Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/13

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II


CHAPITRE II.


la levrasse.


Le personnage dont je veux parler était un colporteur bien connu dans le pays et surnommé la Levrasse ; cet homme paraissait lié depuis long-temps avec Limousin ; contre les habitudes de notre vie solitaire, plusieurs fois, le soir, le colporteur était venu s’entretenir longuement et tout bas avec mon maître ; quelques gestes, quelques mots, quelques regards échangés entre eux, me firent croire qu’ils parlaient de moi, mais je n’ai jamais su le sujet de ces mystérieux entretiens ; je me souviens seulement qu’un jour le Limousin, en suite de l’une de ces conversations, me demanda d’examiner ce qu’il appelait ma relique. C’était un vieux bouton argenté et armorié que je portais au col suspendu par un bout de ficelle ; je n’ai jamais su comment, ni depuis quand je possédais cet objet, auquel j’attachais d’ailleurs peu d’importance et que je conservais par habitude ; après l’avoir regardé quelques instants d’un air pensif, le Limousin me rendit ma relique et depuis ne m’en parla plus qu’une fois, je dirai à quel propos.

La Levrasse se servait de sa profession de colporteur comme d’un manteau pour couvrir toutes sortes de métiers hasardeux : en apparence il vendait dans les campagnes des chansons, des almanachs et des images de piété ; mais, au vrai, il pratiquait la sorcellerie, jetait des sorts sur les animaux ou les en délivrait, faisait retrouver les objets perdus, guérissait les maladies qu’il emportait, disait-il, dans un sac mystérieux (le tout moyennant salaire), il vendait enfin en cachette des livres de magie, tels que le Grand et le Petit Albert, et surtout des livres et des gravures obscènes.

J’ai connu plus tard ces détails et d’autres encore.

Voyageant dans plusieurs contrées de la France et allant même, disait-on, jusqu’à Paris, le colporteur-sorcier ne paraissait jamais au bourg ou dans les environs durant la belle saison, pendant laquelle il exerçait le métier de saltimbanque. Il ne venait dans notre bourg que l’hiver et encore à de longs intervalles ; personne ne savait sa demeure ; il donnait ses audiences ou ses consultations chez les clients qui le mandaient, et il refusait de recevoir chez lui qui que ce fût.

Cet homme, jeune encore, avait une figure difficile à oublier : complètement imberbe et privé même de sourcils, il possédait cependant une chevelure noire comme de l’encre et longue comme celle d’une femme ; il relevait ses cheveux à la chinoise, et son épais chignon se rattachait avec un peigne de cuivre au-dessus de sa figure blafarde et terreuse, presque continuellement grimaçante, car la Levrasse attirait d’abord la foule autour de lui par ses lazzis, par ses grimaces et par l’étrangeté de son costume. Malgré tant d’éléments grotesques, l’aspect de ce visage était plutôt sinistre que risible, ses deux yeux jaunes, ronds, perçants comme ceux d’un oiseau de proie, ses lèvres rentrées, presque imperceptibles, annonçaient la ruse et la méchanceté.

Son menton imberbe, son accoutrement bizarre, composé d’une veste ronde garnie de fourrure et d’une sorte de jupe de couleur rougeâtre qu’il portait par-dessus ses pantalons, lui avaient valu le sobriquet féminin de la Levrasse, parce qu’il courait, disait-on, jour et nuit, par monts et par vaux, comme une hase[1], vulgairement appelée dans le pays : Levrasse.

Un grand âne noir nommé Lucifer, chargé des balles de livres et d’images du colporteur-sorcier-saltimbanque, avait aussi une physionomie particulière : à ses oreilles percées se balançaient deux gigantesques boucles d’oreilles en cuivre. Grâce au poids de ces joyaux, les oreilles de Lucifer, au lieu d’être droites, s’étendaient horizontalement ; un large anneau de cuivre, gravé de signes symboliques et orné de sept petites clochettes, passé dans les naseaux de l’âne, complétant sa parure cabalistique, assortissait son aspect au bizarre aspect de son maître.

