Les Éditions de France (p. 135-148).

xi

le « maquis »

Le maquis nourrit le troupeau, abrite le gibier et, parfois, les bandits.

Ainsi parlent les plus classiques dictionnaires. Ils parlent bien.

Mais il y a « troupeau », « gibier » et « bandits ». Et, tous les trois, dans notre cas, ne font qu’une même et sale volaille.

Tous les grands ports ont leur maquis.

Le maquis de Marseille est sans pareil.

Il ne s’abrite pas dans un vague faubourg plus ou moins retiré et maritime. Il est installé en plein quartier d’honneur. La Cannebière est son boulevard, et il la flanque sans vergogne à droite et à gauche. Il s’étale dans la ville insolemment comme une chaîne d’or sur un gilet rebondi et bien tiré.

Ses repaires sont des bars. Il y a presque autant de bars que de maisons, les maisons qui n’ont pas encore de bars en auront. C’est la dictature du zinc. On nage dans la limonade.

Voilà vingt ans, Marseille fêta le deux mille cinq centième anniversaire de sa fondation. Les maisons du centre datent-elles de cette époque ? Les architectes municipaux affirment que non. Mais les maisons le savent mieux qu’eux. Les plus jeunes avouent entre vingt-quatre et vingt-cinq siècles ! Selon leur tempérament, elles sont restées droites, ou bien ont pris du ventre. Aux paralytiques on donna des béquilles. Depuis le temps qu’elles vivent côte à côte elles sont devenues amies, alors elles se penchent souvent l’une vers l’autre pour se faire des confidences. Les crépissages les plus pieux n’arrivent pas à voiler la vieillesse de leur face. Leur nouveau plâtre s’en va plaque après plaque, comme s’il manquait, pour le retenir, d’une indispensable chaleur intérieure. De même que le vieillard retombe en enfance, elles sont revenues à l’humidité. Et leur visage est quadrillé telle la carapace de l’alligator.

C’est là-dedans que sont ces bars.

Les rues vont à la manière des lignes d’une patte d’oie. On dirait qu’elles veulent toutes aboutir au coin d’un œil. La police prétend que cela ne lui facilite pas beaucoup la tâche. C’est un détail. Celui qui chausserait des bottes d’égoutier pourrait seul s’y promener comme chez lui. Je lui conseillerais toutefois d’ouvrir aussi son parapluie. Souvent une nourriture miraculeuse vous tombe, en effet, des fenêtres dans les bras. C’est un autre détail. Douteux est l’air que l’on y respire. Le « travail » que l’on y fait est invisible. Louches sont les regards que l’on y croise. Le promeneur de ce quartier qui n’a rien à craindre de l’apparition de deux agents en bourgeois se sent tout de suite dépaysé.

On est transporté dans une contrée nouvelle. Les hommes sont en casquette, mais de belles casquettes fraîches et valant cher. Leur linge est fin, leurs habits sont neufs. À ne considérer que leurs souliers si bien cirés, ces messieurs ne doivent pas marcher. Les uns sont au fond des bars. Ils jouent ou ils parlent. D’autres réfléchissent, adossés au comptoir. Il en est de même qui s’aventurent jusqu’à la bordure du trottoir.

Parfois l’hésitation de vos pas leur fait croire que vous allez entrer dans leurs bars ; ils vous foudroient aussitôt d’un regard si personnel que, d’instinct, vous reprenez votre marche.

C’est la cité des mauvais coups.

La crapule, ici, est sur ses terres. Comme dans ce monde-là le fumier ne manque pas, les terres sont grasses. On y fait de tout : préparation aux vols mixtes ou aux vols simples (le vol mixte est celui qui peut être précédé ou suivi d’un assassinat), recel, faux passeports, faux papiers.

Traite des Blanches. Transformation des bijoux. Écoulement de fausse monnaie. Maquillage de pièces d’identité. Vente d’instruments de travail : couteaux, revolvers, poings américains, maillots noirs pour rats d’hôtel, perruques. On y tient aussi bureaux de renseignements, d’embauchage, de débauche et de débauchage. C’est ici que l’on se retrouve pour former équipe et partir travailler ailleurs, au Caire, à Alger, dans le Levant, en Amérique du Sud. Le quartier a même une caisse internationale d’encouragement au crime. Elle sert des viatiques, après renseignements, aux « frères de la côte ». Les chefs de bande viennent y choisir les « hommes de barre ». Il y fonctionne aussi un tribunal. Les procès sont à huit clos et les exécutions à l’air libre.

Il y a une espèce d’école du soir pour malfaiteurs scientifiques. Briser les glaces, faire sauter les serrures, ouvrir ou percer un coffre-fort, cela s’apprend. Lire un plan d’appartement, de paquebot, couper le téléphone, marcher sans bruit, se méfier des chiens, se maquiller, ne pas se vanter, se ménager l’alibi, tenir son moral à la hauteur. Le programme est chargé !

