Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/13

XIII


CHAPITRE XIII.


le valet de chambre.


Je revins à Paris…

La recommandation du docteur Clément, transmise par son fils à la princesse de Montbar, avait été si puissante, qu’à mon retour de chez Claude le capitaine Just me prévint que le maître d’hôtel du prince avait l’ordre de me recevoir parmi les gens de la maison dès mon arrivée à Paris, et de me présenter à la princesse.

Je fus tout-à-fait certain que le docteur Clément m’avait scrupuleusement gardé le secret, car à la manière dont le capitaine Just m’annonça ma réception dans la maison de la princesse, il ne parut pas soupçonner les graves intérêts qui me faisaient entrer chez elle ; il ne vit sans doute, en moi, qu’un domestique enchanté de trouver une bonne condition.

Enfin je touchais à ce jour depuis si long-temps et si impatiemment désiré ; j’allais voir réaliser cette espérance jusqu’alors regardée par moi comme un rêve… J’allais habiter sous le même toit que Régina.

Je ne puis dire avec quel battement de cœur je frappai, pour la première fois, à la porte de l’hôtel de Montbar. Je demandai le principal domestique qui, après avoir lu un mot que je lui remis de la part du capitaine Just, afin de constater mon identité, me dit de le suivre chez la princesse.

Après avoir gratté à la lourde portière d’un petit salon, il m’introduisit, en disant à Régina, occupée à écrire :

— Voilà le valet de chambre que Madame la princesse attendait.

— C’est bien… — répondit-elle sans discontinuer d’écrire et sans me regarder.

Le maître d’hôtel sortit ; je restai seul avec ma future maîtresse.

La princesse était enveloppée dans une robe de chambre de cachemire fond orange à palmettes, qui dessinait sa taille de Diane chasseresse ; ses admirables cheveux noirs, naturellement ondés, se tordaient en une grosse natte derrière sa tête, et son petit pied, chaussé d’une mule de maroquin brodé d’argent, dépassait les plis traînants de sa robe, dont la manche un peu flottante laissait voir le commencement d’un bras blanc, poli comme l’ivoire, et le poignet élégant de sa main charmante.

Un suave parfum remplissait ce salon, tendu de damas vert, rehaussé de baguettes dorées ; la table à écrire de la princesse était pour ainsi dire entourée d’un buisson de fleurs massées dans une jardinière demi-circulaire, très-basse et placée sur le tapis ; il y avait encore une grande quantité de fleurs disposées dans des coupes et des vases de magnifique porcelaine placés çà et là sur des meubles d’une rare somptuosité.

Je n’avais de ma vie vu une pareille profusion de fleurs rares et un luxe de si bon goût. La lumière arrivait dans ce parloir à travers un store de satin où étaient peint des oiseaux de mille couleurs. Ce demi-jour mystérieux, le profond silence qui régnait dans l’appartement, situé sur le jardin, la douce odeur des fleurs et du léger parfum qui s’exhalait de la chevelure ou des vêtements de Régina… que dirai-je enfin ! la vue de cette femme si belle et si long-temps adorée, du fond de ma misère et de mon obscurité, me causèrent d’abord une sorte d’enivrement… de vertige.

Régina, ayant terminé d’écrite sa lettre, me dit en me montrant un bougeoir de vermeil placé sur sa table :

— Allumez cette bougie, je vous prie… il y a sur la cheminée du papier pour cela…

Obéissant à l’ordre de la princesse, je pris à l’endroit indiqué, dans un petit cornet de porcelaine, une sorte de longue allumette de papier rose, je la présentai à la flamme du foyer et j’allumai le bougeoir.

— Merci… — me dit la princesse de sa voix douce et bonne.

Puis, tout en cachetant sa lettre, et en y écrivant l’adresse, elle ajouta sans lever les yeux sur moi :

— Vous vous nommez… Martin ?

— Oui, Madame la princesse.

— M. le docteur Clément, un des hommes que j’aimais et que je vénérais le plus au monde, — me dit la princesse d’une voix légèrement émue, — vous a si instamment recommandé à moi, que je vous prends à mon service en toute confiance.

— Je tâcherai de mériter les bontés de Madame la princesse, — lui dis-je en m’inclinant.

