Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/V/3

III


CHAPITRE III.


le déjeuner.


J’éprouvais autant de honte que d’humiliation à accepter l’offre du cul-de-jatte, mais j’avais faim.

Au bout de quelques pas, le bandit passa familièrement son bras sous le mien. Ce contact me fit tressaillir, je me dégageai brusquement.

― Que diable as-tu ? ― me demanda le cul-de-jatte, surpris de mon mouvement.

— Je ne veux pas vous donner le bras.

— Comment ?… à un camarade ?

— Je ne suis pas votre camarade.

― Je te paie à déjeûner… et tu n’es pas mon camarade ? Ah ça… est-ce que tu serais fier ? Alors, bonjour, je n’aime pas les fiers…

— Je ne suis pas fier… ― dis-je en hésitant.

— Alors, donne-moi le bras.

Et il me fallut prendre le bras de ce misérable ; je baissai la tête, écrasé de honte ; un moment, j’eus la pensée d’abandonner cet homme ; mais je sentais de plus en plus les douloureux vertiges que cause le besoin de manger depuis long-temps inassouvi ; mes forces, soutenues jusqu’alors par une surexcitation fébrile, commençaient à m’abandonner… deux ou trois fois une défaillance subite rendit mes pas chancelants, et malgré le froid la sueur inondait mon front. En marchant ainsi côte à côte avec ce bandit, j’éprouvais une secrète épouvante… Je pensais aux conséquences de la fatalité de la faim…

Puis, invoquant deux souvenirs sacrés pour moi, celui de Claude Gérard, celui de Régina :

Me blâmeraient-ils, réduit à la position désespérée où je suis plongé, malgré mes efforts pour en sortir, me blâmeraient-ils d’accepter la ressource que m’offre ce misérable ? et, d’ailleurs, cette vie que je dispute à la plus affreuse misère, peut-être utile à Régina, maintenant que je suis sur la trace d’un secret, sans doute très-important pour elle !

Absorbé par ces réflexions, silencieux, abattu, la tête baissée pour cacher ma confusion, je marchais au bras de mon sinistre compagnon.

— Tu n’es pas jaseur, ― me dit-il.

— Non.

― Tu tapes mieux que tu ne parles ;… à ton aise, c’est comme crâne tapeur que je t’ai invité… Ah ça ! nous voilà devant la cantine… allons… passe devant… je te fais les honneurs.

Et le bandit me poussa devant lui dans un cabaret, situé à l’angle de l’une des petites rues qui avoisinent le quai.

― Donnez-nous un cabinet, ― dit le cul-de-jatte à la fille de service.

Et, s’adressant à moi :

— On est plus libre… on peut causer de tout…

On nous conduisit dans un sombre réduit, dont la fenêtre donnait sur une petite cour obscure.

Nous nous attablâmes.

— Qu’est-ce que tu veux manger ?

— Du pain…

— C’est malin… Et puis ?

— Rien… Du pain seulement et de l’eau.

Par une susceptibilité sans doute puérile, je croyais rendre mon action moins honteuse en n’acceptant du cul-de-jatte que le strict nécessaire pour réparer mes forces.

― Comment ! du pain et de l’eau ? ― dit le bandit tout étonné. ― Est-ce que tu crois que je fais ainsi les choses ? et que j’invite un ami pour lui donner un déjeûner de prison… Eh ! la fille, une omelette au lard, du bœuf aux cornichons, un morceau de fromage, et deux litres à douze.

Puis se retournant vers moi avec une orgueilleuse satisfaction :

— Voilà comme je traite les amis…

― C’est inutile… faites-moi donner du pain tout de suite… je ne mangerai pas autre chose.

― Voilà une faim carabinée. Eh ! la fille, un croûton…

On apporta un morceau de pain de deux livres au moins… en peu d’instants je le dévorai…

― La fille !… un pain de quatre livres… ― dit le bandit d’un air sardonique.

Le pain de quatre livres fut apporté… Quoique apaisée, ma faim était loin d’être assouvie ; mais je craignis que cet excès de nourriture ne me fît mal, je bus deux ou trois verres d’eau, et j’interrompis mon frugal repas.

Peu à peu je me sentis revivre. L’espèce de fièvre dont j’étais atteint, se calma, et j’envisageai ma position d’un regard plus ferme et moins désespéré.

