Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VII/3

III


CHAPITRE III.


la découverte.


Après une nuit presque entièrement passive dans l’insomnie, occupé de chercher vainement le moyen de deviner et de conjurer le péril qui, je le pressentais, menaçait Régina, je me levai, ne comptant plus que sur le hasard d’une heureuse inspiration ; je me rendis chez le baron de Noirlieu, où je n’étais pas retourné depuis la commission que j’avais faite auprès de Melchior, le mulâtre, pour Robert de Mareuil ; j’étais préparé à l’inconvénient de me voir reconnu par Melchior, il n’en fut rien.

— Je viens, Monsieur, — lui dis-je, — de la part de Madame la princesse de Montbar, au service de qui je suis entré depuis hier, savoir des nouvelles de M. le baron de Noirlieu.

— M. le baron est toujours dans le même état, — me répondit brusquement le mulâtre, — vous ferez part de cela à Madame la princesse.

Melchior avait l’air si rogue, si peu communicatif, qu’il me paraissait difficile d’engager quelque conversation avec lui ; néanmoins je repris :

— Je porterai cette réponse à Madame la princesse, qui en sera sans doute affligée.

— C’est probable, — me dit brusquement le mulâtre en me tournant le dos, après m’avoir du geste montré la porte-cochère, car ceci se passait sur le perron du vestibule.

J’allais me retirer, lorsque je vis venir le baron du fond de l’antichambre ; il portait une robe de chambre de flanelle grise et s’appuyait sur une canne ; il me parut encore plus abattu, plus cassé que lorsque je l’avais vu une année auparavant à la porte du Musée. La même farouche expression de tristesse contractait les traits du vieillard.

En entendant les pas traînants de son maître, Melchior parut vivement contrarié aussi, quoiqu’il m’eût impérieusement répété à voix basse :

— Allez vous-en… allez vous-en.

Je restai, et j’entendis le baron dire à Melchior en m’apercevant :

— Melchior… Quel est cet homme ?

— Allez vous-en donc, — me répéta encore tout bas le mulâtre.

Puis se retournant vers son maître, il lui dit d’un ton de reproche affectueux :

— Rentrez donc, Monsieur le baron… il fait très-froid ce matin… Venez, venez.

Et il fit un pas pour emmener le baron, qui lui obéissait machinalement, lorsque, m’approchant, je dis à haute voix à M. de Noirlieu :

— Je viens de la part de Mme la princesse de Montbar m’informer des nouvelles de M. le baron.

Le père de Régina tressaillit. Son visage me parut trahir le pénible effort d’une lutte intérieure ; puis, revenant sur ses pas, tandis que le mulâtre me lançait des regards courroucés :

— Comment se porte ma fille ? — me dit le vieillard avec une émotion qu’il voulait en vain dissimuler.

— Mme la princesse est toujours souffrante, Monsieur le baron.

— Souffrante ! Régina ? — s’écria le vieillard.

Et regardant Melchior d’un air surpris et défiant, il ajouta :

— On ne m’avait pas dit cela !

Puis, s’adressant à moi de nouveau, il me demanda avec empressement :

— Depuis quand ma fille est-elle malade ? Qu’a-t-elle ? Est-elle alitée ? Répondez… répondez donc.

Melchior me coupa la parole, et dit à son maître avec un sourire sardonique :

— Je peux rassurer Monsieur le baron, hier encore Mme la princesse est allée au bal ; son indisposition n’est donc, heureusement, que fort légère.

— Madame de Montbar est allée hier au bal ? — me demanda le vieillard.

— Oui, Monsieur le baron, — lui dis-je, — mais, au retour, Mme la princesse semblait bien abattue… bien fatiguée.

— Fatiguée ?… d’avoir dansé ?… — reprit le baron, et une ironie amère remplaça sur ses traits l’expression d’intérêt dont ils avaient été empreints en parlant de sa fille. Le mulâtre offrit son bras à son maître d’un air triomphant, et tous deux rentrèrent dans l’intérieur de la maison.

Malgré la mauvaise issue de mon entrevue avec le père de la princesse, je m’applaudis d’avoir découvert que le baron, quoique malheureusement persuadé que Régina n’était pas sa fille, avait conservé pour elle un attachement qui devait souvent lutter dans son cœur contre l’aversion qu’il s’efforçait de lui témoigner ; de plus je remarquai que Melchior paraissait haïr Régina et user de l’influence qu’il devait avoir sur le baron pour l’irriter contre sa fille.

Je quittai la maison de M. de Noirlieu, heureux de penser que peut-être le récit du petit incident dont j’avais été témoin, ferait plaisir à Régina en lui prouvant que le baron conservait toujours un fond d’affection pour elle.