Régina, sa lettre écrite, quitta son bureau et alla s’asseoir dans une bergère au coin de sa cheminée ; s’accoudant alors sur le bras de ce meuble, et voulant sans doute juger de ma physionomie, elle attacha pendant un instant sur moi un regard pénétrant, quoique un peu embarrassé ; ses grands yeux noirs et humides ayant ainsi rencontré les miens, je les baissai aussitôt, et malgré moi mon visage se couvrit d’une vive rougeur.

Je frémissais à la pensée que la princesse allait peut-être remarquer cette maladroite rougeur ; heureusement il n’en fut rien, je pense, car elle reprit bientôt :

— Je dois vous dire d’abord à quelles conditions vous servirez ici ; vous aurez mille francs de gages, cela vous convient-il ?

— Oui, Madame la princesse.

— Vous serez habillé et vous mangerez à l’office, bien entendu ; d’ailleurs, si, comme je l’espère, votre service me satisfait, vos gages seront augmentés l’an prochain.

— Je ferai mon possible pour contenter Madame la princesse…

— Cela vous sera facile… Je ne vous demande que du zèle et de l’exactitude dans votre service, — me dit la princesse avec bonté.

— Je crains seulement de n’être pas tout de suite bien au fait du service de Madame la princesse.

— Mon service est très-simple, voici en quoi il consiste : vous aurez soin de ce parloir et des deux salons qui le précèdent ; vous veillerez à ce que mes jardinières et mes vases soient toujours remplis de fleurs fraîches et arrangées avec goût ; vous vous entendrez pour ces fournitures avec ma fleuriste ; vous essuierez ensuite, avec précaution, ces porcelaines et ces objets d’art que vous voyez sur ces étagères ; de temps à autre, vous épongerez légèrement les tableaux qui sont dans cette pièce et dans les autres ; vous me servirez ensuite mon déjeuner ici ; puis, l’après-dîner, lorsque je ne sortirai pas vous vous tiendrez dans le salon d’attente, afin de m’annoncer les personnes qui viendront me voir… Si je sors, vous irez faire les commissions dont je vous aurai chargé ; sinon, vous pourrez disposer de votre temps… Vous servirez ensuite au dîner avec le maître d’hôtel et le valet de chambre de M. de Montbar ; si le soir je suis chez moi, vous resterez au salon d’attente ; si je sors, votre soirée vous appartiendra. Voilà à-peu-près en quoi consistera votre service.

— Du moins, la bonne volonté ne me manquera pas, Madame la princesse…

— J’en suis persuadée ; si vous êtes embarrassé pour quelque chose, adressez-vous au maître d’hôtel… ou à Mlle Juliette, ma femme de chambre, ils vous mettront au fait de ce que vous ne saurez pas… Je n’ai pas besoin de vous dire que M. de Montbar tient à ce que la meilleure intelligence règne parmi les gens de sa maison… et je ne doute pas de la facilité de votre caractère… Dites-moi, vous savez lire et écrire ?

— Oui… Madame la princesse.

— Et compter ?

— Oui, Madame la princesse.

— Vous serez chargé de régler, chaque mois, avec certains fournisseurs dont je vous donnerai la liste, et chaque mois aussi vous m’apporterez votre livre de dépenses très-exactement… je n’aime pas les mémoires en retard.

— Je me conformerai aux ordres de Madame la princesse.

— Allons… j’espère que vous resterez long-temps chez moi, et que je serai satisfaite de vous.

— Madame la princesse peut être certaine que je ferai pour cela tout mon possible.

— Dès demain vous commencerez votre service auprès de moi… Aujourd’hui, vous vous mettrez au fait des habitudes de la maison ;… seulement vous porterez cette lettre à son adresse…

Et Régina me donna la lettre qu’elle venait d’écrire.

— Faudra-t-il demander une réponse, Madame la princesse ?…

— Oui… vous monterez vous-même la lettre à l’antichambre et vous attendrez… Mais, dans le cas où Mme Wilson… c’est le nom de la personne à qui j’écris, ne serait pas chez elle… vous laisserez la lettre.