Le bandit m’avait silencieusement observé pendant que je dévorais le pain ; il me dit ensuite :

― À la bonne heure, tu as mangé par faim… maintenant tu vas manger par gourmandise.

— Non…

— Allons donc !

On apporta les mets demandés par le cul-de-jatte ; malgré ses instances, je n’acceptai rien.

― Tu es un drôle de corps, ― dit le cul-de-jatte en faisant honneur au repas, ― je n’ai jamais vu un invité pareil… au moins, bois un verre de vin.

D’abord je tendis mon verre, espérant qu’un peu de vin ranimerait complètement mes forces ; mais, je craignis que, dans l’état de faiblesse où je me sentais encore, le vin n’agît trop sur mon cerveau, et je refusai.

― Comment, pas même un verre de vin ? ― s’écria le cul-de-jatte.

― Non… je prendrai encore un morceau de pain si vous le permettez…

― Que le diable soit donc ton boulanger, ― s’écria le bandit, ― si j’avais su cela…

Puis me regardant presque avec défiance :

― Tu n’es peut-être pas ce que je croyais… tu m’as l’air bien sobre…

— Que pensiez-vous donc de moi ?

― Je t’ai pris pour un crâne qui ne craint rien, et qui a faim… pour moi c’était une trouvaille, oui… et pour toi aussi… Mais tu ne bois que de l’eau, tu ne manges que du pain… ça me gêne.

― Quand on est sobre, ― dis-je au bandit en le regardant fixement, afin de tâcher de deviner sa pensée, ― on a le corps plus agile, l’esprit plus sain, et on est meilleur à toutes choses…

― Tu as raison dans un sens… l’ivrognerie peut faire manquer les plus belles affaires… Mais, dis-moi, puisque tu crevais de faim ce matin… ça pourra bien t’arriver encore demain… ou après… si tu n’as pas d’autres banquiers que les voyageurs, dont tu tâcheras de porter les bagages ; je connais l’état… faut faire autre chose avec… pour avoir de l’eau à boire… Allons, un verre de vin ?

— Non.

— Diable d’homme !…

— De quel autre état voulez-vous parler ?…

― Écoute… tu es jeune, vigoureux, alerte et crâne… c’est de l’or en barre, ça, mon garçon… si tu sais t’en servir, sans compter que tu es peu connu sur la place… car tu n’es pas parisien… ça se voit de reste…

— Je suis à Paris depuis trois jours seulement.

― C’est superbe… Ah ! si, au lieu d’être vieux… j’étais à ta place…

— Qu’est-ce que vous feriez ?

Le bandit cligna de l’œil, et dit, après une pause :

— Hum !… tu es bien pressé.

Et il garda de nouveau le silence en se frottant le menton avec satisfaction.

Depuis quelques instants, j’avais sur les lèvres le nom de Bamboche, mais je craignais que, dans sa défiance, le bandit ne voulût pas me répondre. Enfin ne pouvant résister à ma curiosité :

— Et Bamboche ? ― lui dis-je brusquement.

Le cul-de-jatte bondit de surprise sur son banc.

— Tu connais Bamboche ? ― s’écria-t-il.

― Ou le capitaine Hector Bambochio, si vous l’aimez mieux ; ― mais, voyant que son étonnement se changeait en méfiance, j’ajoutai :

― Tenez… je suis franc, c’est moi qui suis allé, il y a trois jours, à l’impasse du Renard, demander Bamboche, et je crois que c’est vous qui m’avez répondu.

― Ah ! c’était toi… et qu’est-ce que tu lui voulais, à Bamboche ?

― Nous avons été camarades d’enfance, je me trouvais à Paris sans ressources… je venais demander à Bamboche de m’aider… maintenant dites-moi où il est ?…

― Ah ! tu connaissais Bamboche pour ce qu’il est… et tu… venais lui demander aide… ça me rassure… nous pourrons nous entendre, ― dit le bandit complètement rassuré.

— Mais Bamboche, où est-il ?

― Ne t’inquiète pas de lui, mon garçon… je ferai pour toi ce que ferait Bamboche en personne.

— Mais lui… où est-il ? à cette heure ?

— Lui ?…

― Oui… la maison où vous demeuriez a été envahie par la police… j’ai vu les soldats dans l’impasse, le lendemain du jour où j’étais allé y demander Bamboche.

