Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VII/8

VIII


CHAPITRE VIII.


journal de martin (Suite).


6 mars 18…

. . . . . Me voici de retour de ce court voyage entrepris par Régina pour se rendre, selon sa coutume, au tombeau de sa mère, le jour anniversaire de sa mort.

Juliette et moi nous avons accompagné la princesse. La voiture a passé devant la croix de pierre où autrefois je retrouvai le petit châle ensanglanté de Basquine après notre séparation.

Quelle émotion, en rentrant dans ce village où s’était passée ma première jeunesse, auprès de Claude Gérard !… Que de souvenirs à la vue de cet humble cimetière où, pour la première fois, j’ai vu Régina tout enfant !

Quelle destinée est la mienne ! Revenir là… avec elle… après tant d’années !!

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Les herbes parasites avaient envahie la pierre tumulaire ; le vent avait renversé le petit abri jadis élevé par moi, afin de préserver Régina des injures du temps, lorsqu’elle venait prier… Elle s’est montrée douloureusement affligée de tant d’incurie, et aussi surprise qu’irritée de voir ses intentions si mal exécutées depuis trois ans, tandis qu’auparavant, a-t-elle dit, la tombe de sa mère avait été toujours entourée de soins pieux, garnie de fleurs et d’arbustes.

Hélas ! Régina devait toujours ignorer qu’auparavant… c’était moi qui me chargeais avec amour de ce religieux devoir…

Elle m’a envoyé chez le curé porter ses plaintes, car elle avait accepté toutes les conditions relatives à l’entretien du tombeau de sa mère. L’ancien ennemi acharné de Claude Gérard ne m’a pas reconnu ; il s’est mal excusé, me donnant cette singulière raison : « — qu’il n’avait plus, comme par le passé, d’instituteur à ses ordres pour soigner le cimetière, une école de frères ayant remplacé l’école communale depuis dix-huit mois. »

Le prêtre en était arrivé à ses fins… l’instituteur du pays, l’homme de la France, avait été chassé… les mystérieux instruments de Rome s’étaient aussi emparés de l’éducation de cette pauvre commune.

Régina m’avait ordonné d’offrir de doubler, de quadrupler la somme qu’elle payait annuellement, à condition que cette tombe serait désormais entretenue avec le plus grand soin ; le curé y a mis de la conscience : il s’est fait payer le double de la somme ordinaire… et d’avance ; les plus belles promesses ne lui ont pas coûté… Elles seront vaines… une main mercenaire ne fera jamais ce que j’ai fait pendant tant d’années.

Nous voici de retour. Deux lettres du capitaine Just attendaient la princesse, car ils entretiennent une correspondance suivie.

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20 avril 18…

Joies du ciel !.. je suis, je l’espère, sur la voie de la réhabilitation de la mère de Régina…

Ces lettres soustraites à la tombe, j’ai pu enfin les lire en partie, grâce à mes études solitaires et opiniâtres de la langue allemande, que j’ai reprises avec ardeur depuis mon entrée à l’hôtel de Montbar… Je devine, je pressens une partie de la vérité, encore à demi enveloppée de mystère…

Si je ne me trompe pas, de quel héroïque, de quel sublime dévoûment à l’amitié a été capable la courageuse mère de Régina !…


12 mai 18…

Les absences nocturnes du prince deviennent de plus en plus fréquentes ; après bien des nuits entièrement et vainement passées à la fenêtre d’une pièce inhabitée, d’où l’on découvre l’allée qui conduit à la petite porte du jardin, deux fois j’ai vu rentrer le prince, enveloppé d’un manteau ; le bon vieux Louis, qui va sans doute l’attendre à un endroit convenu, le soutenait. M. de Montbar gagne ensuite son appartement par une orangerie et un couloir où aboutit un escalier dérobé qui monte à la chambre de Louis, chambre contiguë au cabinet de toilette de son maître.

Depuis deux mois la santé de M. de Montbar semble s’altérer, peut-être par suite de ses dégradants excès ; il dîne maintenant rarement avec la princesse, prétextant des indispositions assez fréquentes pour se faire servir chez lui ; il est sombre, taciturne, il se néglige,… lui naguère si recherché dans sa toilette.

La correspondance de la princesse et du capitaine Just continue toujours. Ce matin encore, j’ai porté une lettre de Régina, qu’elle lui adressait à son régiment.

Long-temps j’ai tenu cette lettre entre mes mains, la contemplant avec un douloureux serrement de cœur et une amère curiosité. Un moment j’ai été sur le point de commettre un infâme abus de confiance… Heureusement j’ai résisté.

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Il n’importe… je sais qu’ils s’aiment… ils s’aiment… Oh ! que j’ai souffert… oh ! que je souffre à cette pensée !…

…… Allons ! courage, courage, pauvre cœur endolori ! le dénoûment de la passion de Régina approche, quel qu’il soit, cet événement sera décisif pour l’avenir de la princesse. Lors de cette crise… la plus grave de sa vie peut-être… je pourrai peut-être lui être utile encore ; une fois sa destinée fixée, j’aurai accompli mon devoir.


