Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VII/9

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IX


CHAPITRE IX.


journal de martin (Suite).


La soirée était magnifique ; je suis allé aux Tuileries, sous les grands marronniers qui entourent un parterre oblong tout planté de roses et de résédas.

La solitude, l’ombre épaisse de ces beaux arbres, la senteur des fleurs, la tiédeur de l’air, la vue de quelques couples amoureux se promenant lentement dans cette partie déserte et sombre du jardin, tout ce qui m’entourait enfin me ramenait aux pensées que je voulais fuir…

J’ai quitté les Tuileries, et suivi les quais et le bord de la Seine au long du Cours-la-Reine

La fatalité me poursuivait…

La nuit était venue… douce, splendide, étoilée….

À chaque pas, je ne vis encore de ce côté que des scènes d’amour…

Sur la berge de la rivière, des ouvriers et des grisettes allaient et venaient les bras entrelacés, tandis que d’autres causaient assis sur le gazon de la rive.

Je gagnai les obscures allées du Cours-la-Reine.

Là, presque chaque banc recevait un couple que je distinguais à peine par la blancheur de la robe des femmes… de vagues bruits de baisers, de soupirs, des mots dits tout bas, venaient encore me poursuivre… Tout dans cette fatale soirée ne respirait que tendresse, plaisir et volupté…

Je m’éloignai de ces lieux trop dangereux pour moi ; et voulant encore échapper à ces tableaux qui embrasaient mon sang, j’ai traversé la place de la Concorde et suivi la rue Saint-Honoré…

La lune alors brillait au ciel ; les fenêtres de beaucoup de maisons étaient ouvertes, et à plus d’un balcon obscur, tandis que l’intérieur de l’appartement était lumineux, je vis, à la clarté de la lune, qui les éclairait doucement, des hommes et des femmes, accoudés sur les rampes de fer, causer de si près… de si près… que leurs chevelures se confondaient…

Que dirai-je ? mon Dieu !… ces pauvres malheureuses créatures, que le vice jette à la nuit sur les trottoirs, et dont la vue est ordinairement si révoltante pour moi, venaient encore, par leur figure provoquante, par leur démarche lascive… attiser le feu dont j’étais consumé.

Ma tête s’égara de plus en plus… De ce moment la tentation maudite dont j’étais obsédé depuis le matin, s’empara complètement de moi…

Je suis entré dans une boutique, j’ai acheté une bouteille d’eau-de-vie, et je suis rentré à l’hôtel.

Il était dix heures et demie ; j’ai caché la bouteille d’eau-de-vie dans un coin de la pièce où je me tiens d’habitude, et j’ai attendu le retour de la princesse.

À onze heures un quart, elle est rentrée.

Lorsque je lui ai eu ouvert la porte, elle m’a dit :

— Vous pouvez vous retirer, je n’ai plus besoin de vous.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me suis retiré, en effet.

J’ai, selon la coutume, éteint les lumières du parloir du salon et de la pièce d’attente, dont j’ai ouvert et refermé la porte avec bruit, comme si je sortais ; mais, au lieu de sortir, je suis resté dans l’appartement, dont j’ai intérieurement fermé la porte à double tour, puis, blotti dans l’ombre… j’ai attendu que minuit eût sonné.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Énumérer les pensées qui m’ont agité pendant cette heure d’attente et d’orage, m’est impossible… Autant nombrer les flots d’un torrent.

La seule idée fixe, ardente, qui, brûlant en moi d’un feu sombre, domina toutes les autres, fut celle-ci :

— Régina va être à moi… par surprise et par force !

C’était un crime infâme ! je le sais, un crime plus infâme encore que celui que le comte Duriveau avait voulu commettre. Je l’avoue… car ma maîtresse dormait paisible, confiante sous ma garde… sous ma garde à moi, que mon bienfaiteur avait placé près d’elle, comme un serviteur dévoué, comme un gardien tutélaire…

Oui, ce crime était infâme, mais j’étais ivre, mais j’étais fou, mais j’étais poussé par les sauvages appétits de la bête fauve.

Et pour que cette infamie fût complète dans son horreur… je trouvais moyen de la justifier à l’aide de je ne sais quelle féroce hypocrisie.