― Les gros oiseaux étaient envolés, on n’a pris que des oisillons…

― Ainsi Bamboche s’est sauvé comme vous ? Mais encore une fois, où est-il ?

― Oh ! à cette heure il est bien loin, en Amérique… en Chine.

― Bamboche était à Paris il y a trois jours, ― m’écriai-je, ― il doit y être encore.

― Alors, cherche et trouve-le, si tu peux ; mais que diable en veux-tu faire… puisque, si tu veux, je serai pour toi un autre Bamboche ?

— Merci.

― Tu n’es pas juste : Bamboche est jeune, plein de moyens, tandis que moi, je suis vieux… je baisse… et j’aurais besoin d’un commis

— Pourquoi faire ?

Après une pause, le bandit reprit :

— Où loges-tu ?

— Je n’ai pas d’asile…

― J’ai une chambre, nous habiterons ensemble… tu ne manqueras de rien… tiens… et il me montra une douzaine de pièces de 5 francs, parmi lesquelles je vis même deux ou trois pièces d’or.

Je ne pus cacher mon étonnement ; le bandit s’en aperçut et me dit :

― Ça te surprend que j’aille sur le port, quand je suis aussi bien lesté, pas vrai ?

— Oui… cela me surprend…

― Je vais sur le port en amateur… depuis deux jours je cherche un commis… je n’avais rien trouvé à mon idée… mais, ce matin, je t’ai rencontré… je suis sûr que tu ferais mon affaire, voyons, bois donc…

— Non…

― Tête de fer, va… Enfin, c’est égal, arrangeons-nous, vivons ensemble, tu n’en seras pas fâché…

— Vous ne voulez pas me dire où est Bamboche ?

— Pas si bête… il te garderait.

― Merci du pain que vous m’avez donné… ― dis-je à cet homme en me levant, ― si je puis un jour… je vous le rendrai…

— Tu t’en vas ?

— Oui…

— Voyons, écoute donc… que diable…

— C’est inutile…

— Où coucheras-tu cette nuit ?

― J’espère ce soir gagner quelques sous à la sortie des spectacles.

― Oh !… oh !… ― dit le cul-de-jatte en paraissant réfléchir à ce que je venais de lui dire, ― tu connais déjà les bons endroits… Allons… tu me refuses… ça m’est égal… tôt ou tard je te repincerai… Oui, c’est moi qui te le dis : je t’attends.

Malgré moi je ne pus m’empêcher de tressaillir en entendant avec quel accent profondément convaincu le misérable prononça ces mots :

Je t’attends

Je me hâtai de le quitter, et il me cria :

— Au revoir !

Sans posséder une grande expérience je comprenais, malgré les réticences du cul-de-jatte, que, frappé du courage, de la vigueur et de l’énergie presque féroce dont il m’avait vu le matin donner des preuves à mes concurrents du débarcadère, ce misérable espérait exploiter mon dénûment et mon désespoir pour me faire l’instrument de quelque criminelle tentative, se croyant suffisamment rassuré, ainsi qu’il le disait, sur ma moralité, par le fait même de mon ancienne intimité avec Bamboche, de qui je voulais me rapprocher, bien que sa vie hasardeuse me fût connue.

Je me révoltai d’abord à la seule pensée, non pas de devenir le complice du cul-de-jatte, une telle pensée ne me tombait sous le sens, mais d’avoir désormais le moindre rapprochement avec lui… Puis à cette résolution sincère succéda une réflexion pleine de terreur… en songeant à la honteuse concession que la faim m’avait déjà arrachée.

― Hélas ! ― pensai-je, ― n’aurais-je pas repoussé, avec l’indignation d’un honnête homme, celui-là qui m’aurait dit qu’un jour… je marcherais côte à côte, bras dessus, bras dessous avec le bandit capable et coupable des plus grands crimes ?… Et pourtant… cette honte, je viens de la subir, et l’espoir de savoir des nouvelles de Bamboche n’a été que secondaire, dans ma détermination… l’espoir de manger a été tout pour moi.

À quelles terribles extrémités la faim et les horreurs de la misère peuvent-elles donc nous pousser, ― me dis-je alors avec une tristesse navrante, ― puisque moi… imbu des meilleurs, des plus solides principes… moi qui ai au cœur une sorte d’adoration divine qui m’impose l’observance du bien, j’ai pu m’abaisser à ce point ? Qu’advient-il donc de ceux-là, mon Dieu ! qui, livrés aux hasards de la vie, sans éducation, sans appui, sans foi, sans frein salutaire, se trouvent dans une position pareille à la mienne ?

