Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/18


CHAPITRE XVIII.


le dîner.


Jetons maintenant un coup d’œil rétrospectif sur les événements qui se passaient au château du Tremblay (résidence du comte Duriveau), pendant cette soirée où Bruyère cherchait la mort dans l’étang de la métairie.

Pendant cette soirée où Raphaële avouait sa faute et sa honte à sa mère.

De retour chez lui, le comte Duriveau regrettait doublement l’absence de Mme Wilson et de sa fille, qui avaient dû, ainsi que M. Alcide Dumolard, venir, après la chasse, dîner au château du Tremblay ; à la vive contrariété que lui causait l’absence de la charmante veuve, se joignait pour M. Duriveau l’ennui de recevoir plusieurs voisins de campagne, aussi conviés à ce dîner et dont les invitations n’avaient pu être contre-mandées.

Cet ennui était pourtant entouré de quelques compensations : ces voisins, gros propriétaires, industriels engraissés dans de hasardeux négoces, gens de loi enrichis et retirés des affaires, étaient tous électeurs influents ; or, quelques amis de M. Duriveau, appartenant à un certain monde politique, lui avaient dit l’année précédente :

« Les temps sont graves : ces abominables idées radicales, sociales et démocratiques font un effrayant ravage parmi les classes laborieuses de la société ; il faut qu’un parti compact, énergique, inflexible, intimide et dompte ces penchants anarchiques qui nous conduiraient tout droit à la république, à la terreur, au maximum, etc., etc., etc. Grand propriétaire, vous êtes intéressé plus que personne au maintien de l’ordre et de la paix. Soyez des nôtres, soyez député à la place de M. de la Levrasse, homme rempli de bonnes intentions, mais sans valeur ; préparez votre candidature, le gouvernement du roi l’appuiera, vous serez nommé et vous voterez avec nous pour la conservation du… meilleur des régimes possibles. »

Ces ouvertures flattaient l’orgueil du comte Duriveau et irritaient ce qu’il y avait d’entier, d’implacable dans son caractère ; il suivit avec ardeur les conseils de ses amis, commença de se rapprocher de plusieurs électeurs influents du parti auquel il voulait appartenir, les reçut fréquemment au château du Tremblay, et le dîner auquel il les avait conviés ce jour-là, inaugurait son retour en Sologne.

Les divers incidents de la journée, l’espèce d’émeute soulevée par l’insolente audace de Scipion, lors de la découverte de l’enfant de Bruyère, devaient donc être doublement pénibles au comte Duriveau, d’abord parce qu’il craignait que Raphaële Wilson, après un pareil scandale, ne voulût rompre une union qui seule assurait son mariage, à lui, avec Mme Wilson ; puis, parce que le bruit de cette scène déplorable dont Scipion avait été le principal acteur, venant à se répandre dans le pays, pouvait avoir la plus fâcheuse influence sur les projets électoraux du comte. Du reste, ce triste événement était encore complètement ignoré des convives rassemblés au château du Tremblay.

Cette demeure, bâtie à la fin du dix-septième siècle, et dominant la délicieuse vallée de la Sauldre, véritable oasis au milieu de ce pauvre pays, avait une apparence presque royale : le comte Duriveau y déployait un faste extraordinaire, et y tenait un très-grand état de maison.

Un immense vestibule où se tenaient une douzaine de valets de pied, poudrés et en livrée brune galonnée d’argent, fut d’abord traversé par les convives du comte qui passèrent ensuite dans un salon d’attente où se tenaient les valets de chambre, puis dans une galerie de tableaux au bout de laquelle s’ouvrait le salon de réception, magnifiquement doré et meublé dans le plus pur style Louis XIV.

Les longs rideaux de damas vert avaient été abaissés ; les candélabres et les lustres de bronze doré étincelants de bougies se reflétaient dans des glaces de quinze pieds de hauteur, au pied desquelles se voyaient de gigantesques vases de Chine, remplis des fleurs les plus rares.

L’heure de se mettre à table approchait. Le comte Duriveau, surmontant ses pénibles préoccupations, faisait seul, avec une politesse un peu hautaine, les honneurs de sa maison, soins hospitaliers dont le vicomte Scipion lui laissait tout le poids.

Le père et le fils offraient un contraste frappant et significatif, jusques dans les détails en apparence les plus puérils.

