Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/15

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IV


CHAPITRE IV.


la mère major.


— Bonjour, petit Martin, — me dit la Levrasse, de sa voix doucereuse, en s’approchant de mon lit ; me croyant sans doute endormi, car je m’étais couché à plat ventre, cachant ma figure entre mes mains, la Levrasse ajouta :

— Nous dormons donc comme un petit loir ?

Et il me secoua légèrement ; je me redressai ; le visage ruisselant de larmes, je m’écriai les mains suppliantes :

— Laissez-moi m’en aller d’ici… et retourner chez mon maître.

— Comment ? comment ? t’en retourner ? petit Martin ? — dit la Levrasse d’une voix aigre-douce.

— Je ne veux pas rester ici !

La Levrasse partit d’un grand éclat de rire.

— Ah ! ah ! ah ! tu veux retourner chez le Limousin, pour qu’il te cloue les oreilles à sa porte, n’est-ce pas ?

— J’aime mieux mourir chez mon maître que de mourir ici.

Et, sautant du lit où j’étais demeuré agenouillé, suppliant, je me précipitai vers la porte entr’ouverte ; cette folle tentative de fuite fut vaine ; la Levrasse me rattrapa sur le seuil, et me ramena vers le lit en me disant :

— Sois donc sage, petit Martin… Tu veux te sauver… pour aller chez ton maître ? tu es fou… qui t’enseignera ton chemin ? personne ; il n’y a pas d’habitation dans les bois que nous avons traversés ; aussi ce soir tu serais comme je t’ai trouvé hier, prêt à mourir de froid ou d’être mangé par les loups. Et puis enfin… ajouta la Levrasse d’un ton menaçant, — je ne veux pas, moi, que tu sortes d’ici. Sois tranquille, les portes sont bonnes et les murailles hautes ; lorsque je quitterai cette maison, tu viendras avec moi, et, — ajouta-t-il en reprenant sa voix doucereuse, — tu n’en seras pas fâché, petit Martin.

Me voyant absolument au pouvoir de la Levrasse, je n’essayai ni de l’apitoyer sur mon sort, ni de changer sa résolution ; retombant sur ma couche, je poussai cette plainte, qui formulait toujours la suprême expression de mon désespoir :

— Je n’ai ni père, ni mère ; personne n’aura pitié de moi !

— Qu’est-ce que tu dis donc ? que tu es sans père ni mère, petit Martin ? mais je serai ton père, moi, et je te donnerai une mère, — ajouta la Levrasse avec un sourire sardonique, — oh ! une mère comme tu n’en aurais jamais eu, j’en suis certain.

Et, la Levrasse s’écria, de sa voix claire et glapissante, en faisant quelques pas vers la porte :

— Eh ! mère Major

— Je finis de bercer Bamboche, — répondit une voix tonnante qui semblait sortir des entrailles de la terre, et qui sortait sans doute de la cave où cette femme avait emporté l’enfant.

Je compris le sens de ces mots : — Je berce Bamboche.

La Levrasse ajouta :

— Heim… cette bonne maman ? Entends-tu ? comme elle berce ses petits enfants chéris ; c’est comme cela que tu seras bercé, petit Martin.

— Oh ! oui… oui, je le crois, — murmurai-je en frémissant.

— Viens donc, ma vieille ; dépêche-toi, — répéta la Levrasse.

— Un moment donc ! tonnerre de Dieu ! me voilà, — répondit la mère Major d’une voix qui fit trembler les vitres.

Quelques instants après, la mère Major entra dans la chambre.

C’était une femme d’environ trente-six ans, grande de près de six pieds ; sa carrure et son embonpoint énormes, sa lèvre supérieure ombragée d’une véritable moustache noire, comme ses sourcils épais, sa figure large et colorée, sa tournure hommasse, sa voix rauque et mâle, sa physionomie dure et effrontée, enfin son apparence toute virile, formait le plus bizarre contraste avec l’extérieur de la Levrasse.

J’ai vu depuis comment le hasard qui avait donné à cet homme la figure imberbe et la voix claire d’une femme, et à cette femme la moustache et la voix virile d’un homme, étaient exploités par tous deux au profit du côté grotesque de leurs exhibitions ; parmi ses différents métiers plus ou moins hasardeux la Levrasse comptait celui de saltimbanque nomade ; c’était son état de prédilection ; s’il l’abandonnait généralement pendant l’hiver pour celui de colporteur et de sorcier ambulant, c’est d’abord parce que les représentations en plein vent ne sont fructueuses et possibles que pendant la belle saison ; c’est qu’ensuite le personnel de la troupe de la Levrasse se désorganisait souvent.

