Marthe, histoire d’une fille/X
X
uit jours ne s’étaient pas écoulés que Marthe se trouvait en possession d’un grand appartement qu’elle fit meubler avec un goût stupide. Pour se venger d’avoir autrefois mangé avec ses doigts, elle voulut avoir de l’argenterie et elle n’eut garde d’oublier dans ses achats, les faux cuivres de boule, les camelotes de bois de rose, les glaces à cadres trop dorés, les éternelles appliques emmanchées de bougies roses. Son amant ne se plaignit point d’ailleurs ; pourvu que sa femme fût excentriquement vêtue et qu’elle se laissât traîner dans les parties fines et sur les champs de courses, il se tenait pour satisfait, et puis, il était enchanté d’entendre des gens miséricordieux dire, en levant les yeux au ciel :
— Ce petit imbécile est en train de se faire ruiner.
L’idée qu’il fût capable de manger son capital le ravissait. Marthe fut révoltée par l’ineptie de cet être. Quand il amenait, à sa suite, une ribambelle de galopins barbus, coiffés en drôlesses et confits dans l’opopanax et que, vautrés dans le salon, ils jabotaient, pendant des heures, célébrant avec des enthousiasmes d’idiots la gloire de « Tartine » qui avait gagné d’une longueur sur « Jacinthe », alors que Saxifrage et Mascara s’étaient dérobés à la barrière fixe, elle se froissait les mains avec rage.
Elle eut, il est vrai, des diversions. Le lundi suivant, son cornac entraîna chez elle des hommes sérieux et considérablement ivres qui lui prirent le menton et dirent avec des allures de mystère :
— Vous savez, n’est-ce pas, que demain le marché sera très-indécis, hésitant entre les facilités offertes et les méfiances répandues par la dépréciation des valeurs étrangères ?
— Oh ! je ne sais pas ; moi, ce qui m’intéresse davantage, c’est d’être assuré que le Saragosse est ferme et qu’il donnera d’excellents dividendes.
— Peuh ! Au fond, tout cela n’est pas brillant ; si certaines actions ont une bonne tenue, il est véritablement triste que notre marché fléchisse, car enfin, si nous exceptons nos rentes, sur lesquelles il y aura toujours quelques transactions à faire, les autres valeurs sont peu offertes. Je ne parle pas, bien entendu, des chemins de fer qui font bonne contenance.
— Oh ! s’écria Marthe révoltée, j’aime encore mieux les voyous !
Son amant la trouva mal élevée, mais il attribua cette étrange sortie à deux verres de champagne qu’elle avait bus.
Marthe se reprocha sa lourdise et désormais elle ne dit mot, étouffant ses rancunes et ses rages. Dès le premier jour, son amant lui déplut ; elle l’exécra dès le premier soir. Il vint vers deux heures du matin, l’œil guilleret, la bouche remplie par un gros cigare. Il causa du cheval qu’il choisirait au prochain handicap, et, relevant avec un beau semblant de distraction le bas de ses culottes, il fit voir à la femme qu’il nourrissait un caleçon à trame rose. Comme elle ne s’extasiait point devant cette élégance de clown, il tira un peu son maillot et dit en avançant les lèvres :
— Vois donc comme la soie est souple ?
Elle garda le silence, attendant cette gracieuseté banale, cette amabilité de rencontre, que tout être, si vil ou si abêti qu’il soit, témoigne, la première nuit au moins, à la femme qu’il est censé vaincre. Elle eût pu attendre longtemps ! Quand il eut achevé son cigare et que, battant du pied, il en eût écrasé la cendre sur le tapis, il murmura satisfait :
— Je parie que tu ne devines pas ce que contient cette valise ? Non ? Oh ! c’est-il drôle, les femmes, ça ne devine jamais ! Eh bien ! mais, c’est un vêtement de nuit ; et il étala avec une monstrueuse joie une chemisette en foulard de Surah maïs, agrémentée de rubans couleur feu.
Pour la première fois depuis qu’elle l’avait quitté, Marthe songeait à Léo. Quelle différence entre le début de ces deux hommes ! Où étaient les respects égrillards du poëte, les hâtes si ralenties du déshabillé ? Léo défaisait, une à une, ses jupes, délaçait son corsage, la soie sifflait et lui battait les hanches, sa gorge s’arrondissait à l’aise dans la chemise qui remuait du col aux pieds. Alors il la prenait, la portait dans le lit, faisant la maraude des baisers, tandis qu’elle se pâmait, le corps craquant entre ses bras. Sans doute, le soir où elle vint chez lui, les premiers instants avaient été pénibles, mais une fois qu’ils s’étaient saisis corps à corps, une fois qu’ils s’étaient échauffés dans la lutte, de quelles vives délices ne s’étaient-ils pas repus ! Cet inoubliable souvenir des nuits d’où l’on sort, les épaules rouges et les tresses mordues, l’opprimante vision de ces moments où les mains s’égarent, tous ces recueillements attendris, tous ces bonheurs à perte d’haleine, l’obsédèrent à nouveau et, furieuse, elle poussa rudement dans l’alcôve son amant, qui se cogna contre le mur et marmonna, tout endormi :
— Ah ! bien ! mais non, tu sais, tu m’embêtes, toi ! Tiens-toi donc tranquille !
