Les Éditions de France (p. 107-118).

ix

marins au long cours

Dans un café de la Cannebière, il est trois tables de marbre…

Autour d’elles il en est beaucoup d’autres, mais qui n’ont rien à voir avec cette histoire.

Ces trois tables sont celles des officiers de la marine au long cours.

C’est là qu’ils reviennent quand ils débarquent.

Il y en a qui commencent de naviguer. Il y en a qui continuent. Il y en a qui vont finir. Il y en a qui ont fini.

À eux tous ils représentent toutes les mers, tous les cieux, tous les climats.

Le vaste monde dans une dizaine de soucoupes ! Chaque jour apparaissent de nouvelles figures. Chaque jour d’anciennes figures disparaissent.

C’est le plus singulier des rendez-vous, un rendez-vous avec personne.

On vient y retrouver des amis, mais sans jamais savoir lesquels : ceux que la mer a ramenés.

Parfois on entend demander des nouvelles d’un absent : « Il ne tardera pas à revenir ! » répond-on. Cela signifie qu’il doit être quelque part entre Maurice et Madagascar.

Je viens souvent m’asseoir à ces tables-là. Il n’en est pas de pareilles dans tout le reste de la France. Elles sont les tables du voyage, comme les autres étaient les tables de la loi.

Les hommes qu’elles réunissent vivent exactement le contraire de la vie des autres hommes. Tous ont bien un métier, seulement ils ne l’exercent que lorsqu’ils vont se promener. La promenade terminée, ils n’ont plus rien à faire. Pour travailler, ils se promènent environ trois cents jours par an. Ils se promènent sur une piste circulaire appelée pont et qui rappellerait un vélodrome pour peu que l’on eût pris soin d’en relever les virages. Ce ne sont pas des cyclistes. Ce sont des mécaniciens, des médecins, des intendants, des capitaines. Pendant qu’ils tournent sur cette piste, cette piste tourne autour de la terre. Ils conduisent, ils actionnent, ils soignent, ils ravitaillent, accrochés à une mappemonde atteinte du mouvement perpétuel. Ils voient trois fois plus d’hiver et d’été que sur le calendrier. Ils arrêtent le ventilateur pour charger le calorifère. Ils jonglent avec les habits de drap, les habits de toile, les fourrures, les casques coloniaux et les bonnets de peaux de lapin. Midi n’est jamais midi à leurs montres. Ils passent leur existence à avancer ou à reculer leurs aiguilles. À Pâques, ils quittent Marseille. Ils naviguent quatorze jours, ils se retrouvent au Pirée. Tous les magasins sont fermés. Ils demandent pourquoi. On leur répond que c’est lundi de Pâques !

Ils ont des quantités d’amis et régulièrement, plusieurs fois l’an, ils vont rendre visite à tous, dans leur quartier : à Alger, à Tunis, à Suez, à Djibouti, à Zanzibar, à la Réunion, à Colombo, à Java, à Sydney, à Nouméa, à Papeete. Et, quand ils les quittent, le soir après le dîner, courant vers le bateau, ils leur crient : « À bientôt ! »

Songez à l’embarras de la police dans le cas où l’un de ces hommes mourrait dans la rue sans pièce d’identité et un jour qu’il serait en civil. On regarderait le chapeau : il a été acheté à Alexandrie ; la chemise ? elle vient de Mytilène ; le pardessus ? il est de Riga ; le vêtement ? œuvre d’un tailleur de Constantinople… Les chaussures, elles, seraient de Yokohama. L’enquête n’en finirait plus !

Ils vivent dans de jolies petites cellules appelées cabines, mais ils ne sont pas des moines. Ils sont même comme tous les autres hommes. Et je ne sais pourquoi l’idée me vient justement à cette minute de vous conter une histoire que je connais depuis plus de trois ans. Il s’agit d’une espèce d’individus de l’Amérique du Sud. Ces individus ont le nom de « Boschs ». Ce sont des nègres encore tout nus. Leur métier est de remonter en pirogue les fleuves difficiles. Trois ou quatre semaines dure leur voyage. Et tous les soirs, quand le soleil se trouve mal, ils s’arrêtent dans un village, un « degrad », comme on dit là-bas, pour y passer la nuit. Ils ont femme légitime dans chaque degrad. Tout en poursuivant chaque jour leur route et sans jamais revenir en arrière, ils trouvent le moyen de coucher chez eux tous les soirs. Cependant, ils ne se considèrent mariés qu’une seule fois : entre chacune de leurs épouses, il existe le nombre de kilomètre réglementaires. Mes amis les marins vont aussi d’escale en escale. Tous, je l’atteste, ne sont aussi mariés qu’une fois. Il y a la distance réglementaire…

