Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/III/12

XII


CHAPITRE XII.


grande représentation.


Nous touchions à la fin de septembre ; depuis huit mois environ Basquine faisait partie de la troupe ; nos diverses pérégrinations nous avaient amenés à Senlis.

Pour nos débuts, nous devions donner une grande représentation ; depuis la veille on pouvait lire une affiche colossale placardée dans toute la ville, et conçue en ces termes :


grande représentation.
Pour l’inauguration de la troupe acrobatique du célèbre Joseph Bonin (dit la Levrasse).


première partie.
Scènes comiques entre Paillasse et son maître. — Chansons joyeuses par la petite Basquine, âgée de neuf ans, et son ami Paillasse.


deuxième partie.
La grande pyramide humaine, par l’Hercule femelle, Martin, Bamboche et Basquine (le plus âgé de ces trois enfants n’a que treize ans).


On verra ensuite :


Le fameux homme-poisson, pêché dans les eaux du fleuve du Nil, par un amateur. La nature a remplacé les bras de cet incroyable phénomène par de superbes nageoires ; il vit, couche, mange et dort dans l’eau, et ne se nourrit que de poissons vivants qu’il mangera crus et lui-même devant l’honorable société.
Ce grand phénomène est tellement doux, caressant et apprivoisé qu’il parle quatre langues : le français, le latin, le grec et l’égyptien du nil, son pays natal. Ceux de Messieurs les habitants qui voudront bien honorer l’homme-poisson de leur visite, pourront, à leur choix, lui adresser la parole dans l’une de ces quatre langues, et il leur répondra immédiatement.
La représentation sera terminée par un grand assaut d’armes entre la célèbre femme-hercule, et un prévôt des académies d’escrime de Moscou, de Constantinople, de Persépolis, de Caudebec, etc. etc.


La Levrasse ayant obtenu un emplacement convenable près des dernières maisons de la ville, du côté de Paris, nous avions établi notre camp dans cet endroit : une vaste tente couverte était destinée aux exercices, l’entrée réservée au public s’ouvrait au pied de tréteaux assez élevés, surmontés de différentes toiles peintes, dont la plus considérable représentait l’homme-poisson.

Notre voiture nomade, où nous logions tous, était placée derrière la tente, qui, prolongée dans cette partie et séparée de l’arène par un pan de toile, servait à la fois d’écurie et de magasin à fourrages pour nos trois chevaux, et le grand âne noir Lucifer.

Nous avions fait la veille une répétition générale en famille : tous les exercices s’étaient exécutés avec un merveilleux ensemble. Depuis cinq mois que durait notre tournée acrobatique, jamais représentation ne s’était annoncée sous de meilleurs auspices.

Telle est la puissance de l’habitude, que, sauf les heures de leçons, tortures presque continuelles, je supportais assez allègrement mon sort. Une fois devant le public, je m’évertuais même à travailler de mon mieux, et ma vanité était singulièrement chatouillée, lorsque je recueillais ma part d’applaudissements. Je me serais sans doute résigné à accepter sérieusement pour l’avenir la profession hasardeuse de saltimbanque, sans l’espoir toujours éveillé de mener avec Bamboche et Basquine cette bonne vie de bohème oisive et vagabonde qui était devenu l’objet de nos rêves de chaque jour.

Si je demandais à Bamboche, quand nous quitterions la troupe, il me répondait toujours d’un air mystérieux :

— Pas encore ; j’ai plus envie que toi de me sauver avec Basquine, mais il faut attendre l’occasion.

— Chaque nuit ne pouvons-nous pas quitter la Levrasse ? — lui disais-je ; — on ne nous enferme plus.

— Je le sais… rien ne nous serait plus facile.

— Eh bien !

— Il n’est pas temps encore.

— Pourquoi ?

— D’abord… parce que jusqu’ici je n’ai pas trouvé ce que je cherche. Et puis, — ajoutait Bamboche avec un accent de haine concentrée, — je ne veux pas quitter la Levrasse, la mère Major et le paillasse, sans leur payer ce que je leur dois… il faut bien que j’aie aussi mon tour, moi !

— Quand tu dis que tu n’as pas encore trouvé ce que tu cherches, — lui disais-je, — qu’est-ce que cela signifie donc ?

— C’est mon secret, — me répondait Bamboche avec un redoublement de mystère, — ni toi, ni Basquine ne pouvez le savoir ; mais, sois tranquille, il ne me regarde pas seul, il nous intéresse tous trois, ce secret, et dès que cela se pourra, nous filerons.

J’attendais donc patiemment le moment fixé par Bamboche pour notre fuite, lorsque j’appris soudain que l’heure de notre liberté venait de sonner.