Après un moment de silence, la princesse reprit :

— Dites-moi… Martin… il est entendu que lorsque je sors en voiture vous ne me suivez jamais… Ceci est le service des valets de pied. Cependant, comme il se pourrait qu’une fois par hasard j’eusse besoin de vous pour me suivre, je préfère vous prévenir… D’ailleurs, lors de ces rares sorties, vous ne porterez pas plus la livrée que vous ne la porterez habituellement.

— Je serai toujours prêt à obéir aux ordres de Mme la princesse, c’est mon devoir.

— Ah ! j’oubliais… — reprit Régina, et son visage trahit une impression pénible. — Une fois pour toutes… et sans que j’aie jamais besoin de vous réitérer cet ordre, vous irez chaque matin de très-bonne heure vous informer des nouvelles de M. le baron de Noirlieu… mon père…

— Oui, Madame la princesse…

Puis, comme si elle eût voulu se distraire des tristes pensées que venait sans doute d’éveiller en elle l’ordre qu’elle m’avait donné, ou voulant peut-être ne pas me laisser pénétrer son émotion, Régina me montra un bouquet de daphné blanc, placé dans une petite coupe de verre de Venise, enrichi de pierres fines, et posée sur une table de bois de rose, où je vis aussi un mouchoir brodé, un livre entr’ouvert et un ouvrage de tapisserie commencé.

— J’aime beaucoup l’odeur du daphné, — me dit la princesse, — vous vous entendrez avec ma fleuriste, afin que chaque jour j’aie dans cette coupe une branche fleurie de cet arbuste…

Mme de Montbar ayant de nouveau gardé un moment le silence, reprit avec une certaine hésitation :

— Le docteur Clément m’a écrit, et son fils m’a répété que vous étiez la probité même… Je sais avec quel courageux dévoûment vous avez, au péril de votre vie, lutté contre un misérable qui s’était introduit chez votre maître pour le voler…

— J’ai fait mon devoir, Madame la princesse.

— Je le sais, mais ceux qui accomplissent si bravement leur devoir… sont rares… En un mot, tout le bien que l’on m’a dit de vous, doit me faire penser qu’à ces deux excellentes qualités : le dévouaient et la probité… vous joignez sans doute la discrétion ?

Et la princesse attacha de nouveau sur moi un regard ferme et pénétrant.

J’avais un dangereux écueil à éviter dans cette première entrevue avec Régina : — paraître au-dessus de ma condition par mon langage, je dirais par mes sentiments… si je n’avais rencontré d’admirables dévoûments domestiques. — Il me fallait donc m’observer sans cesse, et résister surtout impitoyablement à la funeste tentation de me rendre intéressant aux yeux de la princesse. Tout eût été perdu pour mes projets du moment où elle aurait vu en moi autre chose qu’un serviteur simple, honnête et zélé.

Ainsi, la princesse, en me demandant si elle pouvait compter sur ma discrétion, songeait dans doute à me charger de quelque commission délicate. L’espoir d’obtenir déjà une preuve de sa confiance, me rendit heureux : je répondis cependant avec un accent de simplicité sincère, en affectant cependant un peu de surprise :

— Madame la princesse veut dire que je ne rendrai compte qu’à elle de ses commissions ?

— Voici ce que je veux dire, — reprit la princesse avec un léger embarras : — On s’adresse souvent à moi pour des secours,… et s’il est des infortunes dignes de pitié… il en est malheureusement d’autres qui sont feintes ou causées par l’inconduite… Je voudrais donc vous charger d’aller quelquefois aux informations sur les personnes qui me demandent des aumônes, afin d’obtenir des renseignements certains ; vous vous mettrez pour cela en rapport avec les portiers, les voisins, que sais-je ?… Enfin comprenez-vous ce que j’attends de vous dans ces circonstances ? — ajouta la princesse en paraissant douter un peu de mon intelligence, — me comprenez-vous bien ?

— Oui, Madame la princesse… et je tâcherai que Madame puisse avoir confiance dans les renseignements que je lui fournirai.

Après un moment de réflexion, la princesse me dit :

— Alors je vous donnerai aujourd’hui même une commission de ce genre.

Et tirant le tiroir de la petite table de bois de rose placée près d’elle, Régina prit un papier, le lut, et me demanda :

— Connaissez-vous la rue du Marché-Vieux ?

— Non, Madame la princesse.

— Cette rue doit être du côté de la rue d’Enfer.