Le comte, quoique jeune père, loin d’approuver les modes débraillées et sans façon de la jeunesse de 1845, avait quitté ses habits de chasse, et était mis avec un soin et un goût parfait : les larges revers de son habit bleu clair à boutons d’or ciselés, se rabattaient sur un gilet de piqué blanc étroitement serré à sa taille, encore d’une finesse et d’une souplesse toute juvénile, le large nœud d’une haute cravate de satin noir s’épanouissait sur une chemise merveilleusement brodée et attachée par trois énormes perles fines, entourées de brillants, montées sur un feuillage d’émail vert ; un pantalon noir, assez juste, dessinant des formes à la fois nerveuses et élégantes, découvrait un fort joli pied chaussé de bas de soie blancs ; enfin, des souliers vernis, très-découverts et à larges bouffettes, complétaient le costume du comte Duriveau qui, grâce à son teint brun, à ses cheveux noirs, à sa figure maigre, mais pleine de caractère et d’énergie, paraissait, malgré sa cinquantaine, avoir au plus trente-cinq ou quarante ans.

Nous le répétons, puérils en apparence, ces détails de costume avaient une profonde signification ; ainsi, le comte Duriveau aurait cru manquer singulièrement à ses hôtes ou à soi-même, si, pour dîner, même seul, il ne s’était pas habillé avec recherche ; chausser des bottes le soir au lieu de bas de soie, lui eût paru quelque chose d’énorme, et il ne se rappelait pas d’ailleurs avoir jamais eu cette énormité à se reprocher ; il voyait là une sorte de dignité personnelle et une garantie, disant au figuré : — Qu’un homme chaussé de soie regarde à deux fois avant de marcher dans la boue. — C’était une étrange manière de comprendre le respect humain ; soit, mais enfin c’était la sienne.

Le vicomte Scipion, loin de continuer cette cérémonieuse tradition, outrait au contraire le négligé, le flottant, que le sans-gêne des habitudes du club, de l’écurie et des filles a mis à la mode chez grand nombre de très-jeunes gens.

Ainsi le costume de Scipion contrastait avec celui de son père, de la manière la plus tranchée : sa cravate noire, si étroite qu’elle ressemblait à un ruban, était négligemment nouée autour d’un col de chemise carré et empesée, qui lui effleurant les oreilles, laissait son cou presque entièrement nu ; son habit, d’un vert mélangé et d’une ampleur démesurée, quoique très-court et à basques arrondies, ressemblait à une veste de chasse ; un gilet écossais, d’une excessive longueur, et taillé sur le modèle de ceux que portent les grooms, s’échancrait sur un pantalon fond brun à grands carreaux bleus, flottant comme un pantalon de marinier sur des bottes vernies à très-hauts talons.

Tel était le costume du vicomte, costume dont le caractère sans façon et cavalier s’augmentait encore par un laisser-aller d’attitudes, par une affectation débraillée plus facile à sentir qu’à peindre ; chemise entr’ouverte à la poitrine, larges poignets empesés, frippés, et à demi relevés sur la manche de l’habit, d’où sortait sa main blanche, fine et amaigrie comme celle d’une femme maladive, altitudes molles ou ennuyées, distraites ou hautaines ; il faut renoncer à détailler ces nuances, ces riens, touches délicates, presque imperceptibles, qui concourent cependant à donner aux portraits un cachet particulier.

Selon son habitude, Scipion était arrivé fort tard dans le salon. Le voyant si négligemment vêtu, le comte venant à sa rencontre lui dit tout bas d’un ton de reproche amical :

— Tu aurais dû t’habiller avec plus de soin ; tu sais qu’en province tout se remarque.

— Allons donc, — répondit tout haut Scipion, — c’est toi qui ne fais honte avec ton pantalon demi-collant ; tu es costumé en Saint-Léon… En amoureux d’opéra-comique : sous l’Empire tu aurais été le rival d’Elleviou pour ces rôles à cuisse dont raffolaient ces belles dames, débris du Directoire !

Le comte se mordit les lèvres de dépit ; quelques personnes invités entrèrent, il lui fallut aller les recevoir. Le contraste dont nous parlons se remarquait tout aussi frappant dans le maintien du père et du fils. Ainsi le comte, tantôt debout auprès de la cheminée, causait avec les hommes, ou se penchait au dossier des fauteuils des femmes pour leur adresser quelques paroles remplies de courtoisie.