À cette bonne espérance, j’avais presque oublié mes préoccupations au sujet du comte Duriveau, lorsque un incident imprévu, insignifiant en apparence, vint changer mes soupçons en une certitude effrayante :

Le baron de Noirlieu demeurait faubourg du Roule ; j’étais revenu au faubourg Saint-Germain par le pont Louis XV et le quai d’Orsay ; j’atteignais le milieu de la rue de Beaune, lorsque je vis venir à moi, marchant très-vite, Mme Gabrielle, la femme de charge du comte Duriveau ; celui-ci demeurait rue de l’Université, l’hôtel de Montbar était situé rue Saint-Dominique. Je n’attachai d’abord aucune importance à ma rencontre avec Mme Gabrielle ; seulement me trouvant bientôt en face de cette femme que j’avais vue la veille, je pus d’autant moins me dispenser de l’aborder, qu’elle me reconnut et me dit :

— Ah ! Monsieur Martin, bien le bonjour, je ne m’attendais pas à vous rencontrer sitôt, et surtout de si matin…

— En effet, Madame, il est à peine neuf heures.

— C’est ce qui me désole, car il faudra que j’aille au diable vert pour trouver un fiacre ; dans cette saison ils n’arrivent sur place que fort tard, et Monsieur en attend un avec une impatience de damné.

— Comment ? lui qui a tant de chevaux, il sort en fiacre ? et c’est vous qu’il envoie chercher une voiture, tandis qu’il a tant de domestiques ?

— Je ne suis pas non plus la seule à le chercher, ce maudit fiacre ! le maître-d’hôtel et le valet de chambre sont à la recherche de leur côté. Dam… c’est qu’un fiacre, dans notre quartier à cette heure, et le lendemain d’un dimanche encore, c’est aussi rare qu’un merle blanc.

— Si votre maître est si pressé, que ne fait-il atteler une de ses voitures ?

— Il a ses raisons, sans doute, pour préférer un fiacre… il y a quelque chose là-dessous… Balard m’a dit qu’une lettre sur gros papier, pareille à la lettre d’hier soir, vous savez…

— Parfaitement ; c’était très-drôle… cette grosse lettre cachetée avec du pain mâché, et qui a rendu votre maître si content.

— Eh bien ! il en est arrivé une autre toute pareille, ce matin à huit heures, avec recommandation au commissionnaire d’éveiller tout de suite Monsieur ; alors carillon d’enfer, et ordre de lui trouver un fiacre à tout prix… sans compter que Balard m’a dit que la joie d’hier continuait ce matin… en augmentant, si c’est possible.

Une idée qui me donna presque le vertige, me traversa l’esprit.

Mon émotion fut si visible, que la femme de charge me dit :

— Qu’avez-vous donc, Monsieur Martin ?

Ces mots me rappelèrent à moi ; je répondis à cette femme qui répétait avec une surprise croissante :

— Mais, qu’avez-vous donc ?

— Mon Dieu, Madame Gabrielle, je réfléchis qu’au lieu de vous faire perdre là votre temps, je peux vous épargner une corvée. J’ai passé tout-à-l’heure sur le quai Voltaire, j’ai vu deux ou trois fiacres sur la place… je vais y courir et en amener un pour vous à la porte de l’hôtel Duriveau.

— Ah ! par exemple, Monsieur Martin, vous êtes trop aimable… vous déranger ainsi…

— Cela ne me dérange pas, — lui dis-je en m’éloignant, — nous sommes voisins… dans dix minutes, le fiacre sera à votre porte.

Et je m’élançai dans la direction du quai Voltaire pendant que Mme Gabrielle me criait de loin :

— Merci, Monsieur Martin.

Cette idée qui m’avait presque donné le vertige était celle-ci :

— Un piège horrible est tendu à Régina, rue du Marché-Vieux ; on s’est adressé à la bienfaisance de la princesse pour l’attirer dans un guet-apens ; dans cette maison située au fond d’un quartier perdu, il n’y a pas de portier, il n’y a d’autres locataires que cette femme prétendue paralytique. Une des deux lettres reçues par le comte Duriveau a dû lui annoncer que Régina allait se rendre le matin même dans cette maison, où il comptait surprendre la princesse. Que se passerait-il ensuite entre elle et cet homme d’un caractère impitoyable, d’une volonté de fer, et… capable de tout sacrifier à sa haine et à ses passions ?… Je frémissais d’y songer.

Comment d’inductions en inductions, basées sur les plus vagues probabilités, en étais-je arrivé à une certitude absolue ? je ne puis encore m’en rendre compte, mais je savais… mais je sentais que je ne me trompais pas.

En proposant mes services à la femme de charge du comte Duriveau, j’avais eu deux motifs ; ôter au comte une des chances de trouver une voiture, et profiter moi-même de cette voiture, car en effet j’avais par hasard, en revenant, remarqué un fiacre sur le quai Voltaire.

Avertir Régina qu’elle allait tomber dans un piège, je n’y pouvais songer. D’ailleurs elle était sans doute déjà partie pour la rue du Vieux-Marché, puis c’était me trahir ; à l’appui de mes craintes, je n’avais d’autres preuves à lui donner que mes pressentiments. Aller moi-même rue du Marché-Vieux, c’était risquer de m’y rencontrer avec la princesse, et cette démarche dont il m’aurait fallu expliquer l’origine, le but, compromettait pour jamais ma position envers Régina : je ne devais lui rendre en apparence aucun de ces services éclatants qui attirent l’attention, et souvent une reconnaissance trop grande, car alors, par gêne ou par respect humain, on n’ose garder comme domestique un homme à qui l’on doit tant.

