Jean Gay, libraire-éditeur (p. 101-108).
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IX



Ginginet avait pensé juste. Marthe était arrivée à cette phase où les sens ne vivent plus que par secousses. L’amour peureux, l’amour ne vivant que de brutalités et d’injures, le système nerveux bandé à l’excès et ne se détendant que sous le poids de la douleur physique, les joies de la bourbe, cette haine attendrie que l’on porte au mâle qui vous fouaille, les révoltes furieuses contre le servage, cette allégresse à frapper son dompteur, quitte à se faire écraser par lui, rendirent Marthe presque folle. Elle eut des moments d’accablement et de prostration où elle recevait les coups sans bouger jusqu’à ce que, hurlant de douleur, elle le suppliât de ne la point tuer. Elle eut aussi des bondissements, des jours où, rugissante et cabrée, elle se précipitait sur lui, éprouvant une âpre jouissance à se colleter corps à corps, à se rouler sur le carreau, à briser tout ce qui tombait sous sa main, puis, sans haleine, sans force, enamourée et farouche, elle enlaçait de ses bras meurtris le sinistre farceur qui descendait lamper chopine en bas, et répondait aux buveurs atterrés par ces cris :

— Oh ! ce n’est rien ! Je repasse la chemise de ma femme !

Il redescendit un jour, la figure en sang. La salle s’esclaffa de rire. Ces railleries l’exaspérèrent ; il remonta dans sa chambre et il assomma presque Marthe à coups de bottes. On dut la lui arracher des mains et la jeter dans une voiture qui la déposa au premier hôtel venu.

Du coup elle fut guérie de son amour. Quand elle se réveilla, le lendemain matin, brisée et le visage bleui par les coups, elle s’étonna d’avoir pu supporter ces ignobles luttes et elle en ressentit un horrible dégoût pour l’homme qui l’avait ainsi frappée. Elle avait encore quelques sous dans sa poche ; elle vécut à l’hôtel tant que la trace de ces pugilats ne se fut point effacée, puis elle s’habilla de son mieux et se résolut à aller chercher abri chez l’une de ses camarades, une ancienne cabotine du théâtre de Bobino dont elle avait retrouvé l’adresse.

Cette femme était, depuis l’an trente-cinquième de son âge, entretenue par un vieillard marié, qui venait se consoler de la beauté de sa femme avec les grâces frelatées de sa maîtresse.

Quand Marthe arriva chez elle, Titine, vautrée sur un divan, se faisait inspecter la main par sa bonne qui lui expliquait en un charabia d’Auvergne, la désastreuse influence de la ligne de Saturne et s’étonnait qu’une femme de si peu de mœurs n’eût pas plus de grilles sur le mont de Vénus. Marthe interrompit la séance de chiromancie et expliqua en quelques mots à sa compagne le service qu’elle attendait d’elle.

— Tu tombes bien, ma chère, répondit la fille, il y a justement réunion ici, ce soir. Ce sera très-amusant, tu verras. Il y aura beaucoup de jeunes gens riches, et je pourrai, si tu le désires, te mettre en relation avec l’un d’entre eux. Vois-tu, ma petite, ce n’est pas une vie que d’aller avec Pierre et avec Paul ! C’est déjà bien assez que d’avoir un homme qui vous entretient et un autre qui vous gruge ; il faut faire une fin. Vois, moi, je suis très-heureuse ; j’ai pour amant un malbâti, c’est vrai, mais il ne passe presque jamais la nuit : c’est à considérer. Gante, comme j’ai fait, un vieux qui soit marié ou un tout petit jeune homme qui ne le sera qu’après s’être laissé ruiner ; l’un et l’autre se valent. Le tout c’est de ne pas prendre un amant qui atteigne la trentaine. Plus d’amour et pas encore de passion, c’est notre mort à nous, ces gens-là !