L’intelligence de Lucifer était aussi notoire dans le pays que sa méchanceté : s’il indiquait l’heure en frappant le sol de son sabot, s’il s’arrêtait devant la jeune fille la plus amoureuse de la société, pendant que la Levrasse distribuait ses almanachs et ses chansons, souvent aussi saisi d’une sorte de frénésie, Lucifer s’était précipité sur les spectateurs tâchant de les déchirer à belles dents ; cet âne m’inspirait autant de frayeur que son maître ; aussi, lors des trois ou quatre visites mystérieuses que celui-ci avait faites le soir au Limousin, la terreur m’avait causé de fiévreuses insomnies.

Lors de notre dernière entrevue, le colporteur-sorcier, m’ayant très-attentivement regardé, m’attira près de lui, et, à ma grande douleur, me fit craquer les jointures des bras et des jambes ; après quoi, semblant très-satisfait, il dit à voix basse quelques mots à Limousin, qui répondit brusquement et d’un air fâché :

— Lui ?… jamais… jamais.

Depuis, mon maître ne vit plus le colporteur, qui le quitta d’un air irrité, en marmottant des paroles de malédiction.

Ce fut en suite de cet entretien que mon maître me dit de garder précieusement ma relique, sans s’expliquer davantage à ce sujet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il fallut la vie presque animale que je menais pour engourdir, sinon pour éteindre la vive sensibilité dont j’étais naturellement doué.

Souvent je ressentais des accès d’attendrissement involontaire, mon cœur se gonflait, battait plus vite, mes yeux se noyaient de pleurs, et un irrésistible besoin d’affection, qui me rendait encore plus assidu à mon devoir, me poussait à des démonstrations d’attachement toujours accueillis avec indifférence ou avec moquerie par ceux qui en étaient l’objet.

Ainsi plusieurs fois en rentrant dans notre masure, tout heureux d’avoir fidèlement rempli ma pénible tâche, et croyant, je ne sais pourquoi, trouver sur la froide figure de mon maître une expression d’encourageante bonté, je m’emparais de sa main, je la baisais avec effusion… et fondant en larmes.

Le Limousin ne comprenant rien, sans doute, à ce sentiment, me regardait avec surprise, puis haussant les épaules, il retirait sa main en me disant :

— C’est bon, Martin… à bas, mon garçon…

Tout comme s’il eût été question d’un chien dont les caresses deviennent importunes.

Alors le cœur me manquait, tant j’y souffrais ; je m’étendais sur notre grabat, étouffant mes soupirs, cachant mes larmes, de crainte d’être importun ou de prêter à rire à mon maître, et je m’endormais tout en pleurs.

Après avoir en vain tâché de me faire aimer de mon maître, voyant mes témoignages d’attachement enfantin toujours accueillis avec une profonde insouciance, quand ils ne l’étaient pas avec impatience, je tombai dans un profond découragement.

Maintenant plus expérimenté, je comprends mieux et j’excuse la froideur du Limousin ; grâce à son habitude et à son genre d’ivresse, il ne vivait pour ainsi dire pas en ce monde… tout ce qu’il y avait en lui d’affectueux, de sympathique, trouvait son épanchement dans les illusions auxquelles il s’abandonnait. Cet homme, ordinairement si froid, si triste, si taciturne, une fois sous l’empire de ses hallucinations, répandait de douces larmes d’attendrissement, exprimait les sentiments les plus touchants, ou se livrait à la plus folle gaîté ; l’offre de mon attachement devait donc lui être complètement indifférente.

Rebuté par lui, j’essayai de rechercher une autre amitié.