En parlant des différents métiers de la Levrasse, je dois mentionner celui d’acheteur de cheveux coupés sur place, ce qui explique d’ailleurs l’abondance des dépouilles capillaires suspendues au plafond de ma chambre.

Oui, la Levrasse était aussi de ces industriels qui à l’époque de l’année où le froid est le plus rude, le salaire le plus rare, le plus minime, où la misère est enfin la plus intolérable, parcourent les plus pauvres provinces de la France, afin de tenter par une offre de quinze ou vingt sous les jeunes filles indigentes, et de leur acheter à ce prix leur belle et soyeuse chevelure, seule parure de ces infortunées.

La compagne de la Levrasse, la gigantesque mère Major, ainsi surnommée, en raison de sa stature et de son apparence de tambour-major, remplissait, lors des représentations publiques, l’emploi de femme géante, véritable Alcide femelle qui s’arc-boutant sur les pieds et sur les mains, la tête renversée en arrière, engagea trois hommes de l’honorable société, choisis parmi les plus robustes, à lui faire le plaisir de lui piétiner le ventre, ce qu’elle endura héroïquement sans ployer un instant les reins, après quoi passant à d’autres exercices, elle s’offrit à faire des armes avec les premiers maîtres de la garnison, enleva des poids énormes avec ses dents, etc.

Lorsqu’elle entra dans ma chambre, la mère Major était en costume de travail, car en ordonnant à Bamboche de cramper en cerceau (c’est-à-dire, étant debout, de se renverser en arrière, pour que la tête allât presque toucher aux talons), cette femme répétait un exercice avec l’enfant.

Le costume de la géante se composait d’un maillot éraillé, rapiécé en vingt endroits, autrefois de couleur saumon ; ce vêtement dessinait ses jambes d’Hercule et ses genoux raboteux comme le nœud d’un chêne ; une manière de courte tunique, faite d’un restant de jupon noirâtre et graisseux, lui ceignait les reins, tandis qu’un vieux châle rouge, croisé sur sa poitrine monstrueuse, s’attachait derrière son dos. Enfin pour compléter son aspect viril, ses cheveux, noirs, épais, drus comme du crin, étaient coupés à la Titus.

Telle était la mère Major, lorsqu’elle m’apparut pour la première fois, tenant à la main un formidable martinet à plusieurs lanières.

— Arrive donc, mère Major, — dit la Levrasse à la femme géante ; — voici le petit Martin qui n’a pas de maman et qui en demande. N’est-ce pas que tu seras la sienne ?

— Un peu,… — répondit la mère Major de sa grosse voix.

Et, s’approchant de moi, elle me prit entre ses bras, comme elle eût pris un enfant au maillot, et me déposa debout près de la fenêtre, afin de m’examiner plus à son aise.

— Il faut pourtant qu’on le voie, ce petit nouveau, — dit-elle, — allons, mon fils, haut le nez, qu’on t’inspecte… Il est gentil, une fois débourré, ça sera leste comme un écureuil. Et ces bras… et ces jambes ? Voyons… si c’est souple… bon, bon, ça se désossera… ça se déjoindra.

En disant ces mots, la mère Major m’avait tordu les bras et les jambes en tous sens, en les faisant craquer dans leurs articulations, ce qui me causa une douleur affreuse, et je poussai des cris aigus en tâchant de me dégager.

— Tiens-toi donc, et tais-toi donc, on dirait que je t’écorche, — reprit la terrible femme.

Et, poursuivant son examen, elle ajouta, en me tâtant les reins :

— Et ce petit râble ?… Allons, allons, c’est tout tendre, ça ne demande qu’à se déboîter. Mais, tonnerre de Dieu ! tais-toi donc ou je t’époussette.

Et elle brandit le martinet.

Malgré cette menace et cette énergique recommandation de la mère Major, qui à ce moment m’ayant posé son énorme genou au milieu du dos, m’attirait d’une main si violemment en arrière en me saisissant par les épaules, que je crus avoir les reins brisés, je poussai de nouveau des cris de douleur.

— Petit Martin, petit Martin, si nous ne sommes pas sage, nous nous fâcherons, — me dit la Levrasse en me regardant de côté.

— Grâce… ayez pitié de moi, — disais-je en pleurant à la mère Major.