Grand port, Marseille a une grande plaie. C’est régulier. Le rêve de tout malfaiteur international est de devenir patron de bar à Marseille. Il faut voir ceux qui sont en place. C’est un inoubliable spectacle : leurs mains, leur tête, leur voix, leurs gestes, leur femme. Ah ! bistrots sympathiques et sans malice des incalculables comptoirs de France, vous avez là de jolis confrères ! Ils sont enfermés derrière leur zinc comme dans le box d’une cour d’assises. Seuls les gendarmes manquent. Il serait difficile d’imaginer plus triomphante canaille. Ils viendraient d’être primés au concours agricole, comme animaux gras, qu’ils ne paraîtraient pas plus conscients de leur valeur. Ils ont un domicile légal, payent l’impôt et, comme ils ne peuvent voter, ils font voter. Sans eux, ce maquis n’existerait pas. Leurs bars en sont les sous-bois mystérieux. Ce sont les maisons-mères de tous les acolytes de la brigade mobile de la pègre. On les accueille, on les cache, on les nourrit, on les conseille, on les dirige, on les sauve. Cela à la grande lumière des ampoules électriques, de plain-pied avec le trottoir, au centre de la ville promise.

S’ils sont les protecteurs de la clique, ils en sont aussi les prisonniers. « L’ancien » a pu réussir, c’est un droit qu’on lui reconnaît, mais il doit rester fidèle à sa caste. Il est là pour servir des verres et non la police. Aussi, malgré des yeux clairs et un tympan bien tendu, sont-ils tous sourds et aveugles.

À moins de rechercher du bonheur, c’est-à-dire de se promener sans regarder où l’on pose le pied, il est impossible de traverser ce quartier sans subir le malaise de son atmosphère. Elle est celle des bas complots, des pièges. On sent ici que la paresse est élevée à la dignité d’une revendication. On n’y voit que des âmes tarées qui pourrissent. Ce n’est pas de la misère, mais de l’insolence. Il ne s’agit pas d’hommes en peine, pataugeant dans la malchance. Toute cette visqueuse crapule est bien nourrie, bien rasée, bien fringuée. Ça joue les suppléments aux dés ou aux cartes !

Marchands de femmes, guides de nuit, extra pour étrangères, laveurs de bijoux, compères de poker, pickpockets, pieds-de-biche, hommes du milieu, dompteurs de filles et détrousseurs d’ivrognes, tremblants indicateurs et prospères morveux, cela croit exercer un métier ! Entre eux, ils s’appelent « collègues », ces oiseaux-là !

Quand, non poussé par la soif, vous entrez délibérement dans l’un de ces brillants assommoirs et qu’après avoir choisi une table, vous vous y laissez choir comme chez vous, les pieds allongés, les mains aux poches du pantalon et l’œil bien décidé à vous reposer là d’une longues course inconnue, aussitôt vous voyez du nouveau. La fripouille passe et repasse devant vous reniflant et réfléchissant. Elle regarde vos souliers, elle compte les boutons de votre gilet, les petits pois de votre cravate. L’un d’eux se fouilla. J’ai cru qu’il allait sortir un centimètre pour mesurer la longueur exacte de mon nez. Une présence si inattendue leur coud la bouche. L’inspection terminée, ils regagnent la pièce de derrière, leur niche de chien. Là ils appellent le patron. On devine qu’ils lui demandent : « Quel est ce mec-là ? », car on voit le dignitaire de l’endroit, celui qui paye l’impôt — je paye l’impôt, cher monsieur, moi, m’ont-ils tous dit sans d’ailleurs que je le leur demande — hausser les épaules en signe d’ignorance.

Le patron retourne à son zinc à côté de son revolver, de son poing américain et de son casse-tête, et les autres, comme des chiens qu’ils sont, grognent sourdement au fond de leur niche.

Un après-midi, j’ai fait la paire avec un commissaire du port. Nous sommes partis tous les deux dans ce labyrinthe marseillais. Ce commissaire frétillait. Il était comme un pécheur devant une rivière miraculeuse où les poissons attendent impatiemment l’amorce pour sauter dessus.

— Respirez cet air, me disait-il.

» Il prend à la gorge, hein ! Il véhicule les microbes de toutes les mauvaises combines. Voyez le décor. Humez les personnages. C’est le plus beau champ pour grandes manœuvres policières. C’est large, c’est franc, c’est clair !

— Vous rêvez ! c’est étroit, c’est sournois, c’est obscur.

— C’est ce que je veux dire. Sur cent de ces bars, soixante-quinze sont des repaires. Tenez ! ceux-ci.

— Fermez-les !

— Ce serait un crime !

— Enfin, de quoi vivent ces messieurs ? Ils embarquent les femmes, ils les internent, ils troquent le produit des vols…

— Et ils finissent par devenir propriétaires !

— Alors ?

— Mais cela est notre bien ! Patrons, patronnes, clients, clientes, jusqu’aux chiens que bien souvent nous n’avons qu’à suivre. C’est la pâte de notre pain quotidien. Il ne nous reste qu’à pétrir là-dedans. Nous n’allons tout de même pas démolir le fournil !

— Il est beau !

Mon commissaire fut vexé dans son orgueil professionnel. Il se redressa et dit :

— Ne vous y trompez pas, vous ne verrez cela qu’à Marseille !