Cette année-là, nous avions travaillé, durant l’automne, dans une maison de campagne dont les maîtres étaient absents ; la jardinière, grosse et robuste fille de vingt ans, avait paru me témoigner quelque intérêt ; tantôt elle m’avait aidé, lorsqu’elle passait du côté de notre bâtisse, à charger une lourde augette sur mes épaules, parfois elle m’avait donné un fruit à l’heure de nos repas, ou m’avait fait entrer chez elle pour me chauffer lorsque j’étais resté des heures entières, par une pluie fine et froide, à servir mon maître, fort insoucieux de l’intempérie des saisons.

Une profonde reconnaissance des bontés de Catherine m’était restée au cœur ; croyant la lui témoigner de mon mieux en lui parlant de l’affection que la gratitude m’inspirait, cédant surtout à cet impérieux besoin d’attachement, d’expansion que l’insouciance de mon maître avait redoublé en le comprimant, je dis timidement à cette fille, les yeux humides de larmes, le cœur tout gonflé d’espoir et de tendresse :

— Mademoiselle Catherine,… voulez-vous me laisser bien vous aimer ? vous êtes si bonne pour moi !

La robuste fille me regarda de ses gros yeux ronds, où se peignit d’abord la surprise, puis, partant d’un bruyant éclat de rire qui ébranla toute sa massive personne, elle s’écria :

— T’es trop petit.

Puis elle reprit, en me regardant encore, et en redoublant ses éclats de rire :

— A-t-on jamais vu un crapaud comme ça ?… À son âge ?

Enfin, ajoutant quelques mots grossiers alors intelligibles pour moi, elle me donna, en manière de plaisanterie ou de leçon, un grand coup de sabot.

Si je n’avais pas dit à cette fille, dont la corruption brutale me soupçonnait d’une cynique précocité :

Laissez-moi vous aimer comme j’aurais aimé ma mère, moi qui n’ai pas de mère, — c’est que les mots me manquaient pour exprimer cette pure et vague aspiration vers l’affection maternelle, que je n’avais jamais connue, et dont pourtant je pressentais vaguement l’ineffable douceur.

Aussi, malgré ma candeur, un sentiment instinctif de dégoût se mêla à mon cruel désappointement, en voyant mes offres d’affection ainsi accueillies par Catherine.

Cette nouvelle déception ne me corrigea pas de mon insurmontable besoin d’attachement, mais elle m’inspira un nouveau et amer découragement ; je me réfugiais alors dans le vague souvenir de cette belle jeune femme que j’avais vue travaillant auprès de mon berceau, faisant voltiger et bruire ses fuseaux sous ses doigts agiles à la lueur d’un globe lumineux dont l’éclat avait fait l’admiration et la joie de mon enfance. Cette douce figure m’apparaissait alors comme la fée tutélaire de mes premières années ; mais ces souvenirs, si lointains, si confus, ne pouvaient satisfaire à la soif de tendresse dont j’étais tourmenté.

Peu de temps après avoir été si cruellement repoussé par Catherine, j’eus le courage de tenter encore de me faire un ami. J’avais jeté les yeux sur un jeune ouvrier charpentier, avec lequel nous travaillions aux réparations de la maison de campagne dont j’ai parlé ; d’un caractère doux et affectueux, il m’avait quelquefois adressé la parole avec bienveillance ; un jour, embarrassé, inquiet de la manière dont je l’aborderais, j’étais tristement assis sur une pierre à l’heure du repas ; je vis arriver cet ouvrier qu’on nommait le Beauceron ; Catherine l’accompagnait ; mon morceau de pain et mon arête de hareng étaient tombés à mes pieds.

— Tu ne manges donc pas, garçon ? — me dit le Beauceron en me frappant cordialement sur l’épaule.

— S’il ne mange pas, — reprit Catherine en éclatant de rire, — c’est qu’il a du chagrin.

— Pourquoi ? — dit le Beauceron.

— Parce que l’autre jour ce gamin-là, — et Catherine se mit à rire aux éclats, — a voulu… voyez-vous ça… a voulu… être mon amoureux (les expressions de Catherine furent bien autrement expressives).