10 juin 18…

J’ai fait ce matin une rencontre qui m’a bien ému, car elle m’a rejeté loin dans le passé…

Je longeais le quai d’Orsay, assez désert à ce moment ; un homme pâle, maigre, à barbe inculte et d’une laideur singulière, vêtu de guenilles, mais ayant l’air doux et craintif, m’a tendu la main en tremblant ; il avait de grosses larmes dans les yeux, et il m’a dit tout bas d’une voix étouffée :

— Monsieur… Monsieur… pitié, s’il vous plaît…

Depuis que j’ai éprouvé les angoisses de l’homme timide et honnête réduit à tendre la main, je ne suis jamais indifférent à ces tristes requêtes : j’ai cherché dans ma poche une petite pièce de monnaie, et comme je la mettais dans la main de ce pauvre homme, en le regardant de plus près, sa laideur remarquable, et surtout ridicule, m’a fait tressaillir… Mille souvenirs se sont éveillés dans mon esprit… et je me suis écrié :

Léonidas Requin

C’était lui… Pauvre Léonidas ! quelle joie. Il a vu en moi un sauveur, je lui ai donné bien peu, mais du moins de quoi payer une huitaine d’un petit cabinet garni et être à l’abri de la faim durant ce temps ; j’ai quelques hardes qui le vêtiront convenablement, et je tâcherai d’intéresser à son sort Mme Astarté, la toute puissante femme de chambre de la ministresse.

« — Après avoir été homme-poisson, et vécu aussi misérablement que je viens de te le raconter brièvement, mon bon Martin, — m’a dit Léonidas, après un assez long entretien, — tu sens bien que j’accepterai quelque position que ce soit, pourvu qu’elle me donne un toit, un habit et du pain. »

Et quand je lui ai parlé d’une place de garçon de bureau, peut-être même d’huissier, le digne lauréat universitaire a souri mélancoliquement d’un air de doute, et m’a dit :

— Pourquoi pas grand-maître de l’Université, tout de suite ?

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Je suis allé au ministère de la justice, Astarté n’y était pas ; j’y retournerai ; il faut absolument qu’elle place Léonidas.


17 juin 18…

Parmi les journaux que l’on reçoit à l’hôtel, la princesse lit communément le Journal des Débats. Tantôt, après le départ de Régina, j’ai trouvé cette feuille chez elle ; une demi-colonne environ, enlevée au moyen de ciseaux, manquait au journal. Assez surpris de cette circonstance, et sortant pour quelques commissions de la princesse, je suis entré dans un cabinet de lecture, j’ai demandé les Débats du jour, et voici ce que j’ai lu et copié à l’endroit que Régina avait enlevé de l’exemplaire de l’hôtel :

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« On lit dans un journal cette notice, que nous nous empressons de reproduire :

» On n’a pas oublié cet héroïque fait d’armes qui, en 1831, a eu tant de retentissement dans notre armée d’Afrique : un lieutenant du 1er régiment du génie, détaché avec vingt-cinq soldats dans un marabout, a résisté avec une incroyable intrépidité pendant deux jours et une nuit à l’attaque de deux ou trois cent kabyles : deux fois l’assaut a été tenté, deux fois il a été repoussé par l’héroïque lieutenant, à la tête de sa petite troupe, électrisée par son audace et par son exemple ; quoique blessé d’un coup de sabre au front et d’une balle à l’épaule, l’intrépide officier s’est retiré le dernier de la muraille, comme il s’y était élancé le premier. Lors de cet engagement, six soldats furent tués, trois autres assez grièvement blessés ; le soir du second jour, munitions et vivres manquaient aux assiégés ; la nuit venue, les Arabes allumèrent leurs feux et campèrent ainsi que la veille autour du marabout, comptant réduire cette poignée de soldats par la famine. Le lieutenant, décidé à faire une sortie et à tenter une trouée à travers les Arabes, réunit ses soldats, leur fait jurer de ne pas abandonner les trois blessés qui eussent été impitoyablement massacrés ; il électrise enfin tellement sa petite troupe que, sur le minuit, la sortie eut lieu, ce fut un terrible engagement à l’arme blanche ; mais grâce à l’épaisseur des ténèbres, au courage prodigieux des soldats du génie dont cinq tombèrent encore, les onze soldats restant et leur officier traversèrent le camp, et sauvèrent deux blessés sur trois qu’ils avaient emportés ; pendant la nuit qui protégea leur fuite, le lieutenant se relaya avec les soldats pour porter à son tour un sergent auquel il était fort attaché… Au point du jour, la petite troupe se rallia, s’attendant à être poursuivie et entourée ; heureusement elle rencontra deux bataillons d’infanterie, se rendant à Oran. Cet intrépide officier se nommait Just Clément ; déjà décoré sur le champ de bataille, pour une action d’éclat, il a été nommé capitaine pour ce nouveau fait d’armes.

