné !… Mon père viendra demain… Vous dicterez les conditions de mon mariage avec Raphaële.

— Ah ! démon… — dit Basquine, en se jetant au cou de Scipion, et l’enlaçant de ses bras charmants.

— Êtes-vous content, diable rose ? — répondit le vicomte en serrant pour ainsi dire entre ses dix doigts cette taille fine et ronde, tandis que, emportée par son impatiente ardeur, il cherchait de ses lèvres la bouche de Basquine ; mais celle-ci sut échapper à ce baiser, et quoique toujours retenue par Scipion, elle se rejeta si vivement en arrière et un peu de côté, que, grâce à sa souple cambrure, elle se plia pour ainsi dire en deux sur l’un des bras du jeune homme ; puis, restant renversée à demi dans cette pose, digne du provoquant abandon de l’Érigone antique, elle attacha sur les jeux de Scipion ses grands yeux humides, voilés, mourants… pendant que ses lèvres vermeilles, exhalant un soupir embrasé, laissaient voir, en s’entr’ouvrant, le blanc émail de ses dents.

Un nuage passa devant la vue de Scipion ; ses joues s’enflammèrent ; enivré, éperdu, se penchant vers Basquine, il lui dit d’une voix palpitante… avide :

— Oh ! tu es belle… Je t’aime !… Enfin… tu es à moi !

Il avait à peine prononcé ces mots que, agile et vive comme une couleuvre, Basquine échappait à l’étreinte passionnée du jeune homme, en disant, comme si elle se fût reproché d’avoir failli céder à un entraînement involontaire :

— Non… non… je suis folle !…

Puis, se jetant sur un fauteuil, au coin de sa cheminée, elle cacha sa figure entre ses mains.

Scipion courut à elle en s’écriant :

— Oh ! tu veux en vain t’en défendre… tu m’aimes… tu es à moi et…

Scipion n’acheva pas. Basquine, relevant la tête, partit d’un éclat de rire sardonique ; ses traits avaient subitement repris leur expression ironique et dédaigneuse.

— Ah… c’est affreux ! toujours la même !… — s’écria le vicomte avec dépit et amertume, quoiqu’il crût à la sincérité de l’amoureuse émotion que Basquine avait paru ressentir, — tout-à-l’heure elle écoutait la voix de son cœur… et la voilà qui, pour se jouer de moi, reprend son masque insolent et moqueur… il faut que, jusque dans son amour, elle soit comédienne !

— Et vous, n’êtes-vous pas le plus grand roué, c’est-à-dire le plus admirable comédien que je connaisse ? Et qui me dit que votre père viendra ? qui me dit que vous ne voulez pas, à l’aide d’un mensonge, abuser, comme vous l’avez fait tant d’autres fois, de la candeur d’une pauvre fille ? — et Basquine baissa les yeux d’un air hypocrite.

— Mon père viendra demain ! — s’écria Scipion, — je vous le jure !

— Un serment ? — dit Basquine en riant, — vous allez me dire quelque insigne fausseté.

— Mais, — reprit Scipion avec une impatience fiévreuse, — ne vous ai-je pas écrit que, le lendemain de cette scène avec mon père, dans laquelle j’avais, je crois, montré quelque vigueur…

— Si votre récit était fidèle, et je le crois, vous avez été charmant, rempli d’insolence et d’audace… battre le comte avec ses propres armes… à chacun de ses reproches lui répondre : — Ce que j’ai fait… tu l’as fait !… — C’était du dernier piquant…

— Eh bien ! ne vous ai-je pas écrit que, le lendemain de cette scène, il m’a dit : — « Bah ! j’étais un niais de me révolter hier contre les conditions que tu as posées à ton mariage et conséquemment au mien, mauvais garnement ; je verrai Basquine, c’est la femme la plus à la mode de Paris ; elle est, dit-on, spirituelle comme un démon ; nous sommes faits pour nous entendre. »

— Décidément, vous voulez que je raffole de votre père.