Avec leurs frères de la marine de guerre, ils constituent la dernière caste de notre époque. Le privilège dont ils jouissent est une générosité de l’esprit qui, mieux que la naissance, fait les gentilshommes. Ne vivant pas l’existence furieuse qui, de nos jours, est celle de tous les hommes à terre, ils n’ont que des manières de bonne compagnie. Ils ont dédaigné d’apprendre le jeu de la lutte pour la vie. Sans la comprendre, ils regardent notre bousculade d’égoïstes. Ils seraient encore de ceux qui, dans une panique, n’écraseraient pas le voisin pour être plus sûr de gagner la sortie.

Pour eux, l’année n’est pas divisée en jours, en semaines, en mois, mais en voyages. Le voyage est l’unité de leur temps. Nous, les terriens, nous disons : « Nous ferons cela dans trois semaines. » Eux disent : « Nous le ferons dans deux voyages. » Si le voyage reste toujours l’unité, cette unité n’est pas invariablement de même longueur. Il y a toujours sept jours, pour nous, dans une semaine. Un voyage est tantôt de dix ou de vingt jours, d’un mois et demi ou de trois mois. Avec le relais de Marseille, une année de marins est partagées en vingt-quatre, en douze, en six ou en trois parts.

À bord, les jours n’ayant aucune valeur personnelle, mais seulement celle de faire un total à la fin de la traverseé, la vie des marins n’est ni quotidienne, ni hebdomadaire, ni mensuelle. Elle est kilométrique. On dit à terre : tant d’heures. On dit en mer : tant de milles. Nous, gens du sol, nous grignotons chaque jour la même quantité de vie, soit vingt-quatre heures ! Les marins, eux, ne connaissent pas cette mesure : ils mordent dans la vie au hasard de la tranche.

Ils courent de port en port, jetant l’ancre. Ils la remontent et ils se sauvent.

Tantôt sur une ligne, tantôt sur une autre, ils vont pendant trente ans, longeant la terre, comme s’ils étaient chargés de la border pour qu’elle ne s’effiloche pas. Et tous les ports ne semblent être, en fin de compte, que des points d’arrêt dans cet interminable travail que continueront les générations à venir.

Tout est toujours nouveau en mer — ne serait-ce que les passagères. Leur vie courante est justement ce qui fait l’extraordinaire des autres vies. Dans le même voyage, l’homme de terre et l’homme de mer ont deux buts différents. Le but du premier est d’arriver, le but du deuxième est de repartir. La terre nous tire vers le passé, la mer les pousse vers le futur. De la féerie pour quatre murs !

— Salut !

Celui-ci est débarqué du matin. Il est midi. Il vient à ce café, port intérieur de Marseille.

Aux trois tables de marbre, il n’y a plus de place.

Il lève les bras. Il n’a jamais vu tant d’amis.

Il s’assoit.

Ils sont neuf marins au long cours. L’un dit la révolution que Mustapha Kemal a déclenchée contre les vieilles mœurs d’Asie : la chasse aux harems, la guerre aux voiles, la mort du fez.

L’autre donne des nouvelles de la folie chinoise.

Celui-ci fait préparer dans la cale un coin « correct » pour le cercueil de Max Nordeau, le messie juif, dont on transporte les os à Jaffa, au royaume qu’il avait réclamé.

Ce commandant eut un suicide à bord. Un Hollandais, la nuit, s’est jeté à la mer entre Penang et Singapoore. « Inutile de prévenir la reine Whilhelmine », avait-il écrit au maître hôtel.

Le plus heureux de ces marins est celui qui vient de terminer son temps de service à la mer. La chance l’a favorisé. Il vient d’être nommé inspecteur de la Compagnie.

— Enfin ! s’écrie-t-il, mon rêve se réalise ; je vais voyager.

— Et qu’avez-vous donc fait, depuis trente ans, commandant ?

— J’ai conduit des voyageurs.

Joyeux, il arrose sa « première » traversée.

L’un de ces hommes se lève. Il serre la main aux camarades ; il leur dit :

— À bientôt !

Et il part… Il part à trois heures pour Buenos-Aires.