» Mais M. le capitaine Just Clément, fils de l’illustre docteur Clément, n’est pas seulement un soldat intrépide, c’est encore un savant de premier ordre. Il a été nommé l’an passé membre de l’Académie des sciences à la majorité, dans la section de mathématiques ; il vient, nous assure-t-on, de faire une magnifique découverte, qui mettrait désormais les ouvriers des mines à l’abri de l’un des plus grands dangers qu’ils puissent courir dans leurs périlleux travaux ; il est, on le voit, bien peu de carrières aussi noblement remplies que celle de M. le capitaine Clément. Non content d’avoir plusieurs fois versé son sang sur le champ de bataille, d’être, quoique bien jeune encore, un des plus illustres représentants de la science, il vient de gagner un nouveau titre à l’intérêt public par une découverte qui doit préserver d’un danger redoutable des milliers d’ouvriers déjà voués à l’existence la plus dure et la plus laborieuse. »

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Je compris avec quelle joie, avec quel orgueil, Régina avait dû lire ces lignes si flatteuses pour Just.

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En parcourant machinalement un autre journal, mes yeux tombèrent sur ces lignes, que j’ai aussi transcrites :

« On nous écrit de *** (capitale d’un des États du Nord) :

» Le 8 de ce mois a eu lieu, sur le théâtre de la cour, une représentation dont le souvenir ne s’effacera pas de long-temps de la mémoire de ceux qui ont eu le bonheur d’assister à cette solennité dramatique.

» La célèbre Basquine, cette admirable tragédienne lyrique que nous avons eu le bonheur de pouvoir engager à notre Opéra royal, lorsqu’elle est arrivée d’Italie, la célèbre Basquine vient d’obtenir dans l’Armide, de Gluck, qu’elle a joué en présence de leurs Majestés, de la famille royale et de toute la cour, un de ces triomphes étourdissants qui font époque. Jamais dans ce pays aucun artiste national ou étranger n’a excité une admiration aussi universelle.

» Le Roi, pendant la durée de la représentation, a daigné quitter plusieurs fois sa loge pour aller témoigner à la grande artiste l’admiration qu’elle lui inspirait, et, après le dernier morceau du deuxième acte, notre gracieuse souveraine, cédant à un irrésistible enthousiasme, a jeté son bouquet sur la scène : l’exemple de sa Majesté a été suivi par toutes les dames de la cour, et un monceau de bouquets s’est élevé autour de la célèbre Basquine ; non contente de lui avoir donné cette marque si flatteuse de son auguste admiration, notre glorieuse souveraine a voulu complimenter elle-même la divine cantatrice, et, par un honneur insigne, inouï dans les fastes du théâtre, le Roi a daigné aller chercher Mlle Basquine sur la scène, et l’amener dans la loge du trône, LL. MM., ainsi que LL. AA. les princes et princesses de la famille royale se sont alors empressés de joindre les témoignages de leur enthousiasme à ceux de leurs augustes parents ; enfin, S. M. la Reine a bien voulu détacher de son cou un magnifique collier de pierreries, et l’attacher elle-même au cou de la grande artiste. Celle-ci, par un sentiment de respect et de convenance exquise, a gracieusement fléchi le genou devant notre gracieuse souveraine, en recevant une si haute faveur de sa main royale.

» Cette scène touchante, qui se passait pour ainsi dire à la vue de la salle entière, a été saluée par des acclamations unanimes que l’auguste présence de LL. MM. n’a pu contenir, et qui s’adressaient d’ailleurs non moins à l’inimitable artiste qu’à LL. MM., qui daignaient donner au talent, au génie, une marque insigne de leur royale admiration. »

» Il est inutile de dire que le plus grand monde de notre capitale se dispute les rares et précieux moments dont peut disposer en sa faveur l’illustre cantatrice : les plus grandes dames, les plus grands seigneurs s’empressent d’ouvrir leurs salons à la grande artiste, qui d’ailleurs sait joindre au génie, à la grâce et à une éblouissante beauté, la meilleure éducation, les manières les plus distinguées, et surtout empreintes d’un mélange de réserve et de dignité, qui prouve à la fois que l’illustre artiste a la conscience de ce qui est dû à son génie, et le sentiment de ce qu’elle doit aux personnes éminentes qui lui prodiguent tant de marques de leur sympathie et de leur admiration. »

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Ainsi Basquine, à force de travail, d’opiniâtreté, de foi dans le génie qu’elle sentait en elle, était parvenue en peu d’années à ce but poursuivi avec une indomptable énergie, à travers des misères, des dégoûts, des obstacles de toute sorte.

Mon cœur a bondi de joie, mes yeux se sont mouillés de larmes en lisant ces lignes… qui disaient la gloire retentissante, la renommée européenne, de ma petite compagne d’enfance… de Basquine, la pauvre fille du charron, de Basquine la saltimbanque, la vagabonde, la chanteuse des rues…

Partir de si bas, mon Dieu, et arriver si haut… Et cela seule, toute seule, la pauvre abandonnée… seule… Et le cœur flétri… corrompu… le cœur mort… qu’elle n’avait pas encore seize ans.