— « Aucun de ceux que Régina aime ou qu’elle a aimés, — me disais-je, — n’a fait pour elle ce que j’ai fait, moi ! et lorsque, dans la stupeur et l’épouvante où va la jeter mon attentat, elle sera là, brisée, suppliante, je lui dirai :

— « Voilà dix ans que je vous aime, entendez-vous ! et je l’ai prouvé quoique vous l’ignoriez… Sachez-le donc, à la fin !

» Vous aviez un culte pour le tombeau de votre mère… pendant dix ans, j’ai soigné religieusement ce tombeau.

» Vous alliez devenir la femme… la victime d’un homme indigne, j’ai démasqué cet homme.

» Vous alliez tomber dans un horrible guet-apens, je vous ai envoyé un libérateur.

» La réhabilitation de la mémoire de votre mère vous rendrait le cœur de votre père, vous remplirait l’âme de bonheur et d’orgueil ; cette réhabilitation est entre mes mains.

» Avez-vous quelques scrupules de tromper votre mari ? je mettrai votre conscience en repos, en vous prouvant que votre prince vous a quittée pour se plonger dans une fange immonde.

» Vous aimez votre amant. Qu’a-t-il fait ? il s’est battu pour vous ? Eh ! voilà dix ans, moi, que je lutte pour vous, que je lutte seul et du fond de mon obscurité ; si l’homme que j’ai démasqué pour vous sauver de lui, ne m’avait pas traversé le cou d’une balle et rendu aveugle pendant un an, vous n’auriez pas non plus épousé votre prince.

» Voilà ce que j’ai souffert et fait pour vous, moi ; mais l’heure est venue où la conscience de mon dévoûment ignoré ne me suffit plus. Orgueilleuse princesse… vous n’aimerez jamais un laquais, vous ne le pouvez pas, je le sais, quoiqu’il l’ait mérité à force de sacrifices et d’amour. Eh bien ! le laquais pourtant vous possédera, et après il se tuera… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, pendant cette heure maudite, j’ai pensé tout cela sincèrement.

Minuit a sonné.

Voulant étourdir un dernier remords, j’ai vidé d’un trait le quart de la bouteille d’eau-de-vie, et je me suis dirigé vers la chambre à coucher de Régina, la tête perdue, mais le pas assuré, la main ferme, l’oreille au guet, l’œil alerte.

La lune jetait de grands rayons lumineux dans le salon, dans le parloir et dans la galerie de tableaux.

Cela m’a éclairé jusqu’à la chambre à coucher.

J’ai écouté, je n’ai rien entendu… rien…

Si Régina était éveillée, j’étais perdu… Elle pouvait saisir le cordon de la sonnette… J’ai regretté de ne pas l’avoir coupé le soir…

Si, en ouvrant la porte, je réveillais Régina… j’étais encore perdu…

Un moment j’ai hésité de nouveau… puis, entraîné par d’enivrants souvenirs, résolu de mourir… j’ai donné à la serrure un seul tour de clé rapide et net.

Les battements de mon cœur se sont arrêtés ; j’ai écouté… rien… pas le moindre bruit…

Alors j’ai doucement ouvert la porte.

La chambre était éclairée par une lampe d’albâtre placée sur la cheminée.

Régina dormait.

Elle dormait si profondément que, grâce à l’épaisseur des tapis, j’ai pu m’approcher assez près de son lit pour entendre son souffle doux et paisible…

La nuit était étouffante… Régina, ses grands cheveux noirs dénoués, dormait dans un désordre qui m’ôta le peu de raison qui me restait… Au moment de me jeter sur ma proie, j’ai machinalement regardé de côté et d’autre d’un œil oblique, comme si j’avais craint qu’il n’y eût quelqu’un là, quoique je fusse sûr d’être seul… Dans ce mouvement de tête, mes yeux se sont arrêtés soudain sur le miroir de la cheminée, assez vivement éclairé par la lampe d’albâtre…

Dans cette glace, j’ai vu une figure livide, dont l’expression était si hideuse, si féroce que, dans mon épouvante, augmentée du délire de mon imagination, je suis resté pétrifié… fasciné devant cette effroyable vision… puis ma raison s’est réveillée…

Cette figure livide, qui m’épouvantait… c’était la mienne.