— Lui ! — s’écria le Beauceron, — en partageant l’hilarité de Catherine ; à son âge… en voilà un roquet pas mal avancé…

Je devins pourpre de honte et de douleur ; je voulus répondre, ma voix tremblante s’arrêta dans mon gosier.

— Ah ! ah ! ah ! — reprit le Beauceron, redoublant ses éclats de rire, — lui… le jeune chian… qui n’est pas tant seulement éverré.

À la honte, à la douleur, succéda un sentiment de colère en me voyant ainsi brutalement raillé.

— Ne m’appelez pas chien… — dis-je résolument au Beauceron, — je ne suis pas un chien.

— Toi, — reprit le Beauceron, — toi qui n’as ni père, ni mère… t’es moins qu’un chian, t’es un fils de…

Je ne pouvais comprendre l’injurieuse signification du dernier mot que prononça le Beauceron, cependant, au bondissement de mon cœur, au bouillonnement de mon sang, je pressentis la grossièreté de l’outrage ; quoique enfant, pour la première fois, je connus un sentiment de haine et de fureur aveugle ; j’allais me précipiter sur le Beauceron sans songer à sa force, lorsque le souvenir de ces mots : — T’as ni père, ni mère, — qui avaient amené l’injure dont je souffrais si cruellement, me revinrent à la pensée ; alors ma colère se changea en un brisement de cœur inexprimable, les forces me manquèrent, et je retombai sur la pierre où je m’étais assis, sanglotant ; je cachai ma figure dans mes mains.

— Allons, Martin, ne pleure pas ; que diable ? Est-ce qu’on ne peut pas rire un brin, — me dit le Beauceron, touché de mes larmes, et bonhomme au fond ; mais il plaisantait, ainsi que Catherine, comme peuvent plaisanter de pauvres créatures déshéritées de toute éducation.

— Voyons, mon amoureux, — dit Catherine en me relevant le menton, — viens à la maison, je le donnerai une écuellée de soupe aux haricots, ça séchera tes larmes.

Tout en sachant gré à Catherine de son bon sentiment, je n’acceptai pas son offre ; dix heures sonnèrent, et je retournai à ma tâche, renonçant cette fois encore à l’espoir de trouver un ami dans le Beauceron.

Alors, abattu, chagrin, découragé… je me mis à penser que chaque dimanche mon maître, grâce à l’ivresse, échappait aux plus tristes réalités pour de merveilleuses illusions…

Limousin, dans son ivresse de chaque dimanche, divaguait donc tout haut en ma présence, et je jouais souvent un rôle passif dans les scènes touchantes ou grotesques évoquées par son imagination en délire.

En écoutant les monologues étranges, les descriptions merveilleuses des pays enchantés que parcourait mon maître, une curiosité mêlée de frayeur s’était souvent éveillée en moi.

Il paraît peut-être singulier que l’envie de m’enivrer à l’exemple de Limousin ne me soit pas venue du premier jour où je le vis en proie à ses hallucinations, et où il m’eut développé sa théorie de l’ivresse,… de l’ivresse, où chaque semaine il trouvait l’oubli du passé, du présent et d’un avenir non moins misérable ; j’avais été toujours retenu loin de toute mauvaise pensée par l’espoir de mériter l’affection de mon maître ; mais après les douloureuses et vaines tentatives, où tout ce qu’il y avait d’expansif en moi, fut brutalement refoulé, je me crus en droit de chercher aussi dans l’ivresse l’oubli du passé, du présent et de l’avenir.

Je ne pouvais guère être retenu par la crainte d’affliger Limousin ; je ne ressentais pour lui, on le conçoit, ni attachement, ni éloignement ; sans me traiter avec dureté, jamais il ne me disait un mot affectueux. Une fois au travail il ne me parlait que pour me crier de sa voix rauque le mot consacré : apporte !! et j’apportais mon augette remplie de mortier, que j’allais bientôt remplir de nouveau. Le soir, de retour dans notre masure, nous soupions sans échanger une parole ; enfin, je gagnais par mon travail le pain qu’il me donnait.