À cette réflexion ma joie s’est glacée malgré moi, mon cœur s’est serré. Hélas ! au milieu des enivrements de la gloire, au milieu de ces caresses royales, Basquine peut-être n’est pas heureuse… cette grâce, cet esprit, cette beauté, ce génie, cette renommée qui à cette heure retentit en Europe, ne devait être pour Basquine, disait-elle, — que des armes terribles pour accomplir sa vengeance à elle qui avait d’effrayantes représailles à exercer.

Si telle était toujours la secrète pensée de Basquine, la malheureuse enfant devait traîner une vie misérable, malgré l’éclat de ses triomphes. Hélas ! les pensées de vengeance… la vengeance, même satisfaite, ne laissent au cœur que tristesse et amertume…

Serait-il donc possible, mon Dieu, que la dégradation précoce où l’abandon et la misère ont jeté Basquine, ait fatalement flétri dans son germe une des existences les plus belles, les plus glorieuses qu’une femme puisse rêver ?

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Du moins je sais où est Basquine ; je pourrai lui écrire.

À la suite de cette notice sur Basquine, on lisait dans le même journal :

« À propos de ce juste hommage rendu, à l’étranger, à l’une de nos plus célèbres artistes, nous sommes heureux de pouvoir annoncer au public un nouveau volume de poésies de M. Balthazar Roger, qui le premier a chanté Mlle Basquine. Nous ne doutons pas du succès et du retentissement de ce nouvel ouvrage de M. Balthazar Roger dont la place est désormais marquée parmi nos poètes les plus illustres. »

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18 juin 18…

Quel est ce mystère ? depuis deux mois le prince reste presque continuellement enfermé chez lui ; un homme de quarante ans environ, à l’air grave, vient chaque matin, reste seul avec M. de Montbar pendant deux heures, et revient encore dans l’après-midi.

Plusieurs caisses de livres sont arrivées à l’hôtel. Le vieux Louis, naguères soucieux, accablé, paraît de plus en plus gai, le prince lui même semble calme, réfléchi, il sort rarement ; sa vie semble occupée, studieuse ; il vient quelquefois chez la princesse dans la matinée, mais la même froideur semble exister dans leurs rapports.

On a retiré du grand salon de réception, où il était exposé avec d’autres tableaux de famille, et l’on a transporté dans le cabinet du prince le portrait du maréchal prince de Montbar, à la fois homme de guerre et homme d’État, l’un des personnages les plus éminents, les plus justement célèbres de son siècle, et dont l’influence a été heureuse et grande sur les affaires publiques de ce temps-là.

Pourquoi le prince a-t-il fait transporter dans son cabinet le portrait de son illustre aïeul ? Est-ce pour s’inspirer de son exemple ? Comprendrait-il enfin le néant de la vie qu’il traîne ? quels changements cette nouvelle phase dans l’existence du prince apporterait-elle dans ses relations avec Régina ? Est-ce par un ressentiment de jalousie contre le capitaine Just, dont les travaux ont été dernièrement signalés à l’attention publique, que le prince a enfin conscience de sa nullité et de la position qu’il pourrait, qu’il devrait occuper dans le monde ?

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Ceci doit être pour moi l’objet de graves réflexions.

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— Que fait donc le prince, ainsi enfermé chez lui presque tout le jour ? — ai-je dit à Louis.

Le vieillard a secoué la tête d’un air satisfait et mystérieux, et m’a répondu :

— Il travaille…


19 juin 18…

Grâce à Dieu, le pauvre Léonidas Requin est désormais à l’abri du besoin ; une place d’huissier était vacante, et sollicitée par des personnages très-influents ; Astarté l’a emporté, cette excellente fille vient de me prévenir de la nomination de Léonidas.


20 août 18…

Plus d’un mois s’est passé depuis que le vieux Louis m’avait paru mystérieusement satisfait des nouvelles occupations de son maître. Le digne serviteur redevient triste, abattu. J’ai aussi remarqué que, depuis peu de temps, cet homme, qui venait chaque jour s’enfermer avec le prince, est venu d’abord moins assidûment, puis enfin ses visites ont complètement cessé depuis huit jours environ.

Le prince a repris son train de vie d’autrefois ; il reçoit très-souvent plusieurs de ses amis à déjeûner chez lui, le matin ; cela dure jusqu’à deux ou trois heures. Ces jours-là, M. de Montbar ne dîne pas à l’hôtel, et il ne rentre que fort tard dans la nuit. Il reste maintenant plusieurs jours sans entrer chez Régina ; ses excursions nocturnes redeviennent plus fréquentes que par le passé…

Je m’étais trompé.


22 août 18…

Tantôt je suis allé voir la vieille Suzon, la nourrice du capitaine Just. Il doit arriver bientôt… elle me l’a dit, il va passer un semestre à Paris.

Du courage, mon Dieu ! du courage…

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23 août 18…

Ce matin j’ai apporté à la princesse une lettre timbrée de Metz.