Scipion, étendu ou plutôt vautré dans un large et profond fauteuil, les mains plongées dans les poches de son pantalon, sa jambe droite horizontalement croisée sur son genou gauche, tantôt regardait le plafond, tantôt bâillait bruyamment, ou bien, ricanant et raillant, il persiflait impudemment ceux que leur mauvais sort attirait près de lui. Quant aux femmes, après avoir, du fond de son fauteuil, curieusement examiné leur entrée, en plaquant son lorgnon d’écaille à sa paupière, il ne leur adressait ni une parole ni un salut.

Le comte Duriveau, déjà profondément blessé de la conduite de Scipion durant cette triste journée, et de plus, très-irrité des railleries mordantes dont son fils l’avait accablé en présence de Mme Wilson ; le comte Duriveau, fatigué de plus en plus de son rôle de jeune père, souffrait visiblement des impertinentes affectations de Scipion, qui pouvaient lui aliéner ses électeurs. Mais il redoutait tellement les railleries de cet adolescent, dont l’insolente audace ne ménageait, ne respectait aucune convenance, qu’il se contenait, remettant à la fin de la soirée une grave et sévère explication qu’il voulait avoir avec Scipion.

Celui-ci, toujours enfoui au plus profond de son fauteuil, avisant, non loin de lui, le régisseur du comte, lui fit, du bout du doigt, signe de venir à lui.

M. Laurançon, le régisseur, grand homme sec et basané, à la figure impassible et dure, s’approcha respectueusement de Scipion et lui dit :

— Vous désirez quelque chose, Monsieur le vicomte ?

— Sonnez donc, mon cher, — lui dit Scipion du bout des lèvres, — je ne sais pas à quoi ils pensent… ils ne servent pas et j’ai faim.

M. Laurençon s’approcha de la cheminée et tira un long cordon de soie.

Presque aussitôt un valet de chambre vêtu de noir, portant culotte courte, bas de soie et boucles d’or à ses souliers, ouvrit la porte du salon.

C’était Martin, le fils de Mme Perrine et du comte Duriveau…

Le portrait que Martin avait envoyé à sa mère était d’une ressemblance parfaite ; comme dans le portrait, il avait le teint brun, la physionomie ouverte, spirituelle, le regard à la fois pensif et pénétrant ; mais, un observateur eût alors remarqué quelque chose de contenu ; et si cela se peut dire, de voilé dans la physionomie de Martin, comme s’il eût senti la prudente nécessité de se montrer absolument l’homme de sa condition présente.

Le vicomte, assis de façon à faire presque face à la porte, vit entrer Martin et lui fit signe de venir à lui.

Martin s’approcha respectueusement du vicomte… son frère… avec un trouble intérieur que rien ne révélait, mais qu’il n’avait pu encore surmonter.

— Ah ça,… Est-ce qu’on ne dîne pas ? — lui dit Scipion.

— Pardon, Monsieur le vicomte… on sert…

— Faites-donc presser le service… J’ai faim, moi !

Et comme Martin, après s’être incliné, se dirigeait vers la porte, le vicomte le rappela.

— Martin ! dites au sommelier que je ne boirai que du vin de Porto… Qu’on m’en fasse tiédir deux bouteilles… à la température du vin de Bordeaux… de douze à quinze degrés, pas plus, pas moins.

— Oui, Monsieur le vicomte.

— Veillez aussi, — ajouta Scipion, — à ce qu’on n’oublie pas de mettre près de moi du curry et des piments de Cayenne.

— Oui, Monsieur le vicomte, — dit Martin.

Et il sortit.