Aucun lien de tendresse, de gratitude ou de vénération ne pouvait donc m’arrêter, cependant, malgré tant de motifs de faillir, je résistai quelque temps à la tentation, un peu par vertu, un peu par la difficulté de dérober du vin à mon maître, et beaucoup par des craintes vagues que, malgré mon ardente curiosité, je ressentais à la seule pensée de m’élancer comme lui dans cette sphère de visions extraordinaires et de mystérieux enchantements.

Enfin, mes irrésolutions cessèrent, je surmontai mes scrupules.

Il fallait d’abord me procurer du vin, chose difficile ; mon maître ne quittait presque jamais du regard le magique tonnelet, et il avait une telle habitude de s’en ingurgiter le contenu, qu’il ne s’endormait jamais sans l’avoir mis complètement à sec. Je méditai long-temps mes moyens d’attaque. Enfin, à-peu-près sûr de réussir, j’attendis l’occasion ; elle ne tarda pas ; j’avais arrêté mon projet le jeudi, le dimanche suivant je pus le mettre à exécution.

Je me le rappellerai toujours, c’était le dernier dimanche du mois de novembre, il faisait très-froid ; une neige abondante couvrait la terre ; j’avais passé la nuit dans l’agitation de l’insomnie ; le matin, selon la coutume, la servante de l’auberge du bourg apporta dans notre masure, charriés sur le bât de son âne, le baril de vin et les provisions ; lorsqu’elle fut retirée, mon maître barricada la porte, et plaça le tonnelet garni d’un robinet au chevet de notre paillasse. S’armant alors d’un vieux gobelet de fer-blanc, Limousin, toujours taciturne, s’assit sur notre grabat, et commença de boire coup sur coup sans prononcer une parole ; d’habitude il demeurait silencieux, jusqu’à ce que les fumées du vin eussent agi sur son cerveau.

Pendant ces préliminaires, accroupi à dessein dans le coin le plus sombre de notre masure, mon regard oblique ne quittait pas le Limousin.

Soit que l’intensité du froid, soit qu’une prédisposition accidentelle contrariât, ralentît l’excitation du vin, mon maître, contre son habitude, resta cette fois assez long-temps sans ressentir les symptômes ordinaires de l’ivresse ; enfin je vis se fondre peu-à-peu le masque de glace qui durant la semaine semblait pétrifier ses traits, son visage hâve se colora, ses yeux ternes brillèrent, il se redressa brusquement sur son séant et d’une voix vibrante se mit à entonner une chanson à boire ; puis les progrès de l’ivresse suivant leurs cours, il commença de parler à haute voix ; ce jour-là les visions ou les impressions de mon maître étaient fort gaies : de temps à autre il riait aux éclats et applaudissait bruyamment, comme s’il eût été spectateur d’une joyeuse scène. Trop préoccupé pour prêter une oreille curieuse à ses divagations, je les entendais sans les écouter, tapi dans l’obscurité, en apparence immobile, endormi, mes mains jointes sur mes genoux et mon front appuyé sur mes mains, je faisais lentement et tous les quarts-d’heure au plus, en me glissant le long du mur, un imperceptible mouvement qui me rapprochait du tonnelet, en deux heures j’avais gagné peut-être cinq ou six pouces de terrain.

Le jour devenait de plus en plus sombre, la neige recommençait de tomber à gros flocons ; notre demeure, seulement éclairée par deux petites vitres sordides, placées à l’imposte de la porte, était presque plongée dans l’obscurité ; grâce à ces demi-ténèbres, je mettais moins de lenteur et de circonspection dans les mouvements qui me rapprochaient du baril.

Soudain mon maître m’appela en riant à gorge déployée.

Je restai immobile, accélérant et élevant ma respiration, afin de faire croire à mon sommeil,

— Il dort, — dit Limousin, — bah !… j’irai tout seul à la noce.