À midi, lorsque je lui ai servi le thé, elle m’a dit :

— Après-demain, vous veillerez à ce que toutes les fleurs de mon salon soient renouvelées dans la matinée.

J’ai compris, elle l’attend après-demain.


24 août 18..

Le prince est parti pour sa terre de Montbar à quatre heures du matin ; hier il n’a pas dîné à l’hôtel, il s’en va donc sans avoir fait ses adieux à Régina.

Ce brusque départ, la veille de l’arrivée du capitaine Just ?…

Cela est étrange.

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25 août 18..

Je dis comme autrefois disait Basquine : Il est des fatalités étranges.

Aujourd’hui a eu lieu l’entrevue de Régina et du capitaine Just, après plusieurs mois d’absence.

Voici ce qui m’est arrivé ce matin :

Il faisait un temps magnifique, un temps d’été capable de mettre la joie aux cœurs les plus tristes ;… pourtant ce soleil m’a semble terne, ce ciel, d’un bleu si riant, m’a semblé gris… j’ai pressenti une journée cruelle à passer.

Je suis entré à sept heures du matin dans l’appartement de la princesse ; à ma grande surprise je l’ai trouvée dans son parloir, habillée, prête à sortir.

Jamais peut-être Régina ne m’a paru plus jolie ; sa fraîcheur rosée défiait l’éclatante lumière du soleil qui éclairait en plein ce visage radieux d’amour et d’espérance ! ce teint pur, transparent, uni comme une glace, où l’on ne voit pas le moindre pli, n’offrait pas la moindre tache, la gerçure la plus légère ; les rayons vermeils le pénétraient, le doraient et rendaient son éclat plus éblouissant encore.

Ma maîtresse était vêtue avec une simplicité toute matinale, d’une robe d’étoffe d’été fond blanc à mille raies bleues ; un petit chapeau de paille doublé de taffetas rose laissait voir les épais et noirs bandeaux de ses cheveux ; au moment où je suis entré, elle s’enveloppait d’un léger schall de crêpe de Chine blanc. En se cambrant en arrière, et en se tournant à demi pour ramener cette écharpe sur ses épaules, ce mouvement donna à sa taille un charme si voluptueux… que je ne pus en détourner les yeux, malgré ma résolution de fuir désormais ces dangereux enivrements.

— Je vais moi-même choisir les fleurs chez la fleuriste, — m’a dit Régina, — elle ne m’enverrait pas ce que je désire ;… si on les apporte avant mon retour… vous m’attendrez pour les arranger…

— Oui, Madame la princesse.

Et je la précédai pour lui ouvrir la porte de l’appartement qui donnait sur le grand escalier.

Je l’ai vu descendre vive… légère… ailée… si je puis dire… car ses petits pieds chaussés de brodequins noirs posaient à peine sur les larges degrés de marbre.

— Peut-être, — me suis-je dit en tressaillant, — elle court à un rendez-vous que lui a donné le capitaine pour le jour de son arrivée.

À cette pensée, il m’a semblé qu’une main de fer me broyait le cœur… et, pour accroître cette torture, mon imagination m’a retracé toutes les folles ardeurs de ce rendez-vous…

Il est des fatalités étranges, comme disait Basquine…

J’étais sous le terrible charme de cette vision, elle exaspérait tout ce que j’avais d’amour, de haine, de jalousie dans le cœur, lorsque j’entendis Mlle Juliette m’appeler et me dire ;

— Martin… voulez-vous être bien aimable ? c’est de venir m’aider à faire la chambre à coucher de Madame…

— Certainement, — lui dis-je.

Et je suivis Mlle Juliette, avec cette résolution que l’on met souvent à pousser à bout son mauvais sort.

Je n’étais jamais jusqu’alors entré dans la chambre à coucher de ma maîtresse… et c’est aujourd’hui… aujourd’hui, que j’y suis entré pour la première fois…

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Je n’étais jamais entré dans la chambre de la princesse, parce que, grâce à un sentiment de réserve très-rare, même parmi les personnes les mieux élevées et du plus grand monde, Régina tenait expressément à ce que ses femmes seules fissent le service de sa chambre à coucher, et y apportassent même le bois de sa cheminée. Elle veillait elle-même à ce que ces ordres fussent rigoureusement suivis, car, sauf sa visite matinale à la prétendue femme paralytique et sa sortie d’aujourd’hui, je n’ai jamais vu ma maîtresse quitter l’hôtel avant une ou deux heures.

Je suis donc entré avec Mlle Juliette dans cette chambre, dont j’avais vu quelquefois l’intérieur se réfléchir dans le miroir du salon de tableaux… Rien de plus simple et conséquemment de meilleur goût ; elle est tendue d’étoffe de cachemire orange clair, rehaussé de câbles de soie bleue ; le bois du lit disparaît sous une ouate épaisse, recouverte d’étoffe pareille à la tenture ; les rideaux seuls sont de mousseline blanche brodée, ainsi que les doubles rideaux des fenêtres ; les meubles, de bois des îles, sont incrustés de marqueterie de couleurs variées ; le cabinet de toilette et de bains est tendu en ancienne étoffe perse, fond gris, à gros bouquets de roses ; la baignoire est de marbre blanc, assez éloignée du mur ; un épais tapis, à palmettes variées, couvre le plancher de ces pièces.