— De grâce, écoutez-moi, je parle sérieusement, — dit Scipion, — puis il a ajouté : « — Seulement, pas un mot de cette démarche un peu régence, à ta pauvre Raphaële ; tout ce que je te demande, ce sont des égards pour elle jusqu’à ce que nous soyons mariés, toi et moi ; après cela, ma foi ! tu t’arrangeras… » Voilà ce que m’avait dit mon père au Tremblay, il y a huit ou dix jours.

— Il y a huit ou dix jours, bon, mais depuis ?

— Deux ou trois fois… il a voulu revenir sur cette promesse…

— Ah ! vous le voyez, vous me trompiez…

— Mais écoutez-moi donc, et, au lieu de me railler, vous m’admirerez, peut-être…

— J’aime beaucoup vous admirer, mon cher Scipion…

— Vous le savez… mon cher père est le plus grand roué qu’il y ait au monde… Il s’en vante, il a raison ; aussi ayant vu qu’il ne pouvait rien obtenir de moi par la menace, au sujet de la condition que je mettais à son mariage… il y avait donc consenti ; pourtant, malgré cette promesse, comme il est très-fin, il a essayé deux ou trois fois, depuis huit jours, de me reprendre en sous-œuvre… jouant alors, à ma grande surprise, un rôle tout nouveau pour lui, où, du reste, je l’ai trouvé médiocre, je le lui ai… confié.

— Et ce rôle ?

— Il s’était déjà amusé à jouer le père féroce ; il a voulu essayer du père sensible… Et dans une scène à grand effet, il a pleuré… mais… ma foi… très-bien !… très-bien !…

— Le roué ! dit Basquine, avec un sourire sardonique, — c’était très-fort !

— Pardieu ! vous comprenez bien que je n’ai pas été sa dupe… une seconde. Mais il a eu un beau moment, et moi aussi…

— Voyons cela, démon ?

— Il a pris une voix lamentable, et m’a dit : — « Je pleure… pourtant… devant toi… et cela ne te fait rien. » — Allons donc, lui ai-je dit, si je croyais à tes larmes… tu rirais trop…

— Scipion, je baiserai tout-à-l’heure vos beaux grands yeux… pour ce mot-là… Continuez, et tâchez de me gagner un autre baiser… Mais je brûle de savoir comment, avec tout cela, votre père consent à venir ici… subir mes conditions ?

— Le baiser d’abord… oh !.. le baiser.

— Non, non, voyons… dites… vite.

— Eh bien ! voyant que je le trouvais médiocre, en père sensible, l’auteur de mes jours a voulu se poser de nouveau en père féroce. À ses anathèmes, j’ai répondu avec le sang-froid que vous me connaissez : — « Rappelle-toi donc cette excellente histoire de cet imbécile de mari que tu as fait pleurer à chaudes larmes en pleurant toi-même, afin de lui persuader que ton amour pour sa femme avait été platonique, tandis que le soir même tu avais un rendez-vous avec elle… Rappelle-toi donc encore qu’à ce propos tu m’as dit : — « Il faut t’exercer, ô mon fils ! à avoir la larme facile, ça sert beaucoup avec les femmes, et quelquefois même, tu vois, avec les maris. »

— Scipion… je t’adore ! — s’écria Basquine ; puis elle reprit avec un sérieux affecté : — Continuez, Monsieur…

— Tu aurais dû ajouter dans ce temps-là — ai-je dit à mon père : — la larme facile sert aussi pour attendrir les fils qu’on peut avoir ; mais sur moi, ta rouerie lacrymatoire ne prend pas, je suis un fils… imperméable… — Voyant son jeu deviné, il est redevenu lui-même… c’est-à-dire le père roué, et il m’a dit en riant : — «  Allons, mauvais sujet… il faut toujours en passer par ce que tu veux ; soit, après-demain… je verrai ta diable de Basquine. » — C’est avant-hier qu’il me disait cela, et…

Scipion ne put continuer.

À ce moment, et malgré la défense expresse de sa maîtresse de ne laisser entrer personne, Leporello parut après avoir frappé ; il tenait à la main un plateau sur lequel était une lettre.

Cette lettre était du comte Duriveau, qui attendait dans la pièce voisine.