Expliquer maintenant comment un éclair de raison a suffi pour illuminer l’abîme où j’allais tomber et m’en montrer l’horreur… expliquer par quel phénomène j’ai brusquement reculé devant l’assouvissement des plus exécrables passions, en les voyant éclater sur mon visage, en traits hideux, en voyant pour ainsi dire écrit sur ma face, l’infamie de l’acte que j’allais commettre… expliquer enfin comment ce dicton vulgaire : — si vous vous voyiez… vous vous feriez peur, — a décidé de mon sort et de celui de Régina dans ce moment suprême… Expliquer tout cela, m’est impossible… car, à cette heure encore, cette révolution subite dans mes esprits est inexplicable pour moi.

Ce dont je me souviens seulement, c’est qu’à ma sauvage audace succéda une si grande terreur d’être surpris là par Régina que, presque défaillant, j’eus à peine la force de quitter la chambre, de refermer doucement la porte et de gagner le parloir où je tombai sans connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand je revins à moi… les premières lueurs du soleil si matinal en cette saison, empourpraient la cime des grands arbres du jardin ; il devait être trois heures du matin…

Le plus profond silence régnait toujours dans l’appartement.

Je me suis hâté d’en sortir, j’ai ouvert et refermé doucement la porte extérieure, tout dormait encore dans la maison. J’ai regagné ma chambre sans bruit et sans rencontre ; une fois chez moi, je me suis jeté sur mon lit en fondant en larmes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’épreuve a été terrible, mais décisive…

Tout ce qu’il y avait d’impur, de coupable dans mon amour pour Régina, a disparu pendant cette nuit fatale.

L’ardeur de ces bouillonnements impétueux a dégagé l’or de ses scories… À jamais enfoui dans mon cœur, ce divin amour y restera désormais inaltérable et pur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque j’ai servi, le matin, le thé de Régina, elle m’a dit :

— Martin… vous n’avez pas entendu de bruit cette nuit dans l’hôtel ?

— Non, Madame la princesse.

— C’est singulier, — a-t-elle ajouté, — il m’avait semblé entendre, vers les trois heures du matin, fermer la porte de l’appartement qui donne sur le grand escalier.

— Je ne me suis aperçu de rien, Madame la princesse, j’ai trouvé ce matin la porte de l’antichambre fermée comme je l’avais fermée hier soir.

— Alors je me serai trompé ; du reste, vous emportez toujours la clé avec vous, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame la princesse.

— C’est plus prudent, ne l’oubliez jamais.

— Non, Madame la princesse.

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30 août 18…

Régina aime passionnément Just, mais elle n’est pas coupable ;… j’en ai acquis aujourd’hui la certitude… Ce rendez-vous du matin, auquel je croyais, n’existait que dans mon imagination ; elle a emmené sa fleuriste avec elle en fiacre pour parcourir diverses serres renommées, et y moissonner les plus belles fleurs ; elle est arrivée chez sa fleuriste à huit heures et demie du matin, et l’a ramenée à sa boutique à onze heures. Une demi-heure après, la princesse était à l’hôtel.

J’ai été profondément heureux de reconnaître mon erreur ; dans ce bonheur il n’est pas entré la moindre satisfaction jalouse…

La journée et la nuit d’avant-hier me rendent trop honteux envers moi-même… J’ai trop à expier pour ne pas désormais employer toutes les forces de ma volonté à dompter ce qui s’éveillerait encore en moi de coupable ou de mauvais.

À cette heure, j’en suis convaincu, un retour de Madame de Montbar vers le prince est aussi impossible qu’un retour de lui vers sa femme. Régina est entraînée sur la pente de la passion… sa destinée s’accomplira. Elle a trop de fierté pour accepter une vie de fourberie et de déloyauté ; à un jour donné… elle fuira avec Just,… j’en suis certain. Je suis certain aussi… qu’elle trouvera le bonheur dans cet amour. Just est capable d’inspirer et de se montrer digne d’un sacrifice tel que celui que Régina lui fera nécessairement.

J’attendrai… quoique Régina soit envers moi de la plus extrême réserve sur tout ce qui touche le capitaine Just, une fois arrivée à l’extrémité que je prévois, la princesse aura besoin de moi… Jusqu’alors je veillerai… sur elle… et sur lui.