Lorsque le théâtre de nos représentations se trouvait au milieu des villes, nous logions à l’auberge ; mais lorsque nous nous établissions en dehors des habitations, nous couchions tous pêle-mêle dans le fourgon et dans la voiture nomade, en partie distribuée comme une cabine de vaisseau ; ceci rendait les entretiens secrets et nocturnes à-peu-près impossibles.

Pendant le souper qui suivit notre répétition générale, réfection prise en plein air, Bamboche m’ayant fait plusieurs signes dont je compris parfaitement le sens, je tâchai de me rapprocher de lui durant le court espace de temps qui séparait la fin du repas de l’heure de notre coucher.

— Pour cette fois, Martin, — me dit Bamboche d’une voix basse, émue sans doute par la gravité de la nouvelle qu’il m’annonçait : — Pour cette fois j’ai enfin ce que je voulais.

Et il appuya étrangement sur ces mots.

— Aussi demain, — reprit-il, — dans la nuit… nous filons avec ma femme.

— Vrai ! — m’écriai-je, sans pouvoir cacher ma joie. — Alors pourquoi pas nous sauver cette nuit ?

— Impossible… je te dirai pourquoi… Seulement, fais attention à ne pas t’endormir demain soir ; quand nous serons tous couchés dans la cabine, ferme les yeux, mais ne dors pas.

Puis Bamboche reprit avec une expression de bonheur triomphant et concentré :

— Enfin… demain dans la nuit… libres comme des oiseaux… et vengés… oh ! bien vengés… car… voilà assez de temps que je cherche un bon moyen, et celui-là est…

La grosse voix de la mère Major interrompit mon rapide entretien avec Bamboche :

— Allons donc nous coucher, tonnerre de n… de Dieu !… — dit l’Alcide femelle, en prenant le bras du paillasse.

— Eh… on y va… se coucher, grosse tour ! — reprit Basquine, en grossissant sa voix enfantine.

Puis, riant aux éclats, elle courut se pendre au cou de Bamboche, pendant que la Levrasse, resté attablé, jetait sur les deux enfants qui s’en allaient ainsi enlacés, un regard sombre, ironique et ardent.

Bientôt la nuit jeta son ombre sur la voiture, dans laquelle nous nous entassâmes pour dormir.

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Ce qui me reste à dire, pour expliquer la douloureuse transformation de Basquine, pauvre enfant, naguère encore si naïve et si candide… tout ce qui se rapporte enfin à cet effrayant changement, me brûle pour ainsi dire les lèvres.

À cette heure, que je jette un regard intelligent et expérimenté sur le passé, je ne sais qui l’emporte du dégoût, de l’indignation ou de l’épouvante ; mais je tiens à poursuivre la tâche que je me suis imposée, et que je me félicite d’accomplir en écrivant ces pages.

Je le sens, il y a pour moi quelque chose de salutaire à reporter mes yeux vers cet odieux passé… Les mouvements de révolte et d’horreur qu’il excite de plus en plus en moi, me prouvent que, chaque jour, je m’affermis davantage dans la voie du bien ; la pénible émotion que j’éprouve aujourd’hui, l’espèce de tremblement dont je suis saisi à la pensée de traverser de nouveau, et seulement par le souvenir,… cet abîme de perversité, de corruption et d’infamie, me dit assez haut qu’il ne suffit pas de ressentir de l’aversion pour le mal, mais qu’il me faut encore, malgré l’infirmité de ma condition, faire tous mes efforts dans mon humble sphère, pour prévenir, empêcher ou guérir ce mal qui m’inspire cette haine, cet effroi salutaires.

Oui… ce que j’ai à raconter pour expliquer la transformation de Basquine me brûle les lèvres… Et cependant, je serai loin de tout dire… il est des révélations devant lesquelles ma plume tombera malgré moi.

Cette malheureuse enfant avait quitté son père, innocente et pure comme elle devait l’être à son âge, élevée au sein d’une famille honnête et laborieuse…

Au bout de huit mois… que dis-je ? au bout de deux ou trois mois de séjour dans notre troupe, entendant incessamment les plaisanteries ordurières ou obscènes du paillasse, les jurements, les blasphèmes, les propos cyniques de tous, Basquine commença par rire de ces obscénités, de ces ordures, bientôt mises à la portée de ses huit ans, et finit par jurer, par blasphémer comme nous tous… car, ainsi qu’elle et avant elle, ai-je besoin de le dire ? j’avais subi cette influence corruptrice.

