Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/10

X


CHAPITRE X.


l’expulsion.


Le métayer et la métayère du Grand-Genevrier, éveillés par le bruit, par le piétinement des chevaux des gendarmes, s’étaient levés, et avaient bientôt appris que le comte Duriveau, leur seigneur, comme ils disaient, se trouvait là. Effrayés du sort qui les attendait en suite de leur expulsion de la ferme, maître Chervin et sa femme avaient voulu tenter une démarche suprême ; et, les larmes aux yeux, les mains suppliantes, tous deux s’approchèrent timidement du comte au moment où Scipion venait de proférer son dernier et insolent sarcasme.

— Monsieur le comte… — dit la métayère d’une voix tremblante, — au nom du bon Dieu ! ayez pitié de nous…

— Qu’est-ce ? — demanda le comte avec une impatience hautaine. — Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ?…

— Nous sommes les Chervin, les métayers du Grand-Genevrier, mon cher seigneur. On a saisi chez nous… on nous chasse d’ici… où nous sommes depuis quarante ans… Nous avons toujours travaillé tant que nous avons pu, et nous n’avons jamais fait de tort à personne ;… si nous sommes en retard de paiement, c’est pas notre faute… et si pourtant vous nous chassez, mon cher seigneur du bon Dieu, qu’est-ce que nous allons devenir, mon pauvre homme et moi, à notre âge ?…

— Hélas ! c’est bien vrai, — reprit le métayer qui, plus confus que sa femme, n’avait pas osé parler, — qu’est-ce que vous voulez que nous devenions, Monsieur le comte ?

M. Duriveau avait d’abord dédaigneusement écouté cette humble supplique ; mais, songeant soudain qu’il trouvait dans cette circonstance l’occasion de mettre, pour ainsi dire, en action son mépris pour le serment qu’il avait fait autrefois à Claude Gérard, il lui dit :

— Vous entendez, Monsieur l’homme de bien, vous entendez vos frères en humanité, comme vous dites… je suis, pardieu ! ravi de l’aventure et de pouvoir ainsi vous prouver le cas que je fais d’une promesse arrachée par la violence… et que tout homme désarmé aurait faite à ma place pour se soustraire aux griffes d’une espèce de bête féroce… Soyez bien attentif à ce qui va se passer, Monsieur Claude Gérard ; et, puisque vous prétendez n’avoir pas tiré sur moi, ce qu’il vous sera facile de prouver dès que vous serez libre… nous verrons si vous oserez exécuter la menace que vous avez eu l’excessive bonté de ne pas exécuter jusqu’ici… Je ne veux pas vous laisser manquer même de prétexte… c’est délicat à moi, n’est-ce pas ?

Puis, se tournant vers Beaucadet, le comte ajouta :

— Maréchal-des-logis, la saisie du mobilier de cette ferme, qui m’appartient, a été prononcée, l’expertise faite ; je vous prie, en prenant d’ailleurs sur moi toute la responsabilité, d’expulser à l’heure même le métayer de cette maison ; et, afin que rien ne soit détourné, d’y laisser un de vos hommes jusqu’à demain matin : j’enverrai quelqu’un à moi prendre possession…

— Hélas ! mon Dieu !… nous chasser… à cette heure… — s’écria la métayère épouvantée ; — faible et malade comme l’est mon pauvre homme… pour lui… mais c’est à en mourir, mon cher bon seigneur.

— Donnez-nous quelques jours… par pitié… Monsieur le comte !… — dit le métayer d’une voix suppliante.

— Que leur lit… que la loi laisse aux expropriés… soit à l’instant mis hors de la métairie, — dit froidement le comte en s’adressant à Beaucadet.

Si son détestable orgueil n’eût pas été exaspéré par la présence du braconnier, reproche vengeur, remords vivant, que le comte se plaisait à braver, il n’aurait pas affiché cette impitoyable dureté (quoiqu’il eût sonné des ordres pareils, à l’exécution desquels, du moins, il n’assistait pas) ; mais la crainte de paraître céder à l’intimidation, jointe à l’inexorable conscience qu’il avait après tout de son droit légal, auquel d’habitude il sacrifiait tout, poussa le comte à cette déplorable extrémité.

Ce qui fut dit fut fait.

En suite d’une scène déchirante que l’on se représente facilement, le métayer et sa femme furent ainsi cruellement chassés de la métairie, au milieu de la nuit, malgré leurs supplications.

Le braconnier et Martin assistèrent, muets et impassibles, à cette exécution.

Lorsqu’elle fut terminée, le comte dit au braconnier, d’un air de dédain et d’ironique défi :

— Maintenant, Claude Gérard, au revoir, si vous l’osez… il ne dépendra pas de moi que vous soyez bientôt libre… et… je vous attends… de pied ferme.

Le comte, accompagné de son fils, s’éloignant, bras dessus, bras dessous, regagnèrent leur voiture.

Au moment où ils allaient y monter, Beaucadet dit à M. Duriveau :

— Monsieur le comte… une fameuse idée… ce brigand de Martin a peut-être encore des complices chez vous ; avant qu’on ne sache qu’il est pincé, faites, en arrivant, une petite visite domiciliaire dans sa chambre… et emportez-en la clef jusqu’à demain… comme ça rien ne sortira de chez lui avant notre perquisition, que nous satisferons délicieusement dès l’aurore.

— Vous avez raison, mon brave, — dit le comte ; — je n’y manquerai pas, tout-à-l’heure, à mon retour au château.

Et la voiture où montèrent le père et le fils, s’éloigna rapidement.

— Allons, en route, mauvaise troupe, — dit Beaucadet, en revenant auprès de ses deux prisonniers.

— Eh bien ! Martin, — dit lentement le braconnier, — tes espérances ?… tes illusions ?… Pauvre noble cœur ! pauvre fou !…

Martin ne répondit rien… et baissa la tête avec accablement.

Quelques moments après, les prisonniers et les gendarmes s’éloignaient de la métairie du Grand-Genevrier.

Maître Chervin et sa femme, fondant en larmes, frissonnant de froid, étaient assis sur la paillasse de leur lit jeté sur la berge de l’étang, à quelques pas des bâtiments de la ferme…

La pauvre et bonne Robin, assise à leurs pieds, pleurait avec ses maîtres, et les consolait de son mieux.