Ceci explique mon embarras à l’endroit de trouver un moyen de secourir la princesse ; malheureusement encore le prince était absent… lui, le défenseur naturel de sa femme. À qui donc m’adresser ?

Une étreinte de jalousie involontaire me brisa le cœur… Je venais de songer au capitaine Just.

Donner à un autre… à un autre… jeune, beau… brave et généreux, le moyen de sauver la femme que l’on aime avec la plus folle passion… il faut pour cela plus que du courage… J’eus ce courage.

En réfléchissant ainsi, j’étais arrivé à la place de fiacres du quai Voltaire, je ne m’étais pas trompé, j’y vis deux voitures… et le cocher de l’une d’elles était… Providence inespérée !… l’excellent homme qui m’avait autrefois empêché de mourir de faim, et qui avait reconduit Régina chez elle, après la scène du faux mariage.

— Bonne journée pour moi… puisque je vous rencontre ce matin, mon brave, — me dit joyeusement Jérôme, en me tendant la main, — voilà du temps que…

— Il y va de la vie de quelqu’un que j’aime comme ma mère, — dis-je à Jérôme, en l’interrompant ; et m’élançant dans sa voiture, — je n’ai pas le temps à présent de vous dire un seul mot… Avez-vous sur vous du crayon, du papier ?

— Voilà le portefeuille où j’inscris mes courses, — me dit Jérôme en me remettant cet objet.

— Maintenant, — reprit-il, — où allons-nous ?

— Rue Saint-Louis, en l’île… au coin du quai. Ventre à terre !

— Vitesse de chemin de fer ! — reprit Jérôme en sautant sur son siège ; et ses chevaux, heureusement frais, partirent comme la foudre.

Pendant le trajet, enlevant un feuillet du portefeuille de Jérôme, j’écrivis au crayon ce qui suit :

Un grand danger menace la princesse de Montbar, le comte Duriveau l’a fait tomber dans un piège infâme. Allez, sans perdre une seconde, rue du Marché-Vieux, 11. Montez au troisième, demandez Mme Lallemand ; si l’on ne vous répond pas, brisez la porte, armez-vous au besoin. La princesse doit être retenue dans cette demeure ; il y a sans doute quelque porte masquée communiquant à d’autres chambres que celles occupées par la femme Lallemand. Un fiacre vous attend, le cocher est un homme sûr.

Un ami inconnu.

Le fiacre s’arrêta au coin du quai ; je descendis de voiture, je remis à Jérôme le billet que je venais d’écrire et lui dis :

— Allez au numéro 17 de cette rue.

— Bon.

— Demandez le capitaine Just.

— Bon.

— Dites qu’on lui porte à l’instant ce billet.

— Bon.

— Car c’est une question de vie ou de mort.

— Diable !

— Si le capitaine vous demande qui vous a envoyé avec ce billet, vous direz… vous direz… un homme âgé, à cheveux blancs.

— Très-bien !

— Vous conduirez le capitaine rue du Marché-Vieux, près la rue d’Enfer no 11.

— Je vois ça d’ici.

— Repasserez-vous par le quai ?

— Oui, c’est mon chemin.

— Si vous ramenez le capitaine, ne vous arrêtez pas ; mais ne vous étonnez pas si je monte derrière votre voiture.

— C’est entendu…

— Et ensuite, rue du Marché-Vieux… bride abattue.

— Vitesse de chemin de fer, j’ai Lolo et Lolotte, soyez calme…

Et Jérôme allait fouetter de nouveau ses chevaux, mais se ravisant :

— Et si le capitaine n’y est pas ?

— Revenez toujours par ici… alors je remonterai dans votre voiture.

— En route ! — dit Jérôme, et il détourna la rue au grand trot de ses chevaux.

J’attendis avec angoisse le retour de Jérôme. En cas d’absence du capitaine Just, je me serais décidé à aller rue du Marché-Vieux, et à agir malgré les funestes conséquences que mon intervention pouvait avoir pour mes projets.

Caché dans l’ombre d’une porte-cochère ouverte, de crainte d’être reconnu par le capitaine, j’écoutais si je n’entendais pas revenir la voiture…

Neuf heures sonnèrent lentement à Notre-Dame… Régina partie de chez elle à huit heures et demie sans doute, devait être alors bien près de la rue du Marché-Vieux, si l’un des domestiques du comte Duriveau avait trouvé un fiacre plus tôt que sa femme de charge, le comte était aussi sur le point d’arriver dans cette maison où devait se dénouer cette scène redoutable.

Enfin le roulement rapide d’une voiture se rapprocha de ma cachette, j’avançai la tête avec précaution… bonheur du ciel ! Le capitaine était dans le fiacre, ses habits de deuil rendaient plus frappante encore la pâleur de ses beaux traits altérés par une violente émotion.