Tout-à-fait rétablie de sa maladie, et quoique souvent encore elle demandât son père, Basquine se sentit peu-à-peu distraite de ses regrets par notre gaîté grossière. Bamboche et moi, nous nous ingénions à dissiper par mille moyens les retours de tristesse dont elle était parfois atteinte en songeant à sa famille ; Basquine prit aussi, peu-à-peu, un goût extrême aux leçons de danse et de chant (ou plutôt de chansons licencieuses) que lui donnaient la mère Major, la Levrasse et le paillasse ; naturellement douée d’une souplesse et d’une grâce incroyable, elle dansa bientôt à ravir deux ou trois pas de caractère ; sa voix enfantine et pure, douée d’un charme indéfinissable, contrastait étrangement avec les paroles graveleuses des chansons qu’on lui enseignait.

La première fois où Basquine parut en public, dans l’une de nos représentations, elle eut un succès fou ; la recette fut énorme ; de ce moment l’enfant ressentit un fatal attrait pour notre profession ; et d’ailleurs, quelle créature, même plus raisonnable qu’elle, eût résisté à l’entraînement de ces sortes d’ovations, toujours si flatteuses, si enivrantes, quoique décernées par le public ignorant et grossier, qui se pressait autour de nos tréteaux, seul spectacle accessible à sa pauvreté ?

Après nos représentations, c’est-à-dire après chaque triomphe, car elle faisait, comme on dit, fureur, la ravissante petite figure de Basquine rayonnait de bonheur et d’orgueil, et elle s’habitua tellement à cette vie de bohème, d’émotions irritantes, de voyages scabreux et de joies grossières, qu’au bout de six mois elle me disait d’un air pensif :

— Il me semble que je mourrais d’ennui, si j’étais maintenant forcée de vivre comme autrefois, chez nous… et pourtant, quand j’ai du chagrin, c’est que je pense à mon bon père… à ma pauvre mère… à mes sœurs…

Basquine, en effet, pensa d’abord souvent à sa famille, puis ces ressouvenirs devinrent moins fréquents : je ne surprenais plus que bien rarement des larmes de regret dans ses grands yeux noirs, devenus tout-à-coup tristes et rêveurs.

Une fois aussi, je vis Basquine éprouver une sorte de frayeur involontaire et inexplicable.

Elle avait, comme toujours, chanté, dansé avec une grâce extrême ; dans l’une de nos parades on la redemandait à grands cris ; elle disparut : on la cherchait partout ; je la trouvai blottie sous notre voiture, au milieu de quelques bottes de fourrage ; elle pleurait à chaudes larmes ; sa figure était pâle, bouleversée.

— Qu’as-tu donc, petite sœur ? — lui dis-je.

— Je ne sais pas… — me répondit-elle d’une voix altérée, — j’ai eu peur.

— Peur !… et de quoi ?…

— De tout ce monde qui me rappelait…

— Mais on t’appelait pour te faire fête. Ils trépignaient tous comme des furieux, tant ils te trouvaient gentille…

— Eh bien ! j’ai eu aussi grand’peur que s’ils m’avaient rappelée pour me faire du mal, et j’ai dit en moi-même, comme autrefois maman me le faisait dire chez nous : — Bonne Sainte-Vierge… mère du bon Dieu, ayez pitié de moi…

Était-ce instinct ? pressentiment de tout ce qu’il devait y avoir de funeste pour elle dans cette carrière où elle entrait ? Je ne sais, mais, quoique enfant, cette singularité de Basquine me frappa beaucoup.

— De quoi pouvais-tu avoir peur, — lui dis-je, — et pourquoi demander à la bonne Vierge d’avoir pitié de toi ? Tu n’avais jamais mieux flambé[1].

— C’est vrai, — répondit Basquine en essuyant ses larmes, — et pourtant ça m’a fait peur… C’est la première fois que cela m’arrive.

Puis elle ajouta d’un ton craintif :

— Mais n’en dis rien à Bamboche… il me battrait pour me punir d’être peureuse… et il serait ensuite à se martyriser, ce qui me fait tant de peine.

Bamboche, mettant en effet à exécution les ignobles principes du cul-de-jatte sur l’art de se faire aimer, battait quelquefois Basquine, puis, aussitôt après, par une étrange idée de compensation, il se causait à lui-même une douleur physique dix fois plus vive que celle dont Basquine avait souffert, et lui disait, en endurant cette torture avec un courage héroïque :

— Je t’ai battu pour te montrer que je suis ton maître, mais non par amour de te faire du mal, puisque je m’en fais à moi-même dix fois plus qu’à toi.