Et je m’écriai avec Claude Gérard : ― Ô misère ! misère ! seras-tu donc toujours la cause ou la source de tant de maux, de tant de dégradations, de tant de crimes ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En attendant la nuit et l’heure de la sortie des spectacles, j’usai toutes les ressources de mon imagination à chercher un moyen de gagner ma vie par des moyens sûrs et honorables ; mais mon esprit s’épuisa dans des combinaisons impossibles.

J’éprouvais une impression étrange, douloureuse, en voyant aller et venir cette foule affairée, qui ne se doutait pas… hélas ! qui ne pouvait pas se douter que ce malheureux, auprès de qui elle passait insoucieuse, ne savait où il gîterait pendant cette sombre nuit d’hiver, et que peut-être le lendemain on le trouverait sur le pavé, à demi-mort de froid et de besoin…

L’incertitude où j’étais de gagner de quoi payer ma nuit dans un garni m’effrayait doublement. Être arrêté nuitamment au milieu des rues comme vagabond, c’était pour moi la prison… et la prison m’inspirait tant d’horreur, que je lui aurais préféré la mort… car la prison me mettait dans l’impossibilité d’être utile à Régina, et je ne sais quel instinct me disait que je pouvais atteindre ce but malgré mon obscure, mon infime condition.

Il me fallait donc à tout prix gagner au moins six sous ce soir-là pour m’assurer un gîte pour la nuit. Quant au pain du lendemain… je ne voulais pas y songer.

Le matin, l’ardeur de la faim m’avait rendu brutal, presque féroce… je sentis que la nécessité de gagner quelques sous afin de n’être pas arrêté comme vagabond me rendrait aussi le soir… s’il le fallait, brutal… féroce…

La nuit complètement venue je me dirigeai vers les boulevards et je bus, il m’en souvient, à même du bassin inférieur de la fontaine du Château-d’Eau ; j’allai ensuite me poster aux environs du théâtre du Gymnase ; il me sembla reconnaître, et j’en fus peu surpris, la plupart des gens que j’avais vus la veille et le matin à la descente du bateau à vapeur. Ils étaient assis, ceux-là sur les bornes, ceux-ci sur le rebord du trottoir, quelques-uns derrière les fiacres dont la longue file s’étendait jusqu’à la Porte-Saint-Denis.

En voyant passer sur le boulevard les brillantes voitures qui se croisaient en tous sens, et dont les maîtres couraient sans doute à des fêtes, Dieu m’est témoin qu’il ne me vint au cœur nul sentiment d’envie ou de haine jalouse ; je me disais seulement :

― Ces heureux du jour ignorent pourtant qu’à cette heure des hommes attendent avec une terrible anxiété un gain de quelques sous pour avoir un gîte et du pain, et que si ce soir et demain… encore, leur attente est trompée,… après-demain… commencera pour eux l’agonie de la faim.

Cette réflexion me rappelait qu’un jour Claude Gérard me disait ces paroles remplies de sens :

― « Moralement, sainement parlant, faire l’aumône, c’est avilir celui qui la reçoit, tandis que lui procurer du travail, c’est à la fois le secourir et l’honorer ; mais au point où en sont malheureusement les choses, il faut se contenter de l’aumône malgré ses dangers, car elle a au moins un résultat immédiat. Aussi est-il une chose qui devrait entrer dans l’éducation des enfants riches, c’est de savoir, comme point de départ et de comparaison, que, par exemple, avec vingt sous de pain, on peut rigoureusement empêcher dix hommes de mourir de faim. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’avais attendu l’heure de la sortie du spectacle, assis au pied d’un des arbres du boulevard, dans un coin obscur et opposé à la chaussée sur laquelle s’ouvrait le théâtre. Brisé de fatigue, je sommeillais à demi.

Soudain je me sentis violemment secoué, j’ouvris les yeux, j’étais entouré d’un groupe de gens de mauvaise mine parmi lesquels j’en reconnus plusieurs dont j’avais déjà remarqué la présence ; au même instant, il me sembla voir, à la clarté d’un réverbère, sur la chaussée opposée, passer la figure sinistre et sardonique du cul-de-jatte ; mais cette apparition fut si rapide que je pus à peine y arrêter mes regards, de plus en plus alarmé d’ailleurs par l’attitude menaçante des gens dont je venais d’être subitement enveloppé.