— Grâce… grâce… ils n’ont que cela à vous chanter sur toutes les ritournelles ; on leur apprend de bonne heure à travailler, on leur donne un état gratis et on dirait qu’on les étripe, — s’écria la mère Major avec une indignation courroucée ; puis, s’adressant à moi :

— Ah ça, est-ce que tu crois qu’on va te loger, te nourrir et t’habiller pour l’amour de Dieu ? Faut que tu gagnes ta vie… et tu la gagneras, tonnerre de Dieu ! tu la gagneras, t’es bien bâti, t’es jeune, t’es mince ; tu cramperas comme un autre, et mieux qu’un autre ; avant deux mois d’ici, moi je te réponds que tu feras la promenade turque et le saut du lapin comme un bijou, sans compter que tu marcheras sur les mains la tête en bas et les pieds en l’air, comme si tu t’étais toujours promené ainsi la canne à la main depuis ta naissance…

— Ce qui économisera ta chaussure, vu que tu ne portes pas de gants, petit Martin, — ajouta sentencieusement la Levrasse.

Je ne comprenais pas ce que l’on voulait faire de moi. Il me parut seulement que l’on ne me tuerait pas, puisque l’on parlait de certains exercices auxquels je devais me livrer dans deux mois. Je me rassurai un peu : d’ailleurs la mère Major, malgré sa grosse voix, sa moustache, sa carrure énorme, sa brusquerie et son martinet, m’inspirait peut-être encore moins d’effroi que le saltimbanque, et heureusement c’était elle qui devait se charger de mon éducation.

— Allons, mon fils — dit la mère Major, — venez baiser maman, soyons gentil, à demain ta première leçon ; aujourd’hui je te donne congé pour que tu aies le temps de faire connaissance avec Bamboche, un gamin de ton âge. Dans quelques jours vous aurez du sexe,… oui, gredins, une petite fille de votre âge ; c’est alors que vous ferez de fameuses parties… brigands.

Après quoi la mère Major me fit signe de la suivre, s’arrêta devant un escalier voûté qui descendait sans doute à la cave, et cria :

Bamboche, monte ici,… je te fais grâce en réjouissance du petit nouveau ;… vous pourrez vous amuser aujourd’hui dans la cour,… mais demain nous cramperons et raide… Ah ça, monteras-tu, Bamboche ?

L’enfant ne montait pas.

— Allons, reste au frais, si ça t’amuse… Et toi tu joueras tout seul, petit Martin… mais défie-toi de Bamboche… il est méchant et sournois en diable… Ah ! mais j’oubliais… pour t’encourager, faut que je montre les beaux habits que tu auras si tu travailles bien ; viens ici.

Et, la mère Major me conduisit dans une chambre, où se trouvait une énorme malle qu’elle ouvrit, et dont elle tira une vieille veste turque en velours rouge râpé, semé de paillettes ternies.

— Endosse-moi ça, petit Martin, bien, vois comme t’es beau !

La veste, deux fois trop longue pour ma taille, me faisait une redingote ; malgré mes angoisses, j’avoue que ce vêtement me parut splendide, éblouissant, et que malgré mes frayeurs l’espérance de porter quelque jour un si magnifique vêtement, me causa une certaine satisfaction.

— Quand, avec ça, tu seras orné d’un maillot couleur de chair, d’un caneçon à paillettes et de brodequins verts bordés de peau de chat, tu auras l’air d’un vrai chérubin, — ajouta la mère Major, — maintenant va trouver, si tu veux, Bamboche dans sa cave, sinon, joue dans la cour… je vous appellerai pour béqueter la pâtée.

La mère Major alla rejoindre la Levrasse, je restai seul dans une assez grande cour, entourée de hautes murailles délabrées, mais solidement fermée par une lourde porte. Sur cette cour s’ouvraient les fenêtres de la maison d’assez misérable apparence ; sous un hangar était une grande et longue voiture, qui servait sans doute aux pérégrinations de la Levrasse et de sa troupe, lorsqu’elle était au complet.

La hauteur des murs m’empêcha de voir si cette demeure attenait ou non à un bourg, à un village ou à d’autres habitations.

Abandonné à mes réflexions, je ne pensai qu’à cet enfant dont la mère Major venait de me parler, et dont j’avais entendu les cris. Si pénible que dût être ma nouvelle existence, elle ne pouvait guère être plus rude, plus misérable que par le passé, et d’ailleurs ne la partagerais-je pas avec un enfant de mon âge ? À cette seule pensée de trouver enfin un compagnon, un ami… la condition la plus dure me semblait supportable.

J’avais été jusqu’alors si malheureux dans mes tentatives d’affection, que la rencontre de Bamboche, dans les circonstances où elle se présentait, doublait de prix à mes yeux ; mon cœur, jusqu’alors si douloureusement oppressé, se dilata ; à mes angoisses succédèrent de vagues espérances. J’oubliai dans ce moment la frayeur où m’avait jeté l’attente de ces mystérieux exercices, auxquels j’étais condamné, et qui la nuit avaient arraché à Bamboche des cris si déchirants ; je ne songeai qu’à aller retrouver ce malheureux enfant : il souffrait, il était puni, je crus faire acte de bon compagnonnage, et me concilier son affection en allant à lui.