Entre autres preuves à l’appui de ce raisonnement insensé, dont il ne démordait pas, j’ai vu Bamboche se planter froidement, à une profondeur de cinq à six lignes, une épingle entre l’ongle et la chair… Malgré le ressentiment d’une douleur atroce sa physionomie ne trahissait pas la moindre souffrance, et il disait, avec une exaltation de tendresse sauvage :

— Je t’ai battu, Basquine, mais je t’adore.

Et Basquine, se jetant à son cou, lui demandait pour ainsi dire pardon d’avoir été battue.

Malheureusement l’influence de Bamboche sur Basquine ne se bornait pas à lui faire oublier, par cette espèce de stoïcisme farouche, les brutalités auxquelles il se laissait quelquefois emporter contre elle. Le venin des mauvais exemples est si subtil, se communique et se propage avec une si effrayante rapidité, que la contagion des exécrables principes du cul-de-jatte, le mendiant vagabond, avaient déjà infecté trois victimes… d’abord Bamboche, puis moi, et ensuite Basquine.

À force d’entendre répéter par Bamboche que les gens laborieux et honnêtes étaient les sots martyrs de leurs labeurs et de leur honnêteté (Bamboche n’avait pas manqué de citer à Basquine l’exemple de son père à elle) ; à force d’entendre préconiser la ruse, la tromperie, et, au pis-aller, le vol comme moyen, et, comme fin, une vie joyeuse, oisive et vagabonde ; à force d’entendre répéter que l’on ne trouvait chez les riches que mépris, que cruauté pour les abandonnés, et que ceux-ci devaient regarder les riches comme l’ennemi ; après avoir été enfin, peu-à-peu, amenée (et ceci était le plus grave) à regarder le mal que l’on pouvait faire comme de justes représailles, Basquine, prédisposée d’ailleurs à la corruption par le milieu où nous vivions, tomba bientôt, ainsi que j’y étais tombé, dans les funestes errements de Bamboche. L’influence qu’il exerçait sur elle, fut, dès lors, doublement puissante, et la pauvre petite créature en vint à aimer follement ce garçon, à éprouver pour lui une affection mêlée de tendresse et de frayeur, le ressentiment des mauvais traitements dont elle avait quelquefois à se plaindre cédant toujours à une admiration profonde pour l’indomptable énergie et pour la rare intrépidité de ce caractère.

Tout ceci, il est vrai, dans des proportions enfantines, mais complètes. Un grand penseur a dit, je crois, que les enfants étaient de petits hommes. Ce dont j’ai été témoin me prouve la vérité de cet axiome… surtout lorsque le ferment d’une corruption précoce a donné un développement trop hâtif à l’intelligence, et a fait prématurément éclore, chez les enfants, les passions ardentes de la virilité.

Quelques mots encore, et seulement en effleurant cette fange.

L’amour passionné de Bamboche pour Basquine avait été d’abord l’objet des railleries obscènes, puis des encouragements infernals de la troupe, et particulièrement de la Levrasse. (J’ai su depuis l’abominable calcul de cet homme contre lequel Bamboche nourrissait une jalousie d’instinct.)

Un jour, dans une farce sacrilège, on alla jusqu’à la parodie d’un mariage entre Bamboche et Basquine.

La Levrasse représentait le père du marié,… la mère Major la mère de l’épousée…

Le paillasse donna la bénédiction nuptiale en termes burlesques et graveleux, à la grande hilarité des assistants.

Je me trompe : un seul être protesta par une larme furtive contre ces horreurs dissimulées sous une apparence grotesque.

Le hasard me fit jeter les yeux sur Léonidas Requin, l’homme-poisson qui, du fond de sa piscine, assistait à la cérémonie… Sa physionomie exprimait une douloureuse indignation, et deux larmes qu’il cacha en baissant le front, coulèrent sur ses joues…

Cette scène indigne eut lieu à Troyes, le soir de l’une de nos représentations, et en présence des gens de l’hôtel où nous demeurions.

Ces gens ne virent et ne pouvaient voir dans cette parodie qu’une plaisanterie, à peine inconvenante, suffisamment autorisée qu’elle était en effet par l’exemple de ces appellations fréquentes de petit mari et de petite femme, innocemment autorisées entre les enfants par les parents les plus scrupuleux.

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Le lendemain de ce jour Bamboche fit tatouer ces mots sur sa poitrine, en caractère ineffaçables :


basquine pour la vie ;
son amour ou la mort.

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Tels étaient Basquine et Bamboche, la veille de la grande représentation que nous devions donner à Senlis, et en suite de laquelle nous devions prendre la fuite, Basquine, moi et Bamboche qui, disait-il, avait enfin ce qu’il voulait.




  1. Mieux réussi, en argot des saltimbanques.