— Je la trouverai facilement, Madame la princesse.

— Eh bien ! au numéro 11 de la rue du Marché-Vieux, habite une malheureuse veuve nommée Mme Lallemand… elle est paralytique et hors d’état de quitter son lit. Sa fille, âgée de onze ou douze ans au plus, est déjà venue ici deux fois m’implorer pour sa mère. Cette enfant m’a tellement intéressée, que je lui ai donné des secours… Avant-hier je l’ai revue ; elle m’a suppliée de venir voir sa mère, celle-ci ayant, disait-elle, à me confier quelque chose de la plus grande importance pour elle ; mais ne pouvant bouger de son lit, ne sachant pas écrire et ne voulant pas charger une enfant de l’âge de sa fille d’une commission si grave, elle était forcée de me prier de venir la voir. Je le lui ai promis, et j’irai demain ; seulement, comme l’enfant m’a dit que les voitures pouvaient à peine entrer dans cette petite rue d’un quartier perdu, où l’apparition de ma voiture ferait d’ailleurs événement, ce qui me serait fort désagréable, vous irez tantôt chez cette pauvre femme afin de savoir à quel étage elle demeure, et de m’épargner ainsi l’embarras de la demander dans la maison où il n’y a pas de portier, m’a dit l’enfant.

— Faudrait-il annoncer à cette femme la visite de Mme la princesse pour demain ?

— Oui, cela la rendra heureuse un jour d’avance… Vous lui direz que je serai chez elle sur les neuf ou dix heures du matin, — ajouta la princesse après un moment de réflexion.

— Madame la princesse désire-t-elle que je tâche de prendre quelques informations sur cette femme ?

— Cette fois, c’est inutile… je crois tout ce que m’a dit sa petite fille… une enfant de cet âge serait incapable de mentir ou de tromper à ce point.

À cette réflexion de Régina, j’aurais dû, instruit par l’expérience, me souvenir, hélas ! que trop souvent la corruption atteint jusqu’à l’enfance ; mais j’étais loin de prévoir que cet appât tendu à l’âme généreuse de Régina cachait un piège horrible… une machination diabolique…

Cette triste révélation ne viendra que trop tôt.

— Tenez, voici l’adresse de cette pauvre femme, — me dit Régina en me remettant un papier. — Allez d’abord chez Mme Wilson porter ma lettre, puis vous ferez cette autre commission.

Au moment où j’allais sortir, la princesse ajouta avec beaucoup de bienveillance et de dignité :

— C’est grâce aux excellentes recommandations du docteur Clément, que je vous donne une preuve de confiance dès le premier jour de votre entrée à mon service ; j’espère que vous y répondrez par votre zèle et par votre discrétion.

— Je ferai tout ce que je pourrai afin de satisfaire Madame la princesse.

Et je quittai l’appartement de Mme de Montbar.

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Il m’est impossible d’exprimer les mille pensées dont je fus agité en suite de ma première entrevue avec Régina ; ce fut une sorte d’étourdissement d’esprit si violent que je montai en hâte à ma chambre, afin de me recueillir et de reprendre le sang-froid nécessaire pour supporter, sans trouble, les regards de mes nouveaux camarades.

L’impression terrible qui domina d’abord toutes les autres, et que je ne cherchai pas à me dissimuler, tant elle m’épouvantait, fut un ressentiment d’amour passionné… brûlant… sensuel, que je n’avais jamais éprouvé pour Régina. Jusqu’alors toujours grave et austère, entourée du prestige sacré de sa tristesse filiale, Régina m’était apparue dans une sphère si élevée, elle placée si haut, moi si bas et si loin, que je n’avais pu subir l’influence de la femme… de la femme jeune, belle, charmante.

Anéanti sous ces impressions remplies de charme et de terreur, un moment j’eus peur… ma résolution m’abandonna… j’entrevoyais un avenir de tortures sans nom, que je n’avais pas soupçonnées. Ce beau rêve, de vivre sous le même toit que la princesse, de jouir à chaque instant de la douceur d’une intimité presque forcée par mes relations domestiques… ces transports, à la seule pensée de la voir, de l’entendre chaque jour… ce bonheur ineffable de pouvoir me dire, en parlant d’elle, ma maîtresse, de lui appartenir, en effet, corps et âme… tant de ravissantes visions se dissipèrent du moment où j’envisageai cette réalité : un valet amoureux fou de sa maîtresse… passion insensée à force de honte, de ridicule, de bassesse ; passion irritée, exaspérée à chaque instant par la femme qui la cause à son insu ; car, si réservée qu’on soit, l’on se gêne encore si peu devant son valet !