La mère Major m’avait indiqué la porte de la cave où il était renfermé, j’y courus aussitôt.

L’escalier voûté donnait sur la cour, je descendis quelques degrés encore couverts de neige, et j’arrivai à une sorte de palier, sur lequel s’ouvrait la porte de la cave. Mes yeux, familiarisés avec les ténèbres, que tranchait durement un rayon de vive lumière tombant par un étroit soupirail, je pus distinguer Bamboche accroupi dans un coin de la cave, ses coudes sur ses genoux, son menton appuyé dans le creux de ses deux mains.

Je fus d’abord frappé de l’éclat sauvage des grands yeux gris de cet enfant ; ils me semblaient d’autant plus énormes, que sa pâle figure était plus maigre ; il paraissait avoir de douze à treize ans ; sa taille était beaucoup plus élevée que la mienne ; ses joues creuses faisaient paraître ses pommettes très-saillantes, sa bouche aux coins abaissés, aux lèvres presque imperceptibles, lui donnait un air sardonique et méchant ; ses cheveux, noirs, rudes, coupés en brosse, étaient plantés très-bas et de telle sorte, qu’après avoir contourné le haut du visage, ils remontaient en pointe vers les tempes qu’ils découvraient entièrement ; la noire racine de cette chevelure se dessinait si bizarrement sur la mate pâleur du front, que, dans l’ombre, il paraissait armé de deux cornes blanches.

Bamboche portait une mauvaise blouse trouée ; ses pieds nus reposaient sur la terre humide de la cave ; à mon aspect, il resta muet et me jeta un regard surpris et farouche.

— Tu dois avoir bien froid et t’ennuyer dans cette cave, — lui dis-je doucement en m’approchant de lui, — veux-tu venir en haut ?

— F… moi la paix, je ne te connais pas, — me répondit brutalement Bamboche.

— Je ne te connais pas non plus, mais je dois comme toi rester ici avec la Levrasse. Cette nuit, quand on t’a battu, je t’ai entendu crier… cela m’a fait bien de la peine.

Bamboche se mit à rire, et répondit :

— Est-il couenne, ce petit N… de D…-là… ça lui fait de la peine quand on bat les autres…

Tel était le langage de cet enfant de douze ans… tel il fut durant notre conversation, dont je supprimerai les jurons et les blasphèmes qui l’accentuaient à chaque phrase.

Aussi affligé qu’étonné de la réponse de Bamboche, je repris doucement :

— Cela m’a fait du chagrin de savoir qu’on te battait ; si l’on me battait, moi… ça ne te ferait donc pas de peine ?

— Ça me ferait plaisir… je ne serais pas seul battu.

— Pourquoi m’en veux-tu ?… je ne t’ai jamais fait de mal.

— Ça m’est égal.

— Tu es donc méchant… toi ?

— Va-t’en !…

— Je t’en prie… écoute moi…

— Tiens !! tu en veux… empoigne !

Et Bamboche, dont je ne me défiais aucunement, s’élança avec l’agilité d’un chat ; plus robuste que moi, il me terrassa, puis d’une main me saisissant à la gorge, sans doute pour étouffer mes cris, de son autre main il me frappa au visage, à la poitrine, partout où il le put.

D’abord étourdi de cette brusque attaque, je n’essayai pas de me défendre, mais bientôt, excité par la douleur, par la colère que m’inspirait une si méchante action, je me dégageai des mains de Bamboche, je luttai, je lui rendis coup pour coup, je parvins même à renverser mon adversaire ; le tenant alors, malgré ses efforts, immobile sous mon genou, je ne voulus pas abuser de ma victoire, mais plus attristé qu’irrité de cette façon sauvage d’accueillir mes avances amicales, je lui dis :

— Pourquoi nous battre ? il vaut bien mieux être amis…

Et abandonnant l’avantage de ma position, je laissai à Bamboche la liberté de ses mouvements ; il en profita, se jeta sur moi avec une furie croissante, et me mordit si cruellement à la joue que mon visage s’ensanglanta.

La vue du sang changea la colère de Bamboche en frénésie ; ses yeux flamboyèrent de férocité, il ne me battit plus, s’étendit sur moi et déchira mon sarreau pour me mordre à la poitrine…

Je crus qu’il allait me tuer ;… je ne fis plus aucune résistance ; ni la peur, ni la lâcheté ne paralysaient mes forces, c’était un profond désespoir, causé par la gratuite méchanceté de cet enfant de mon âge, pour qui j’avais éprouvé une sympathie soudaine.