D’abord, je me suis félicité de n’être pas entré seul dans cette chambre : j’aurais craint pour moi ces entraînements insensés, dont le parloir de ma maîtresse est si souvent le théâtre ; bientôt je m’aperçus qu’il eût mieux valu pour moi être seul… qu’en compagnie de Mlle Juliette, car son langage indiscrètement ingénu, suite de ses habitudes et de ses fonctions de femme de chambre, me fit connaître un nouveau tourment : celui-là je devais le subir, le visage insouciant.

— Vous êtes vraiment bien aimable de m’aider, Martin, — m’a dit Mlle Juliette, — le coup de main que vous allez me donner va joliment m’avancer, car c’est aujourd’hui le jour de la blanchisseuse, je comptais écrire mon linge ce matin de bonne heure, mais Madame m’a sonnée si tôt… à cinq heures, vous jugez… je dormais encore.

— C’est bien tôt, en effet.

— Voyons, commençons d’abord par changer les taies d’oreillers et les draps, car vous ne savez peut-être pas que Madame a la manie d’avoir son lit blanc et frais tous les jours, — me dit Mlle Juliette en me donnant un des oreillers à dégager de son enveloppe de batiste garnie de dentelles, tandis qu’elle dégageait l’autre tout en parlant.

— Vraiment ? — lui dis-je en touchant d’une main tremblante ce fin tissu où avait reposé la tôle de ma belle maîtresse.

— Mon Dieu ! oui, — reprit Mlle Juliette, — Madame veut qu’on lui mette des draps blancs tous les jours ; au fait ça n’a rien d’étonnant, on change bien de chemises tous les jours, n’est-ce pas, Martin ?

— Sans doute.

— Et puis, de cette manière-là, Madame est sûre que son lit n’est pas fait à l’anglaise ?

— Comment ?… à l’anglaise ?

— Vous ne savez pas ça ? nous appelons faire un lit à l’anglaise quand on ne se donne pas la peine d’ôter les draps de dessus le matelas.

— Ah ! je comprends.

— Mais alors, ça fait des bourrelets terribles dans le lit, et Madame a la peau si sensible, si fine, qu’elle se marque même au plus petit pli de sa chemise de batiste sous son corset. À propos… de chemise, donnez-moi la sienne de cette nuit,… là… sur le pied du lit. Je vais la mettre avec les taies d’oreiller.

Je fis ce que me demandait Mlle Juliette.

Mais lorsque j’eus pris cette toile légère et douce, toute parfumée de la senteur d’iris et de verveine, particulier à Régina, mes deux mains se crispèrent soudain par un mouvement involontaire et si passionné, que la femme de chambre me dit en riant :

— Mais donnez donc, Martin, comme vous la tenez, cette chemise !

— C’est que… je craignais de… la laisser tomber, — dis-je en balbutiant.

Heureusement Mlle Juliette partit d’un éclat de rire et me dit sans remarquer mon trouble :

— Ah çà ! est-ce que vous croyez que ça se casse comme du verre ?

— Vous avez raison… mais… c’était à cause des dentelles.

— Les dentelles ne sont pas plus fragiles ; vous autres hommes vous ne connaissez rien à cela ; maintenant, ôtez les draps du lit pendant que je vais déplier les blancs.

Et d’une main agitée je touchai la couverture de soie et les draps de ma maîtresse… Pourtant… malgré l’âcre volupté que j’éprouvais… découvrir ce chaste lit me parut une action indigne, sacrilège… ma main hésita… mais Juliette me dit :

— Vite, vite, Martin… dépêchons-nous.

Alors j’ai enlevé la couverture… Sur l’épaisseur un peu ferme du matelas recouvert de taffetas orange, de légères dépressions indiquaient la place naguère occupée par ma maîtresse… je tournais le dos à Mlle Juliette… en retirant le drap, j’y ai attaché mes lèvres… mes genoux ont failli se dérober sous moi.

— Allons, voilà les draps dépliés, — me dit ma compagne, — retournez bien à fond les matelas, s’il vous plaît, Martin, et puis nous étendrons les draps.

Puis, Mlle Juliette ajouta avec un soupir de commisération :

— Ah ! pauvre femme !

— À qui en avez-vous, Mademoiselle Juliette ?

— Tiens… je parle de Madame… Vous croyez que, belle, jeune… et… et… enfin pleine de santé comme elle est, ça doit lui être agréable de dormir comme ça seule depuis si long-temps…

— Ah !… je ne savais pas…

— C’est pourtant assez facile à voir que le prince est de plus en plus mal avec Madame… Voilà plus d’un an que la porte de communication avec l’appartement de Monsieur est verrouillée… et rouillée, allez…

— J’ignorais cela… vous concevez…

— Oh ! mais, nous autres, nous savons bien des choses… Aussi, Martin, je vous jure que je peux bien dire, en parlant de Madame :… pauvre femme !