Si quelque danger les menace, je saurai le prévenir…

Régina pourra d’ailleurs peut-être se passer de mon dévoûment ; dès que je la saurai tout-à-fait sous la protection du loyal et généreux amour de Just, tranquille alors sur l’avenir de ma maîtresse, ma mission sera accomplie… je retournerai auprès de Claude Gérard.


29 septembre 18…

J’ai interrompu depuis long-temps ce journal… À quoi bon ?… ils s’aiment, la passion les enivre, les emporte. Ils vivent pour eux seuls…

Régina porte le front trop haut et trop superbe pour être coupable.

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Le prince est toujours absent ; il a quitté sa terre pour faire un voyage aux Pyrénées ; on ne l’attend pas avant le mois de novembre.

Heureusement, toutes les personnes de la société de la princesse sont à la campagne ; ma discrétion est à l’épreuve ; nul, je le crois, n’a pénétré l’amour de Régina ; Just ne vient à l’hôtel que deux ou trois fois par semaine, ainsi que l’autorisent des relations amicales. Les autres jours, profitant de cette magnifique saison, Régina et lui se retrouvent dans des jardins peu fréquentés, au Luxembourg, au Jardin-des-Plantes, au parc de Monceau, d’autres fois au bois de Boulogne, souvent aussi au Musée… Je le sais, j’ai plusieurs fois suivi Régina ; pour justifier ses fréquentes et longues absences, elle a prétexté d’un portrait pour lequel elle donne séance.

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5 décembre 18…

Depuis quelques jours Régina perd de sa sérénité passée ; je l’ai souvent surprise triste, préoccupée, profondément abattue ; mais, à la vue de Just, ses traits s’épanouissent et redeviennent souriants, radieux.

Le prince, au retour de son voyage des Pyrénées, est allé passer un mois à la terre du marquis d’Hervieux… Nul doute que l’arrivée de M. de Montbar, que l’on attend vers la fin du mois, ne cause les anxiétés de la princesse. Elle prévoit que le moment de prendre un parti décisif approche. J’ai d’ailleurs entendu quelques paroles bien significatives qu’elle disait à Just ; ces paroles, les voici :

Tout… ou rien… toujours… ou jamais !

Je connais la décision du caractère de Régina, l’avenir et le passé de son amour sont dans ces mots-là.


19 décembre 18…

Mme Wilson qui était, je crois, à demi confidente de l’amour de la princesse, est retenue à la campagne par une grave maladie de sa fille Raphaële ; la correspondance de ma maîtresse avec Mme Wilson devient de plus en plus fréquente.


20 janvier 18…

Le prince est arrivé depuis plusieurs jours ; chose incompréhensible pour moi, il est absolument le même pour Régina qu’avant son départ, poli, mais railleur et froid, il évite seulement avec une affectation marquée toutes les occasions de parler du capitaine Just.

Le retour du prince a eu au contraire une visible influence sur Régina ; sa préoccupation, sa tristesse, son agitation sont devenues extrêmes. Une crise est imminente, elle le sent, de grands événements domestiques se préparent ici.

Je redouble de surveillance… Régina ne se confie pas à moi… c’est à moi d’agir au besoin sans elle et pour elle.


2 février 18..

Je suis effrayé de la puissance que j’ai à cette heure entre les mains…

Hier soir, après des efforts de pénétration incroyables, des démarches inouïes, j’ai enfin obtenu la dernière preuve dont j’avais besoin pour rendre la réhabilitation de la mémoire de la mère de Régina évidente, palpable, flagrante.

Cette femme est morte martyr du plus admirable dévoûment dont l’amitié ait jamais été capable… Jamais la religion du serment, de la promesse jurée, ne s’est montrée plus héroïque.

Les preuves de ce que je dis, je les ai là, devant moi, sur cette table…

J’ai touché ce but poursuivi par moi depuis si long-temps, et, au lieu d’une joie céleste, c’est de la frayeur que je ressens.

Inspirez-moi, mon Dieu ! car du secret que je tiens, peut dépendre la destinée de trois personnes, de Régina, — de Just, — de M. de Montbar.

Et voici comment :

Avant-hier et hier Régina a été plus inquiète, plus absorbée que jamais.

Après une assez courte entrevue avec son mari, elle a écrit une grande partie de la journée ; cependant, elle ne m’a donné aucune lettre à porter.