― Que voulez-vous ? ― leur dis-je en me levant pour me mettre en défense.

― Tu es un mouchard ! ― me répondit une voix, ― nous le savons !

Et au même instant, avant que j’eusse pu prévoir cette attaque, on me saisit par-derrière, un mouchoir me fut appliqué sur la bouche et noué derrière la tête en guise de bâillon ; puis, malgré ma résistance désespérée, je me sentis à la fois accablé de coups, poussé et presque emporté jusque dans une de ces petites rues montueuses qui, à cet endroit, débouchent sur ce boulevard ; le mouchoir étouffait mes cris ; le grand nombre d’assaillants paralysaient mes forces ; cette scène fut si prompte, que j’étais déjà jeté et terrassé au fond de l’allée obscure d’une maison de cette rue, avant que j’eusse pu me reconnaître. Le mouvement occasionné par cette violence fut sans doute à peine remarqué des passants, ou considéré par eux comme une de ces rixes ignobles, assez fréquentes aux abords des théâtres.

Renversé sur les pavés de l’allée, criblé de coups dont plusieurs m’ensanglantèrent le visage, ma tête porta rudement contre une pierre ; le choc fut tel que je perdis à-peu-près connaissance : au milieu d’une souffrance à la fois profonde et sourde qui semblait vouloir faire éclater mon crâne, j’entendis une voix dire :

— Il en a assez… allons nous-en… voilà la sortie…

Il se passa ensuite un assez long espace de temps pendant lequel je n’eus d’autre perception que celle de douleurs très-aiguës ; puis, peu à peu, je repris mes sens ; j’étais glacé et comme perclus ; j’essayai de me relever, j’y parvins avec peine ; sans savoir presque ce que je faisais, je sortis en chancelant de l’allée… la nuit était noire, la rue déserte ; il tombait une neige épaisse ;… l’action du grand air me rappela tout-à-fait à moi-même.

Je me souvins seulement alors clairement de l’agression dont je venais d’être victime.

Il devait être tard ; le boulevard, couvert de neige, était absolument désert ; un fiacre pourtant stationnait à l’angle de la rue Poissonnière.

Au bout de quelques pas, je fus forcé de m’arrêter, en proie à un frisson convulsif… Mes dents claquaient l’une contre l’autre ; mes genoux tremblaient ; je ressentais à la tête et à la hanche droite surtout une douleur si cruelle, que je pouvais à peine me traîner.

Soudain le bruit des pas lointains et mesurés d’une patrouille me fit tressaillir d’effroi… Mes vêtements en lambeaux, mon visage ensanglanté, l’impossibilité où j’étais de justifier d’un asile, devaient me faire arrêter comme vagabond, si j’étais rencontré par ces soldats…

Je voulus fuir ;… mais, vaincu par la souffrance, à chaque pas je trébuchais…

Le bruit sonore de la marche de la patrouille se rapprochait de plus en plus… déjà je voyais luire au loin dans la pénombre de la contre-allée les fusils des soldats… je fis un dernier effort… il fut vain… je glissai sur la neige et je tombai à genoux.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… ― m’écriai-je.

Et je fondis en larmes, car je n’avais pas la force de me relever.

Tout-à-coup un homme, sortant de derrière un des arbres du boulevard, me saisit sous les bras, et me souleva de terre en me disant :

— Voilà une patrouille… on va t’arrêter.

Je reconnus le cul-de-jatte ; il me guettait sans doute depuis la scène de violence qu’il avait provoquée.

― Voyons… veux tu venir avec moi ? ― reprit-il ― ou te faire empoigner ? Entends-tu… la patrouille approche…

― Sauvons-nous… aidez-moi à marcher… ― m’écriai-je épouvanté.

― Allons donc… flâneur ― ajouta le bandit d’un ton sardonique.

Appuyé sur lui, je pus traverser le boulevard.

― Cocher… vite… ouvre ta portière, ― dit le cul-de-jatte au conducteur de la voiture que j’avais remarquée.

Je montai dans le fiacre avec mon compagnon : la portière se referma sur nous, au moment où la patrouille arrivait à l’endroit du boulevard où j’étais tombé.