Et ce n’était pas tout : la moindre émotion trahie, un regard, une rougeur furtive, le plus léger trouble dans ma voix, un tremblement involontaire, pouvaient non-seulement me faire chasser de cette maison avec ignominie, mais je perdais à jamais l’occasion de servir peut-être grandement la princesse ; car j’avais déjà eu, quoiqu’elle l’ignorât, une part d’action assez large, assez salutaire sur la vie de Régina pour espérer encore quelque fruit de mon dévoûment.

En présence d’un tel avenir, mon courage fut encore sur le point de faillir ; puis surmontant ce lâche effroi, songeant aux dernières recommandations du docteur Clément, aux encouragements de Claude Gérard, je résolus de poursuivre ma tâche et de lutter courageusement ; comparant enfin ma position présente, si pénible qu’elle fût, à mes misères passées, alors que, las de souffrir de la faim et du froid, j’avais attendu, espéré, la mort au fond de la cave où je m’étais enseveli vivant, il me sembla entendre la voix amie et austère de Claude Gérard me reprocher mon indigne faiblesse, comme un outrage aux jours meilleurs qu’un sort providentiel m’avait récemment assurés.

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La cloche du déjeuner sonna, et me réunit à mes nouveaux camarades ; le maître d’hôtel, le cuisinier, le valet de chambre du prince et les deux femmes de la princesse, les gens de livrée et d’écurie prenaient leurs repas chez le portier de l’hôtel. Je fus cordialement accueilli par mes compagnons de service ; Mlle Juliette, première femme de chambre de la princesse, proposa même de donner le soir chez elle un thé pour fêter ma bienvenue ; il me fut facile de voir à la réserve ou à l’insignifiance des propos tenus à l’office pendant ce premier repas, que l’on n’était pas encore en confiance avec moi. Je crus utile et prudent de faire acte de bon compagnonnage, en offrant à mes convives de me charger des commissions qu’ils pourraient avoir en allant remplir les ordres de la princesse. Mlle Juliette, la femme de chambre, accepta et me pria, puisque j’allais porter une lettre chez Mme Wilson, l’amie intime de Madame, d’inviter Mlle Isabeau à venir le soir même prendre le thé avec nous, si elle était libre.

Je me rendis d’abord chez Mme Wilson ; elle occupait une très-élégante maison de la rue de Londres, où se trouvaient aussi les bureaux de M. Wilson, riche banquier américain. Le domestique qui me reçut à l’antichambre me dit que Mme Wilson était sortie, je lui remis la lettre de ma maîtresse, et le priai de me conduire auprès de Mlle Isabeau, la femme de chambre. Je trouvai cette jeune fille occupée à coudre. Elle était loin d’être belle ; mais elle avait une taille svelte et gracieuse, de magnifiques cheveux et une certaine distinction de manières.

Ayant appris que Mme Wilson était l’amie intime de la princesse, il ne me parut pas sans intérêt de causer avec Mlle Isabeau, qui d’ailleurs s’y prêta avec la meilleure volonté du monde, car elle me parut singulièrement parlante.

— Je suis chargé, Mademoiselle, — lui dis-je, — de vous prier de venir prendre le thé ce soir chez Mlle Juliette.

— Avec grand plaisir, Monsieur, — me répondit Mlle Isabeau d’un air surpris. — Donnez-vous la peine de vous asseoir… Mais je n’ai pas l’avantage de…

— Je suis nouvellement entré, comme valet de chambre, chez Mme la princesse de Montbar, et j’apportais une lettre de ma maîtresse pour Mme Wilson.

— Ah ! très-bien, Monsieur… c’est différent… Madame est sortie, et elle ne doit pas rentrer avant quatre ou cinq heures… Vous remercierez bien, n’est-ce pas ? Juliette pour moi. Comme Madame va au spectacle et au bal ce soir, je crois même avec la princesse… j’aurai, je l’espère, ma soirée libre… C’est bien aimable à Juliette d’avoir pensé à moi… une nouvelle amie.