Et il commença de parler et de gesticuler avec une agitation, avec une hilarité croissante.

Mon premier succès m’enhardit, deux heures après j’étais arrivé auprès du baril, placé entre la muraille et le chevet de notre grabat ; saisissant le moment où mon maître avait le dos tourné, je me blottis brusquement dans l’espace qui restait entre le mur et le tonnelet, je jouais le tout pour le tout, car presqu’au même instant Limousin m’appela d’une voix de plus en plus chevrotante et avinée.

Je restai de nouveau silencieux, immobile. Mon maître se laissa pesamment tomber sur notre couche, puis s’accoudant en prenant le baril pour traversin, il appuya son menton dans sa main gauche, tandis que, de sa main droite, il tenait son gobelet, prêt à le remplir encore, car le baril n’était pas vide…

Je voyais mon maître de profil, il était à peine vêtu d’une chemise et d’un pantalon en lambeaux, troué de tous côtés, comme la toile à carreaux de la couche où il reposait ; la clarté douteuse que filtraient les carreaux de l’imposte, se concentrait sur son visage radieux, épanoui.

Limousin fredonnait un chant joyeux, cette figure empreinte d’une sérénité, d’une béatitude ineffables se dessinait rayonnante de lumière et de félicité sur les ténèbres de notre masure… tandis qu’au dehors la bise sifflait et faisait tourbillonner la neige dans la plaine déserte…

Au moment de dérober le vin qui appartenait à mon maître, un dernier scrupule m’était venu ; mais, à l’aspect du bonheur idéal dont il semblait jouir… au milieu de notre triste misère, je n’hésitai plus.

Un gros clou dont j’avais aiguisé la pointe, le tuyau de la pipe d’un de nos compagnons de travail que j’avais cassée, comme par hasard à l’heure du repas, furent les instruments dont je m’étais précautionné ; à leur aide j’accomplis mon larcin ; le fond du baril facilement percé, j’adaptai à cette ouverture le tuyau de la pipe… et je commençai à pomper le vin à longs traits, avec une angoisse, avec un battement de cœur terribles…

D’abord l’âcre saveur de ce vin épais, capiteux, me cause une grande répugnance, je surmontai ce dégoût, et bientôt une chaleur inconnue circula dans mes veines ; les artères de mes tempes battirent à se rompre, ma vue se troubla… à des éblouissements lumineux succéda un vertige si violent, que je me cramponnai des deux mains au baril, comme si le sol, emporté par un mouvement de rotation rapide, eût manqué sous mes pieds, et dans mon trouble je m’écriai :

— Maître… au secours…

À partir de ce moment, les souvenirs m’échappent presque complètement.

Il me semble pourtant avoir vu Limousin se dresser debout de l’autre côté du baril, puis, perdant l’équilibre, retomber sur notre grabat en poussant un grand éclat de rire…

Lorsque je revins à moi, je me sentis engourdi par un froid cuisant… j’ouvris les yeux, j’étais au milieu d’un bois, couché sur la neige, le jour touchait à sa fin…

J’éprouvais un violent mal de tête ; la raison encore troublée, je regardai autour de moi avec un mélange de frayeur et de curiosité…

Comment étais-je venu dans ce bois que je ne connaissais pas ? que s’était-il passé entre moi et le Limousin ? étais-je loin de notre masure ? m’en avait-il chassé ? étais-je sous l’empire d’une de ces visions familières à mon maître ? Ces pensées incohérentes se pressaient, se heurtaient dans mon esprit, lorsqu’un bruit lointain et à moi bien connu me fit tressaillir. C’était un tintement de clochettes sonores, couvert çà et là par les éclats d’une voix claire, perçante, qui chantait cette vieille chanson de tréteaux :


La belle Bourbonnaise
A, ne vous en déplaise,
Le cœur chaud comme braise, etc.


C’était la voix de la Levrasse le colporteur, accompagné de son âne Lucifer, qui faisait tinter ses sonnettes.




  1. Femelle du lièvre.