Étant entré dans son parloir, pour apporter du bois, je l’ai vue jeter dans la cheminée plusieurs papiers déchirés et froissés ; en avivant le feu, j’ai trouvé moyen de pousser de côté, sous des cendres, plusieurs fragments de papier écrits de sa main et froissés en boule ; elle ne s’est aperçue de rien. Lorsqu’elle est sortie je suis venu en hâte, j’ai pu retirer les papiers, à demi brûlés, j’y ai trouvé les passages d’une lettre ou d’un brouillon de lettre adressée à Mme Wilson, alors absente de Paris.

Ces fragments d’une lettre de la princesse à Mme Wilson, les voici :

— « .   .   . Je viens d’avoir une explication avec mon mari : il sait tout.   .   .   .   .   du reste, je l’ai trouvé.   .   .   .   .   .   .   . Avant trois jours tout doit être décidé.   . Jugez si j’aurais eu besoin de vous voir, de me consulter avec vous ! J’ai la tête perdue ;… mais, je le sais, vous ne pouvez quitter votre pauvre enfant et venir à Paris.   .   .   .   . Aussi je.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

» Ma perplexité est affreuse ; fuir avec Just, lui consacrer ma vie, accepter le sacrifice de la sienne, nous retirer dans quelque retraite obscure pour y vivre et y mourir heureux, ignorés, oubliés : ce serait le ciel… Just est le seul au monde à qui je confierais ainsi ma destinée..... Pourquoi hésiter alors ? me direz-vous.

» Voici pourquoi j’hésite :

» La mémoire de ma mère est encore à cette heure outrageusement calomniée..... À son lit de mort elle m’a dit : Je meurs innocente… Elle est donc innocente ;… je le crois, je le sais, je le sens, mais ces preuves de réhabilitation, que deux fois j’ai espéré de découvrir, m’ont échappé jusqu’ici ;… aux yeux du monde, aux yeux de mon père, dont la vie s’éteint au milieu d’une lutte cruelle entre le souvenir de sa tendresse pour moi et l’aversion que je lui inspire, depuis qu’il croit que je ne suis pas sa fille aux yeux du monde ; aux yeux de mon père, vous dis-je, ma mère a été coupable… l’éclat de ma fuite avec Just fera prononcer une parole terrible : Telle mère, telle fille. Ma faute serait un nouvel outrage dont on accablera la mémoire de ma mère… Me comprenez-vous ?…

» Et ce n’est pas tout encore, oh ! mon amie, quel abîme que le cœur !…

» J’aime Just… oui, je l’aime tendrement, noblement, je vous le dis, le front haut, car cet amour est pur encore, et le jour où il aurait cessé de l’être, j’aurais pour jamais quitté M. de Montbar.

» Écoutez ma confession, mon amie, je vous dirai tout, sincèrement, sans honte, sans orgueil, comme je l’aurais dit à ma mère. — J’ai aimé trois fois — c’est beaucoup ; — ce n’est pas ma faute ! — Si le premier homme que j’ai aimé, l’avait voulu, l’avait mérité… je n’aurais jamais eu qu’un amour au monde.

» Ce premier attachement a daté de l’enfance…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Aussi tout ce qui se rapportait à cet indigne amour, ce n’était pas même une chose passée… oubliée… c’était le néant… cela n’avait pas existé.

» Libre… alors, j’ai aimé mon mari, comme il ne m’est plus permis d’aimer, parce que, même dans mon amour pour Just, il y a un côté de déloyauté forcée par ma position, qui m’humilie, et puis enfin, parce qu’il y a pour moi quelque chose de triste, de honteux à répéter à Just, sincèrement il est vrai, presque les mêmes mots, les mêmes assurances d’affection que déjà j’ai dites à un autre… sincèrement aussi… Car, hélas ! l’amour n’a qu’un langage… Et puis mon amour pour Just est né au milieu des larmes, au milieu de chagrins affreux ; la racine en est amère, les fruits sont amers aussi ;… mais il n’importe, je n’ai plus le choix, mieux vaut pour moi cet amour mêlé de regrets, de remords et d’amertume, que cette vie morne, solitaire, désolée, qui a été si long-temps la mienne… et qui, sans vous, sans votre tendre amitié, ne se fût pas prolongée long-temps.   .   .   .   .   .   .   .