La soirée fut charmante. Le gros négociant arriva, flanqué d’un pâté aux truffes et d’un panier de vins. C’était un crapoussin bonasse et un jovial compère que ce commerçant coureur de guilledous. Ventripotent et poussif, il avait des favoris en nageoires, et sa figure offrait cette particularité étonnante, que le nez était couleur d’aubergine tandis que le reste de la figure semblait teint avec ce rouge éclatant des peintres émailleurs, la pourpre de Cassius. Il fit des compliments de boîtes de dragées à Marthe, lui expliqua qu’il était marié, depuis deux ou trois ans, avec une jeune femme, qu’ils étaient séparés de lit sinon de corps, depuis qu’il avait connu Titine, et il acheva ses confidences par l’aveu qu’il adorait la jeunesse et que son plus grand bonheur était de souper avec de joyeux garçons et de jolies filles.

La sonnette commençait à tinter. Les invités arrivèrent en foule. Vieillards cérémonieux, arborant sur des lèvres sans dents un sourire folâtre, jeunes gens vêtus de cols cassés, de vestons courts, de pantalons larges, de souliers à bouffettes, femmes un peu mûres et rechampies de talc et de rose, jeunes filles aux voix d’hommes enroués, aux poitrines flasques ou plates, moutards frais éclos du collége, avec une raie au milieu du front et des bas rayés, tout cela se tassa dans le petit salon. Le mal-être des premiers instants se dissipa bien vite, les hommes s’enhardirent, le gros négociant rit de tout son rire épais, Titine prit l’air pincé d’une maîtresse de maison, la bonne eut des familiarités de servante à filles, le punch circula et les inepties commencèrent à se débiter. Les femmes n’osaient encore se révéler et laisser libre cours à leurs joies de guinguettes, les vieux routiers se réservaient pour l’heure de la bâfre, les jeunes gens causaient du dernier bal de madame une telle. On proposa de se dégourdir les jambes. Le quadrille débuta presque convenablement, mais à mesure que les couples s’échauffèrent et que le gros homme, incapable de se maîtriser, eût commencé à débiter de lubriques sornettes, la danse se déginganda. À l’heure du souper, les vieillards avaient déboutonné leur gilet et se trémoussaient, les basques de l’habit en l’air, les bras en tourniquet, époumonnés, suant, soufflant, battant des jambes, dodelinant du torse.

L’auvergnate ouvrit la porte de la salle à manger. Chacun se précipita sur la table ; on s’assit pêle-mêle, les femmes sur les genoux des hommes, et l’on pignocha les petits pois et les truffes. La bedaine au galop, les yeux paillards, le gros père exultait. Il fit verser le champagne destiné aux femmes, le champagne qui mousse rose, et il appliqua ses vieilles lèvres d’œgipan sur les bras de ses voisines. Ce fut comme un signal. Les couples se pressèrent. Marthe était assise près d’un jeune homme qui lui parlait de courses et d’un pari qu’il avait engagé sur Finette, une pouliche superbe, disait-il.

Quand il eut épuisé ce sujet de conversation, il lui mâchonna quelques lourds madrigaux auxquels elle ne répondit que par des sourires, se réservant de demander à son amie quel était ce bellâtre.

— C’est un fier imbécile, lui dit Titine, bête et riche ; aiguise tes quenottes, ma fille, et mords à belles dents. Sois aimable, mais tiens-moi ça en laisse, c’est nécessaire avec des morveux de cet âge !

On se leva de table et l’on fut boire au salon du café et des liqueurs. Ce fut une vraie débandade. Enfouis dans des fauteuils, les vieillards ne bougeaient plus : ils digéraient, somnolents et gavés. Les jeunes papillonnèrent et allumèrent des cigarettes ; d’aucuns, très-pâles, disparurent ; les autres s’assirent à côté des femmes et se mirent à les lutiner. Marthe devint froide comme un marbre dès que l’éphèbe, enhardi par le sans-gêne des couples, voulut l’embrasser. Il fut quelque peu surpris, mais il se consola, très-satisfait d’avoir pêché dans la bourbe de ce vivier une femme qui eût de la tenue et ne se laissât pas enlever dès le premier soir.

— Tu couches ici, n’est-ce pas ? dit Titine.

— Mais comment faire ? reprit Marthe, ton amant va rester !

— Lui ? dit la fille en montrant du doigt le vieillard qui gisait anéanti sur un divan, plus rouge et plus gonflé que jamais, allons donc ! Il aurait vraiment trop de bonheur s’il pouvait, à son âge et sans péril pour sa santé, s’empiffrer de la viande et des vins et rester avec moi après !