Il prit l’habitude de venir tous les jours l’harasser de sa présence ; elle l’eût étranglé avec joie, cet imbécile qui la détaillait sans bouger quand elle se mettait au lit ! Elle en vint à être tellement importunée par cet homme qu’elle n’eut même plus de goût à lui manger ses biens ; elle resta chez elle, couchée pendant des journées entières, fumant des cigarettes, buvant des grogs, anéantie et torpide. Cette solitude qu’elle se créa, renonçant aux visites d’autres femmes, cette somnolence qui ne la quittait plus, devait aboutir comme autrefois, quand elle habitait chez le poëte, à d’abominables saouleries. Elle but, à gosier débordant, des alcools et des bières, mais quand sa tête s’emplissait de brumes, elle revoyait la chambre de Léo ; cet amant qu’elle avait torturé comme à plaisir, se vengeait par le persistant souvenir de ses bontés.
Marthe se vautra dans le vin pour s’égayer et chasser à jamais la hantise du poëte, mais son estomac s’y refusait maintenant, elle eut d’atroces flambées dans le ventre. Elle dut interrompre ces noyades et, un soir, exaspérée de ne pas dormir, les nerfs malades à se rouler par terre, elle sauta du lit, s’habilla, prit une voiture et se fit conduire chez son ancien amant.
Ce fut machinal, ce fut inconscient. Les bouffées d’air qui entraient par les embrasures du fiacre la firent revenir à elle. Il était dix heures du soir, elle fut sur le point d’arrêter le cocher et de descendre du véhicule. Il fallait qu’elle fût vraiment folle pour aller ainsi chez Léo. Demeurait-il toujours à la même adresse, serait-il chez lui, n’y trouverait-elle pas une autre femme ? Et puis, quel accueil lui ferait-il ? Si elle fut retournée le voir le lendemain qui suivit leur rencontre chez Ginginet, nul doute qu’il n’eût crié, nul doute qu’il ne l’eût honnie, mais qu’en fin de compte, il ne fût tombé dans ses bras ; sa rage devait être aujourd’hui passée et, avec elle cette inévitable conséquence : la lâcheté des sens, la faiblesse du cœur ; il pouvait tout simplement la prier de sortir. Marthe hésitait encore quand la voiture s’arrêta, elle fit un geste qui risquait tout, sonna au plus vite comme pour ne point se laisser le temps de retourner sur ses pas, monta l’escalier et, haletante, frappa la porte de sa main. La porte s’ouvrit et, stupéfié, Léo regarda Marthe et dit :
— C’est toi !
— Oui… tu sais, je passais dans le quartier, je suis venue pour savoir de tes nouvelles… — Tu vas bien ?
— Oui, mais…
Elle lui mit les doigts sur la bouche et reprit :
— Voyons, ne me dis rien, ne parlons plus du passé, ce qui est fait est fait. Aussi bien, je n’ai pas grimpé tes quatre étages pour te chercher noise. — Tiens, causons de tout ce que tu voudras ; travailles-tu beaucoup ? t’amuses-tu ? as-tu trouvé un éditeur ?
Léo regardait la porte d’un air ennuyé.
— Ah ! tu l’attends, murmura-t-elle, j’aurais dû m’en douter — je m’en vais alors — elle est brune ou blonde ?
— Blonde et, qui plus est, honnête.
— Honnête ! avec cela qu’il y a des femmes honnêtes qui viennent à onze heures du soir chez un homme ! elle est comme nous toutes, parbleu ! plus ou moins de tenue quand elle marche, plus ou moins d’élan quand elle se déshabille ! et après ? tiens, je voudrais la voir, je lui dévisagerais la frimousse, moi ! tu verrais bien si son honnêteté ne s’écaillerait pas, mais que je suis bête ! est-ce que cela me regarde qu’elle soit honnête ou non.
À ce moment la sonnette tinta. — Le jeune homme fit un mouvement, Marthe se sentit perdue si la porte s’ouvrait, elle se campa devant Léo et se pendit à son cou ; il tenta de se dégager, mais les yeux de Marthe prirent feu, ses lèvres le brûlèrent de leurs flammes mouillées ; pantelante, dégrafée, elle l’entraîna près de la fenêtre. — La sonnette tinta plus fort.
— Je t’aime, murmura-t-elle, n’ouvre pas, je me bats avec elle d’abord, si elle met les pieds ici !