» .   .   .   .   . Nous étions mariés depuis six mois, mon bonheur n’avait jamais été plus grand. Mon premier soupçon a été éveillé par une lettre anonyme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» .   .   .   .   .   . Et voici ce que je dis à M. de Montbar : — Georges, depuis un mois vous avez passé trois nuits hors de l’hôtel ; ne cherchez pas à le nier… chacun de ces trois soirs vous m’avez quittée pour vous retirer chez vous, prétextant une légère indisposition… Une heure après, vous sortiez par la petite porte du jardin, et vous rentriez un peu avant le jour, en passant par l’orangerie et la chambre de Louis. Vous le voyez, je suis bien instruite ; je ne vous demande qu’une chose, Georges, — ajoutai-je en fondant en larmes, — c’est de vous entendre vous justifier… Je sais que les apparences les plus fâcheuses trompent souvent… Et quoiqu’il me paraisse presque impossible de ne pas expliquer votre conduite d’une manière accablante pour moi… tout ce que vous me direz, Georges, je le croirai… j’ai tant besoin d’être rassurée…

» À ces paroles si indulgentes, mais qui lui prouvaient que je savais tout, mon mari, un moment atterré, anéanti… a répondu bientôt par des paroles de hauteur amère et de dédaigneuse supériorité ; bien plus…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» .   .   .   .   . De ce jour, à jamais blessée dans mon amour, dans ma dignité, dans ma foi profonde en mon mari, un mur de glace s’est élevé entre nous, et je suis tombée dans le désespoir dont vous m’avez sauvée…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» .   .   .   .   . J’avais vers mon mari des retours d’affection involontaires que je lui cachais, et dont ma fierté se révoltait…

» Un jour… lui aussi de son côté… Mais alors il était trop tard.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . Cette considération relative à la mémoire de ma mère me fait donc seule hésiter… J’ai tout pesé… j’ai bien réfléchi… À cette heure, une autre affection remplit mon cœur… à cette affection, je suis sur le point de tout sacrifier… et pourtant…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ces fragments sont pour moi significatifs.

Cette hésitation qui, chez Régina, tient à la crainte de voir sa faute rejaillir encore sur la mémoire de sa mère déjà si outragée… cette hésitation, je peux d’un mot la faire cesser, en envoyant à Just, sans qu’il sache d’où elles viennent, toutes les pièces qui prouvent l’innocence de la mère de Régina.

Quant aux vagues regrets ou remords que pouvaient causer à la princesse sa séparation de M. de Montbar, je peux encore la rassurer, et donner demain à Just… les moyens de s’assurer par lui-même, et pour le repos de Régina et pour la tranquillité de sa conscience à lui, que le prince ne mérite ni pitié, ni respect, ni regrets ; car ses goûts de crapule, loin de s’affaiblir, semblent s’accroître.

Voici ce que ce matin, par un hasard étrange, j’ai entendu dire au prince ; il s’adressait à Louis, son vieux serviteur :

— Tu entends bien… un costume de Pierrot en toile à matelas… tout ce qu’il y a de plus laid… tu l’achèteras…

— Mais, prince, vous ne mettrez pas…

— Est-ce que je ne serai pas habillé là-dessous ?

— À la bonne heure — dit Louis en soupirant — et il faudra porter cela ?

— Là-bas… rue du Dauphin, au no 3.

— Et quand ? et à quelle heure, prince ?

— Demain… que ce soit là-bas avant huit heures du soir. C’est tout ce qu’il faut… Tu diras au portier d’allumer du feu.

— Ainsi… prince… — dit le vieux Louis d’un ton de reproche — encore ?…

Je n’ai pu malheureusement entendre la fin de l’entretien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je peux donc demain, dans la nuit, rendre Just témoin de quelque ignoble et nouvelle orgie, en lui donnant les renseignements que je possède.

Régina hésiterait-elle alors à fuir ?

Devoir à Just la réhabilitation de la mémoire de sa mère ! À quelle exaltation la reconnaissance de Régina n’atteindra-t-elle pas alors ? Et une fois certaine de l’indignité de son mari, qui pourrait retenir la princesse ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! je le sens… la responsabilité que je vais prendre est effrayante…

Tout pour moi doit se résumer par ces mots :

« En mon âme et conscience suis-je certain, autant que la certitude en donne à l’homme, suis-je certain que Régina sera heureuse avec Just ? »


3 février 18..