Cette conversation… dans cette chambre, auprès de ce lit, me faisait un mal affreux.

Espérant y couper court, je dis à Mlle Juliette :

— Voici le lit terminé… avez-vous encore besoin de moi ?

— Je crois bien… et vider la baignoire, donc ! La soupape est dérangée ; il faut tenir le cordon à la main pour que l’eau s’écoule tout-à-fait, c’est ce qui me ferait perdre le plus de temps.

— Madame est sortie de si bonne heure, que je ne croyais pas…

— Qu’elle eût pris son bain ? Ah ! bien oui, comptez qu’elle y manque jamais… D’ailleurs, dans ce temps-ci, il est bientôt prêt, son bain ; Madame le prend froid… Aussi, allez, quand je la sors de cette eau parfumée de verveine pour lui jeter sur les épaules de la poudre d’iris… Madame a la peau si fraîche, malgré la chaleur… mais si fraîche et si ferme, qu’on dirait que l’on touche du marbre…

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Oh ! femmes !… femmes ! jeunes et belles ! que vous soyez chastes ou amoureuses de votre mari ou de votre amant… plus vous serez chastes, plus vous serez amoureuses, plus votre chambre à coucher doit être impénétrable à tout serviteur, sinon… le plus modeste comme le plus grossier souillera malgré lui de ses regards, de ses pensées, de ses désirs, ce sanctuaire pudique et sacré. À ce seul soupçon, ne deviendrez-vous pas pourpres de confusion devant cet homme ?… oh ! vous ne savez pas quels égarements terribles peut causer votre insouciance de cette réserve.

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Le souvenir de ce qui s’était passé dans la chambre à coucher de Régina avait laissé en moi tant de jalousie douloureuse, d’envie, de haine contre le bonheur du capitaine Just, que, pour la première fois, une tentation infernale m’a traversé l’esprit…

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Cette pensée infâme ne me serait jamais venue, je crois, sans le rapprochement fatal de l’arrivée du capitaine Just, le jour même où l’ardeur sensuelle de mon fol amour venait d’être exaltée jusqu’au vertige par une de ces conséquences de ma domesticité, auxquelles pourtant je tâchais toujours d’échapper… sachant combien alors ma raison se bouleversait.

Le capitaine Just est arrivé à deux heures, l’air si profondément heureux que mes soupçons au sujet du rendez-vous du matin, devinrent pour moi une cruelle certitude… et pourtant je dois le dire, je me trompais, je l’ai su plus tard, Régina était pure.

— Bonjour Martin, — m’a dit affectueusement le capitaine, — je suis aise de vous revoir…

Le bonheur rend si familier, si cordial, pensai-je.

Et je repris tout haut :

— Vous êtes bien bon, Monsieur Just.

— Mais je vous trouve pâle, changé, Martin, est-ce que vous avez été malade depuis mon départ ?

— Non, Monsieur Just… je me porte bien ; mais, voyez, il y a des jours comme cela… où l’on a moins bon visage.

— Et vous vous plaisez toujours ici, j’espère ?

— Oui, Monsieur Just.

— Tant mieux… la princesse est chez elle ?

— Oui, Monsieur Just.

Non, m’était venu aux lèvres ; c’était stupide… mais le bonheur de cet homme me révoltait.

J’ai précédé le capitaine ; je l’ai annoncé à Régina.

Il a marché vivement vers elle. Elle lui a tendu la main ; puis, me voyant rester immobile auprès de la portière que je venais de soulever, elle m’a regarde d’un air surpris et m’a dit :

— C’est bien…

Just s’est aussi retourné vers moi…

J’ai senti combien ma persistance à demeurer là était absurde ; je me suis retiré, l’envie et la rage au cœur.

Soudain la voix de la princesse m’a rappelé.

— Martin, relevez cette portière ; il fait si chaud, que l’air du salon entrera ici.

J’ai obéi avec un dépit concentré, car je me proposais, quoi qu’il pût en arriver, de rester dans le salon et d’écouter à travers la portière, afin de ne plus avoir aucun doute… — Les premiers mots d’un tête-à-tête qui suit un rendez-vous sont tellement significatifs ! — avais-je pensé ; mais l’ordre de la princesse rendait mon espionnage impossible, la pièce où je me tenais d’habitude étant séparée du parloir par un très-grand salon.