— Ah ! il n’y a pas long-temps que vous connaissez Mlle Juliette ?

— Mon Dieu non, notre amitié date de l’amitié de nos deux maîtresses… Madame m’a envoyée plusieurs fois chez la princesse, c’est comme cela que j’ai fait connaissance avec Juliette.

— Je croyais Mme Wilson l’amie intime de ma maîtresse ?

— Certainement, mais on peut être intime sans se connaître pour cela depuis long-temps… Aussi… tenez, entre nous, ce n’est pas pour vanter ma maîtresse… mais sans elle… la princesse…

— La princesse ?…

— Ma foi, écoutez donc, du train où elle allait, elle serait peut-être à cette heure morte de chagrin.

— Vraiment, — m’écriai-je, puis j’ajoutai : — vous concevez, Mademoiselle, mon étonnement… étant tout nouveau dans la maison… et n’ayant pas remarqué que Madame… fût triste…

— À cette heure, elle n’est plus triste, certainement, mais il y a deux mois c’était à fendre le cœur ; heureusement la princesse a fait connaissance avec Madame, et alors tout a changé.

— Votre maîtresse fait des miracles, il me semble…

— Je crois bien, elle est si vive, elle aime tant le plaisir pour elle et pour les autres, elle a tant d’esprit, elle est si gaie, qu’il n’y a pas de mélancolie qui tienne avec elle. Aussi, elle vous a joliment arrangé la tristesse de la princesse. Elles sont maintenant toujours en fêtes, en plaisirs. Tenez, aujourd’hui encore, je crois qu’elles vont ensemble aux Italiens et de là au bal…

Notre entretien fut interrompu par l’arrivée d’une gouvernante anglaise, tenant par la main la plus jolie enfant que j’eusse jamais vue, un ange de beauté, de fraîcheur et de grâce.

— Si Madame rentrait avant moi, Mademoiselle Isabeau, — dit la gouvernante, — vous la préviendriez que j’ai emmené Mlle Raphaële se promener, car il fait très-beau.

— Très-bien, Madame Brown, — dit la femme de chambre.

— Adieu, ma bonne Isabeau, — dit Raphaële, en embrassant affectueusement la camériste ; — je te rapporterai un gâteau…

Et l’enfant, toute joyeuse, sortit en sautant.

— Quelle charmante petite fille !… — dis-je à Isabeau.

— N’est-ce pas qu’elle est jolie, Mlle Raphaële ? Et gentille et bonne, jamais fière ; il n’y a pas un meilleur cœur… Ah ! l’on peut bien dire que si celle-là ne rend pas un jour un mari heureux… c’est qu’il ne le voudra pas… Pauvre petite… Seulement, ça sera si bon, que ça n’aura pas de défense… C’est pas comme Madame ! Ah ! elle par exemple…

Cet entretien qui, pour mille raisons, m’intéressait extrêmement, fut de nouveau interrompu ; on demanda Mlle Isabeau à la lingerie ; je ne jugeai pas devoir rester plus long-temps, et je pris congé de Mlle Isabeau, qui me dit :

— À ce soir, Monsieur… Votre nom, s’il vous plaît ?

— Martin.

— Monsieur Martin, vous direz à Juliette que j’aurai ce soir de bonnes histoires toutes chaudes à lui raconter… pas sur mes maîtres, bien entendu… Monsieur Martin, mais sur les maîtres des autres…

— Je comprends, — lui dis-je en riant, — c’est un échange ; de cette façon, le diable n’y perd rien.

— Que voulez-vous, Monsieur Martin, — me dit ingénument Mlle Isabeau ; — on voit, on écoute, on se souvient, on confie cela à des amis… comme un secret… et puis après on ne répond de rien.

Un pressentiment presque certain me dit que le soir, au thé que donnait Mlle  Juliette, je devais entendre de curieuses révélations.

En sortant de chez Mme Wilson, je me hâtai de me rendre rue du Marché-Vieux, près de la rue d’Enfer, afin de visiter la pauvre femme paralytique chez qui la princesse de Montbar devait se rendre le lendemain.