Ce que je viens de voir et d’apprendre bouleverse mes résolutions et me jette dans une incroyable perplexité.

Tantôt, sur le midi, ma maîtresse m’a remis une grande enveloppe cachetée et m’a dit :

— Portez cela à M. de Montbar… et vous attendrez.

Je me suis rendu à l’appartement du prince, assez éloigné de celui de sa femme ; n’ayant pas trouvé le vieux Louis dans une première pièce où il se tient d’ordinaire, et qui précède la bibliothèque, j’ai traversé cette grande salle, il n’y avait personne encore, et j’ai frappé doucement à la porte du cabinet du prince, alors entrebâillée.

Entre… — m’a répondu la voix de M. de Montbar, et sans réfléchir alors qu’il ne me tutoyait pas, j’ai poussé légèrement un des ventaux de la porte.

Par la disposition des lieux, je voyais le prince de profil, assis devant un bureau, le menton appuyé dans ses mains ; il semblait contempler avec une attention profonde et douloureuse un magnifique portrait de Régina, peint peu de temps après son mariage. L’expression de la figure du prince, sur laquelle je vis la trace de larmes récentes, était si désolée, si navrée, si touchante que, tout d’abord, j’ai ressenti, malgré moi, autant d’intérêt que de pitié pour cet homme, dont je n’avais jamais soupçonné le malheur ; une pensée rapide comme l’éclair m’a traversé l’esprit… Sans doute le prince adorait toujours sa femme, et peut-être il cachait cet amour par orgueil.

Effrayé de l’espèce de secret que je venais de surprendre, j’ai seulement alors songé que le prince m’ayant dit : — Entre, — avait cru s’adresser à Louis, à qui il ne cachait sans doute aucune de ses impressions.

Heureusement j’étais resté sur le seuil de la porte entr’ouverte, et le prince était tellement absorbé, qu’il ne paraissait pas même s’apercevoir de ma présence.

Me reculant alors d’un pas en arrière, dans l’espoir de n’avoir pas été vu, je me suis retiré à l’abri de la porte entrebâillée et j’ai frappé de nouveau et plus fort.

— Mais entre donc… Louis, — m’a dit M. de Montbar.

— Prince… ce n’est pas Louis, — ai-je répondu sans paraître.

— Qui donc est là ? — dit brusquement M. de Montbar que j’entendis se lever et s’approcher de la porte, qu’il ouvrit entièrement.

— Que voulez-vous, — me dit-il d’un air dur et contrarié.

— Prince, voici un papier de la part de Mme la princesse. Elle m’a ordonné d’attendre…

Et j’ai remis l’enveloppe à mon maître.

— C’est bon… — m’a-t-il dit. — Attendez dans la bibliothèque.

Quelques minutes après, il m’a remis la grosse enveloppe en me disant :

— Reportez cela à Mme de Montbar.

Tout pensif, je suis retourné vers la princesse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, la profonde et douloureuse émotion du prince, en contemplant le portrait de sa femme, renverse toutes mes idées !… il l’aime encore… il l’a toujours passionnément aimée. Mais alors comment expliquer ces retours à des habitudes dépravées, ignobles ? Non, non, cette adoration tardive n’est qu’un caprice, qu’une fantaisie de souvenirs… Un tel homme est à jamais incapable d’assurer le bonheur de Régina… le passé ne le prouve que trop.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce que je viens d’apprendre dans un moment d’expansion du vieux Louis, me rejette dans le doute.

Je n’ai qu’un moyen de m’assurer par moi-même de la vérité : demain je verrai le prince, je lui parlerai, et il faudra bien que je sache le fond de sa pensée.

Ensuite je déciderai entre lui et Just.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


4 février, cinq heures du matin.

C’en est fait.

Après sévère et impartial examen de mes impressions pendant cette nuit étrange, je me suis inspiré de la connaissance que j’ai du caractère de Régina, — de Just — et du prince.

J’ai tout loyalement pesé au tribunal de ma conscience… et j’ai pris une résolution dernière.

Que la destinée de Régina, de Just et du prince s’accomplisse donc aujourd’hui…

Avant ce soir, tout sera décidé entre eux.