Il se résigna, furieux d’être ainsi joué. Le pas s’éloignait. — Les deux amants se regardèrent sans dire mot.
Marthe vint s’asseoir sur ses genoux et l’embrassa ; il se laissait faire mais ne lui rendait pas ses caresses ; alors, comme achevant d’exprimer une idée qui la poursuivait, elle s’écria :
— Oh ! ils se ressemblent tous ! voudrais-tu pas que je les aimasse ! des gens qui se soucient d’une femme comme d’une écale qui serait vide ! c’est bon genre d’en charroyer une et de se compromettre avec elle ; c’est à ça que nous servons, nous autres, à nous faire plaindre de vivre avec de pareils imbéciles et à les faire huer parce qu’ils fréquentent de semblables drôlesses ; quand ils sont las de notre accoutrement, bonsoir, trouves-en un autre, ma fille ! Et l’on nous reproche de saccager des fortunes ! mais c’est la guerre après tout ! l’on ravage et l’on pille ! Tiens, tu me parlais autrefois d’une femme, je n’ai pu retenir son nom, je ne suis pas savante, d’abord, qui était une statue. Elle s’anima, m’as-tu dit, sous le baiser de l’homme qui l’avait faite, c’est le contraire maintenant, nous devenons de marbre quand ils nous embrassent ! Ah ! si tu savais combien je suis fatiguée de jouer ce rôle ! Tiens, ce n’est pas vrai, je ne suis pas venue par hasard ici, je suis venue exprès, je voulais me réchauffer les pieds contre les tiens et c’est bête ce que je vais te dire, mais, vois-tu, il y a des jours où ça semble bon de ne point passer la soirée avec des gens riches, et puis, c’est bien naturel après tout, on hait ses nourrisseurs !
Il ne l’écoutait même pas, elle se résolut alors à le reconquérir quand même, elle lui saisit la tête à pleins bras et, le couvrant de baisers, elle le culbuta dans une charge à fond de train des lèvres !
Il dormit mal et dès l’aube, il se leva, s’assit dans un fauteuil et regarda la fille sommeillant dans ses cheveux qui s’épandaient en un torrent vermeil sur le ravin des oreillers blancs. Il avait décidément assez d’elle, elle lui répugnait depuis qu’il connaissait sa manière de vivre, il la jugeait méprisable entre toutes et cependant, comment éviter la pipée de ses yeux, comment échapper à l’affût de sa bouche ?
Elle se retourna et, souriante, la tête un peu renversée, le cou gonflé, la chemise ouverte, laissant entrevoir sous le brouillard des Malines des éclaircies de peau blanche, elle soupira doucement. Il la regardait, étonné de n’avoir plus de désirs pour cette femme qui l’embrasait jadis ; il n’éprouvait plus maintenant qu’une honte, une sorte de déchéance, celle d’avoir subi des caresses qu’elle prodiguait aussi largement sans doute à tous ceux qu’elle rencontrait dans ses courses.
Certes, celle qui le visitait maintenant était, comme maîtresse, inférieure à Marthe. Plus d’énergies folles, plus de turbulences charnelles, mais une quiétude profonde, une inertie sans réveils. Léo l’avait ramassée, un soir en se baissant, et elle avait poussé chez lui avec cette indifférence des plantes vivaces. Elle était avec cela mariée et séparée d’un époux qui la foulait à coups de poings et cependant quand elle y songeait, elle avait de grosses larmes dans les yeux, pleurant sur son sort, répétant qu’elle eût aimé à vivre près de lui et à avoir des enfants. Elle eût été insupportable si elle n’avait servi au poëte de havre où il renfloua sa barque en détresse. Il avait même fini par s’attacher à cette pauvre femme, si timide qu’elle n’osait lever les yeux et si peu coquette qu’elle se coiffait, la nuit, de madras à raies.
Il regretta de ne pas lui avoir ouvert et il fut à ce moment furieux contre Marthe ; il évitait maintenant de la regarder, mais elle ouvrit les yeux et l’appela près du lit. Il fut presque sur le point de retomber sous le charme, tant elle était fascinante cette gouge aux prunelles claires ! mais le jour qui blutait sa poudre d’or au travers des rideaux, lui montra son visage bleui par les meurtrissures des nuits et cette attitude qui décelait la fille traînée par tous les cloaques des villes ; il ne répondit pas et il sifflota tout en regardant par la fenêtre.
Marthe se leva, s’habilla lentement et lui dit :
— Tu as raison, après tout, nous sommes usés, mon cher, j’ai cru retrouver nos anciennes ivresses et nous ne sommes plus de force, ni l’un, ni l’autre, à les faire renaître, mieux vaut en finir et ne plus nous voir, je m’en vais, et pour de bon, cette fois.
Elle lui tendit la main, il ne se sentit point la force de ne pas l’embrasser sur la joue, et plus ému qu’il ne voulait paraître, il laissa la porte se fermer sur elle.