Les convives du comte étaient généralement de ceux qui disent mon épouse et qui appellent lions et lionnes les hommes et les femmes qu’ils supposent être à la mode. Pour la plupart de ces bourgeois ignorants et égoïstes, adulateurs et vaniteux, sottement confits dans leur importance électorale, les impertinences de Scipion étaient autant de charmantes lionneries ; son dédaigneux aplomb, son insolent persiflage les extasiaient et les intimidaient à la fois ; ils ne l’appelaient jamais autrement que Monsieur le vicomte, et riaient de confiance dès qu’il parlait, ce qui l’impatientait outre mesure, car, ainsi que l’homme aux rubans verts, il ne se croyait pas si plaisant. Quant aux épouses de ces messieurs, tout en lorgnant du coin de l’œil la charmante figure de Scipion, elles le détestaient, c’est-à-dire qu’elles mouraient de dépit en se disant qu’elles n’étaient pas sans doute assez jolies, assez grandes dames, assez lionnes, pour mériter seulement quelques simples paroles de politesse de la part de ce fat, de cet impertinent, etc. ; en d’autres termes, plus d’une de ces belles courroucées devait s’en aller toute rêveuse, en songeant au pâle et joli visage de Scipion, à ses grands yeux bruns, à son sourire railleur qui montrait ses dents charmantes, et à sa petite main blanche qui, de temps à autre, frisait si indolemment sa fine moustache blonde.

Soudain les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent bruyamment ; et Martin, d’une voix sonore, fit entendre les paroles sacramentelles :

— Monsieur le comte est servi…

— Scipion, offrez votre bras à Mme Chalumeau, — dit aussitôt le comte à son fils d’un air grave, en donnant lui-même son bras à une autre femme.

Scipion, en sa qualité d’homme blasé, ne riait jamais ; sans cela, malgré le sérieux de son père, il fût parti d’un étourdissant éclat de rire, à ce nom saugrenu et inattendu de Mme Chalumeau. Mais un éclat de rire eût été encore moins insolent que l’empressement dérisoire avec lequel Scipion bondit, pour ainsi dire, du fond de son fauteuil, pour venir offrir son bras à Mme Chalumeau, après lui avoir fait un profond et ironique salut.

Mme Chalumeau, femme d’un électeur des plus influents, prit au sérieux ces politesses. C’était une petite Ragote, aurait dit Scarron, blanchette et grassouillette, aux cheveux et aux yeux noirs comme le jais, ayant seulement l’inconvénient d’avoir l’oreille trop rouge, le menton trop près de la gorge, et trop de végétaux artificiels plantés sur son bonnet, en manière de petit jardinet, ce qui lui faisait une tête grosse comme un boisseau. Du reste, ses lèvres étaient roses, ses dents éblouissantes et son regard avait quelque chose de langoureusement amoureux.

M. Chalumeau, l’influent électeur, grand homme chauve à lunettes bleues, se dressait debout derrière sa femme, prodigieusement fier de la voir au bras de Monsieur le vicomte, tandis que l’heureuse Chalumeau, frétillant d’aise et d’orgueil sous sa robe gorge-de-pigeon, largement côtelée de brandebourgs de soie, sentait son oreille passer du rouge à l’écarlate, et serrait fortement de son bras ferme et rond le bras fluet du vicomte, comme si elle eût craint que les autres femmes, qu’elle écrasait d’un regard triomphant, eussent comploté de lui ravir son cavalier.

— L’intrigante ! — dit une des invitées, femme d’un électeur beaucoup moins influent, en montrant à son mari, d’un regard flamboyant de férocité, l’enviée, la détestée Chalumeau.

— Ma mignonne, Chalumeau dispose de trente-sept voix, — dit piteusement le mari, — moi… seulement de onze… Sa femme doit donc passer avant toi…

— Ça n’empêche pas que si vous avez le malheur de voter pour le père de ce freluquet contre M. de la Levrasse, vous aurez affaire à moi… — dit Mme l’électrice, tremblante de colère.

— Je ne veux pas, moi, de votre comte Duriveau pour notre député, — reprit-elle d’une voix courroucée.

— Pourtant, sois donc juste, ma mignonne, — répondit l’électeur ; — dis-moi un peu, voyons si M. de la Levrasse nous donne des festins de Balthazar, avec des domestiques poudrés comme des marquis ; il est pingre comme un rat d’église et fait très-mal nos commissions à Paris ; tandis que, si nous avons pour député un comte, un archi-millionaire, qui chargera son intendant de nos petites commandes dans la capitale, ça sera bien plus flatteur et plus profitable.

Ce disant, l’humble électeur laissa prudemment passer devant lui sa colérique moitié, et se mêla parmi les groupes qui se dirigeaient vers la salle à manger.



Fin du premier volume.