Dieu connaît mes intentions… il sait si elles ont été pures, loyales, désintéressés ; il m’absoudra, si je me suis trompé dans le bien que j’ai voulu faire…

Voilà ce qui s’est passé.

Hier, j’ai dit à Régina :

— J’aurais une demande à faire à Madame la princesse.

— Qu’est-ce, Martin ?

— Si Madame n’avait pas besoin de moi, elle serait bien bonne de m’accorder ma soirée… qui se prolongera peut-être assez tard…

La princesse m’a regardé, assez surprise, puis elle a paru se souvenir de quelque chose, et m’a répondu en souriant :

— Ah ! je comprends, nous sommes dans le carnaval… Allez… allez… amusez-vous bien, et surtout pas d’excès, — a-t-elle ajouté, — je vous dis cela, Martin, parce que vous êtes un bon serviteur, fort rangé, fort tranquille… et que souvent il ne faut malheureusement qu’une occasion pour changer les meilleures habitudes.

— Madame la princesse peut être rassurée à ce sujet…

— Bien… allez…

Et je sortis.

Chose bizarre… c’était du sort de ma maîtresse que j’allais décider pendant cette soirée de liberté qu’elle m’accordait.

J’avais su par le vieux Louis que le prince ne dînait pas à l’hôtel ; il ne me restait plus qu’à aller l’attendre le soir rue du Dauphin, puis de le suivre où il irait.

La nuit venue, je me suis rendu chez un costumier de la rue Saint-Honoré, où j’ai acheté un costume de Pierrot à carreaux bleus et blancs, comme celui du prince, puis (ces détails à cette heure me semblent puérils et ridicules, mais tout était perdu si le prince, mon maître, me reconnaissait)… puis chez un marchand de couleurs fines, je me suis muni d’une petite vessie de blanc de céruse, d’une de vermillon, d’une de noir d’ivoire, et enfin d’un pinceau et d’une bouteille d’huile siccative, grâce à laquelle la peinture sèche à l’instant qu’elle est employée.

Je me suis alors rendu chez mon brave ami Jérôme, le cocher de fiacre, que je n’ai jamais négligé, et à qui j’avais écrit la veille que je le priais de se mettre lui et sa voiture à ma disposition, depuis six heures du soir jusqu’à six heures du matin.

Un masque de diable vert et un autre orné d’un nez en trompe d’éléphant, achetés chez le costumier, devaient faire la joie des deux enfants de Jérôme.

Je ne trouvai chez lui que sa bonne et honnête ménagère.

— Ah ! bonjour, monsieur Martin, — me dit-elle, — il faudra que vous attendiez mon homme ; il vous avait promis d’être ici à six heures, mais, pendant les jours gras, vous savez, un fiacre ne s’appartient pas.

— Je n’aurai besoin de lui à la rigueur que sur les huit heures, ainsi nous avons le temps.

— Oh ! il ne manquera pas ; pour vous, il mettrait plutôt ses pratiques au milieu de la rue…

— En attendant, ma bonne madame Jérôme, permettez-moi d’aller me déguiser dans ce cabinet, et surtout, quand Jérôme reviendra, ne lui dites pas que c’est moi qui suis là ; je veux voir s’il me reconnaîtra.

— Soyez tranquille, monsieur Martin, ça va être très-amusant… Quel bonheur !

Au moyen d’un miroir, éclairé par une chandelle, retiré dans un cabinet dépendant du petit logis de Jérôme, j’endossai d’abord les habits de Pierrot par-dessus les miens, déjà fort amples, ce qui me fit paraître beaucoup plus gros, et par conséquent beaucoup plus petit que je ne le suis, puis, à l’aide des couleurs rouge, blanche et noire et de l’huile siccative, je me tatouai le visage d’une telle manière qu’il devait être absolument impossible de me reconnaître, et de démêler mes traits sous ces dessins bizarres de couleurs éclatantes ; de plus, j’avais relevé mes cheveux sous un serre-tête, et solidement assujéti sur ma tête une énorme perruque grise, longue, touffue, sur laquelle je plantai mon chapeau de Pierrot.

Je n’oublierai jamais l’émotion singulière que j’ai ressenti durant ces préparatifs si burlesques en eux-mêmes et cependant faits par moi d’une façon sérieuse, réfléchie, en songeant que ce déguisement allait me mettre à même d’accomplir un projet d’une extrême gravité.

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