Je n’opposai plus aucune résistance ; ma douleur morale était si intense, que je ressentais à peine les morsures aiguës de Bamboche ; je ne me plaignais pas, je pleurais en silence…

Les caractères violents, vindicatifs, s’exaspèrent toujours dans la lutte ; cette excitation les enivre ; lorsqu’elle leur manque, souvent ils s’apaisent faute de résistance : il en fut ainsi de mon adversaire : il se releva, les lèvres couvertes de mon sang et me crut évanoui.

Le soupirail de la cave projetait assez de clarté pour que Bamboche distinguât parfaitement mes traits, lorsqu’il m’eut de nouveau renversé sous lui ; je le regardais fixement et sans colère… Il m’a dit depuis, que ce qui l’avait surtout frappé, c’était l’expression de résignation douce et triste, empreinte sur ma physionomie ; il n’y trouva ni haine, ni colère, ni frayeur… mais un chagrin profond…

— Tu as les yeux ouverts… tu ne te défends pas ! et tu pleures… — s’écria-t-il, — tiens… capon.

Et il me frappa de nouveau.

— Tue-moi, va… je ne t’en voudrai pas…

— Tu ne m’en voudras pas ?

— Non, et pourtant, si tu avais voulu… nous aurions été comme deux frères.

— Mais il est donc enragé ! ce petit-là, — s’écria Bamboche, dérouté par ma résignation qui l’impressionnait malgré lui, — plus on lui fait de mal, plus il vous parle doux…

— Je te parle doux, parce que je te plains.

— Me plaindre ?… toi que j’ai roué de coups, et mordu… c’est toi qui es à plaindre.

— Tu es à plaindre aussi de refuser mon amitié…

— Tiens, va-t’en, — me dit brusquement Bamboche de plus en plus étonné de ma résignation, — va-t’en, tu es comme était ma chienne Mica.

— Et cette chienne ?…

— Je l’avais trouvée ; je prenais sur ma ration pour la nourrir… afin d’avoir quelque chose à battre quand on m’avait battu ; j’avais beau lui faire du mal… jamais elle ne se revanchait… Quand je la faisais bien souffrir… elle n’osait pas seulement crier… elle claquait des dents de douleur… et puis, après… elle venait me lécher les mains et se coucher à mes pieds…

— Et à la fin, — dis-je ému de ces paroles, — à la fin… tu l’as aimée, cette pauvre bête.

— À la fin, voyant qu’il n’y avait rien à faire avec elle, je l’ai f…ichue à l’eau avec une pierre au cou…

— Cela valait mieux que de la tourmenter…

— Et je suis plus à plaindre que celle-là aussi peut-être ? — me dit Bamboche d’un air sardonique.

— Tu es plus à plaindre qu’elle… car tu l’as tuée… Voilà tout, maintenant tu es seul au lieu d’avoir toujours à ton côté une pauvre bête bien attachée, bien dévouée, qui t’aurait suivi partout, qui t’aurait défendu peut-être.

— Et que j’aurais battue comme plâtre.

— Tu l’aurais battue si tu avais voulu, mais elle serait tout de même venue après te lécher les mains et se coucher à tes pieds.

— La s… lâche… elle aurait fait comme toi.

— Vois, comme tu m’as mordu… vois, comme je saigne ! Est-ce que j’ai crié ? est-ce que je me suis plaint ? Un lâche, c’est celui qui crie et se plaint.

Bamboche fut touché de cette réponse, mais il tâcha de me cacher son émotion.

— Pourquoi ne t’es-tu pas défendu la seconde fois comme la première ? — me dit-il, — quoique plus petit, tu es aussi fort que moi… je l’ai bien senti…

— Parce que la première fois j’étais en colère… la seconde j’étais triste de ce que tu me voulais toujours du mal.

Les traits de Bamboche se détendaient : à une aveugle méchanceté succédait chez lui, sinon la sympathie, du moins une assez vive curiosité ; il me dit avec impatience, comme s’il cherchait à lutter contre des sentiments meilleurs qui s’éveillaient en lui :

— Puisque tu ne me connaissais pas… pourquoi voulais-tu être ami avec moi ?

— Je te l’ai dit, parce que je t’avais entendu crier cette nuit, parce que tu étais de mon âge, parce que tu étais malheureux comme moi… et peut-être comme moi… sans père ni mère.

À ces mots, la figure de mon compagnon s’assombrit, s’attrista ; il baissa la tête, et poussa un profond soupir.