Je trouvai sur ma table deux lettres pour la princesse, apportées sans doute par le concierge pendant mon absence du salon d’attente ; je pris ces lettres avec une joie méchante. — Je pourrai du moins deux fois, — me dis-je, — interrompre leur doux entretien…

Je me réjouis d’abord en songeant que les portières étaient relevées, et que Just et Régina, sachant que je pouvais entrer d’un moment à l’autre, devaient souffrir de la gêne ainsi imposée à leurs épanchements ; mais je réfléchis que, pour deux amants, cette gêne même avait un charme irritant ; alors ma funeste tentation m’est revenue à l’esprit… En vain j’ai voulu la fuir… elle m’a dominé… Alors je l’ai analysée, pesée, envisagée sous tous ses aspects avec le sang-froid de l’homme qui médite le suicide… Puis, me révoltant de nouveau contre cette idée affreuse, je me suis levé ; j’ai marché, tâchant de calmer mon agitation… J’ai regardé la pendule. Ils étaient ensemble depuis une heure ! — Allons, — dis-je en prenant une des lettres récemment apportées : — Je vais les contrarier…

Et sans réfléchir que ma pâleur, que mon émotion pouvaient me trahir, j’entrai brusquement dans le salon, tenant la lettre à la main.

Il m’a semblé entendre un brusque et léger mouvement, car la porte du parloir se trouvant en face de la fenêtre, je ne pouvais, en traversant le salon, apercevoir Just et Régina dans le renfoncement où ils se tenaient ; lorsque j’entrai, Régina était dans un fauteuil, et lui assis près d’elle sur une petite chaise basse. Les joues de ma maîtresse étaient légèrement colorées… Lui, je ne le voyais que de dos.

— Que voulez-vous ? — m’a dit la princesse avec une impatience contenue.

— C’est une lettre qu’on vient d’apporter pour Madame…

Et je la lui ai présentée de la main à la main, ayant dans mon trouble oublié de mettre, selon l’usage, cette lettre sur un plateau. Régina ne m’a fait aucune observation sur mon oubli ; mais j’ai remarqué sa répugnance presque imperceptible lorsqu’elle a pris cette lettre de ma main ; puis elle m’a dit avec un accent significatif : — C’est bon…

— Il n’y a pas de réponse, Madame la princesse ?

— Non, — m’a-t-elle répondu avec une impatience croissante, — cela suffit…

Maladroit valet, vous ne deviez pas venir, mais ne revenez plus, pensait-elle sans doute.

Toucher ma main… la main d’un laquais la répugne, me dis-je en ressentant avec amertume cette humiliation qui, un autre jour, m’eût été sans doute indifférente…

Alors la tentation infâme m’est revenue à la pensée plus pressante que jamais.

— Comme je serais vengé de tout ce que j’ai souffert !!… — me suis-je dit.

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Je me suis souvenu de cette conversation lors du thé chez Mlle Juliette, dans laquelle Astarté, parlant des remarques faciles aux valets de chambres, disait qu’ils pouvaient parfois tirer de significatives inductions des mains gantées en entrant et dégantées en sortant ; j’avais remarqué que le capitaine, portant encore son demi-deuil, était ganté de gris ; en apportant la première lettre afin de méchamment interrompre l’amoureux entretien de Just et de Régina, toute mon attention s’étant concentrée sur ma maîtresse, je n’avais pas observé si lui s’était déganté.

Un quart-d’heure s’était à peine passé depuis ma fâcheuse interruption, je mis la seconde lettre sur un plateau ; cette fois j’entrai de nouveau.

— Qu’est-ce donc encore ? — m’a dit sévèrement Régina.

— Une lettre pour Madame…

— Vous m’apporterez mes lettres quand je vous sonnerai… — a-t-elle ajouté d’un ton sec et dur, sans prendre la lettre que j’apportais.

Je sortis en balbutiant une excuse ; les mains du capitaine Just, aussi blanches que celles de Régina, n’étaient plus gantées.

Elle ne répugne pas à presser les mains de Just dans les siennes, — ai-je pensé.

En vérité, qu’à cette heure j’écris de sang-froid ces choses puérilement odieuses, je suis à concevoir encore de quel vertige je devais être frappé dans cette funeste journée… je me le demande ?… et pourtant je le sais, mais je n’ose me l’avouer, hélas ! les ferments d’une ardeur coupable, honteuse, long-temps combattue, mais exaltée par la fatale scène du matin, bouillonnaient en moi et obscurcissaient ma raison.

Et ma maîtresse ignorait cela ? ne pouvait pas se douter de cela ? — Un laquais aimer une femme jeune et charmante auprès de laquelle il vit sans cesse dans une intimité forcée ? Est-ce que c’est possible ? Est-ce que ces gens-là ont un cœur, des sens… quand ça aime, ça n’aime, que ses pareilles.

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Le capitaine Just est parti à cinq heures moins un quart, ils sont restés près de trois heures ensemble. Il n’importe à Régina, le prince est absent.

Elle a demandé sa voiture pour huit heures, afin d’aller se promener le soir aux Champs-Élysées selon son habitude. Elle y verra sans doute son amant ; elle m’a dit après dîner :

— Soyez ici à onze heures, jusque-là disposez de votre soirée si vous le voulez… et une autre fois, ne m’apportez donc jamais mes lettres, qu’après le départ des personnes qui sont chez moi.

— Oui, Madame la princesse.

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Poursuivi par la terrible tentation, j’ai voulu sortir, espérant que la marche, que le grand air, que la lassitude calmeraient mes esprits.