Éditions de la NRF (p. 151-152).

CHAPITRE LXXII

LÉVIATHAN

Les opinions communes ont une puissance que je connais, que je subis tout autant qu’un autre. Quand, dans une réunion d’hommes, se produit l’Effervescence, et quand l’opinion commune se manifeste par discours, acclamations, ou chant, nul ne va chercher des preuves. Une telle affirmation est plus forte que toutes les preuves ; l’émotion imitée, répercutée, multipliée porte en chacun la foi sauvage de ce Léviathan à mille têtes ; et nous voilà tous en disposition de nous faire tuer.

L’État Neurasthénique se venge bien alors ; cette pensée molle, sans jugement comme sans objet, et qui faisait rire, vit tout à coup de mille vies rassemblées. On s’étonne que le fanatisme ait aussi bien porté en trophée les doctrines les plus puériles ou les moins vraisemblables. C’est que l’accord réel et senti en chacun fait preuve de n’importe quoi. Le Culte porte le Dieu. De quoi partant, les Sociologues concluent qu’il n’y a rien de sacré au monde, et qui mérite le sacrifice de l’individu, si ce n’est cet accord même, ce retour à la vie commune, cette âme collective et une.

Ils ont raison. Comme naturalistes de Léviathan aux mille têtes, ils ont raison. Ce redoutable animal, dès qu’il se reforme, nous tient tous. Non seulement il roule et piétine par sa force l’individu qui essaie de résister, mais il fait pis que contraindre ; il persuade. En celui qui répète avec fureur ce qu’il faut dire, qui pense avec fureur ce qu’il faut penser, qui psalmodie enfin selon le Concile, je ne sais plus distinguer entre le bonheur surhumain d’être approuvé, et la peur d’être battu. Considérons de près cet étrange état qui est celui du citoyen en toute Effervescence. Assuré qu’il est qu’il cédera à la peur, il n’attend point cette échéance, et se jette dans l’enthousiasme. En cet état d’inspiration où toutes les parties de lui sont poussées par des motifs de tout niveau, il porte son opinion comme l’âne portait les reliques. Ce n’est pas le moment d’y contredire ; prenez garde ; vous aurez contre vous ensemble le lâche, le prudent, le naïf, le paresseux et le timide ; et tout cela ensemble fait une espèce de troupe fort brutale. Brutale pourquoi ? Surtout par un secret remords, résultant de cette idée importune que vous réveillez, et qu’il ne veut réveiller à aucun prix : « Il se peut que ce que je crie là soit parfaitement faux, et même absurde ; mais je ne veux, je ne puis, je n’ose en convenir ; j’en ai trop dit déjà, et trop fait ; il est trop tard. » Voilà pourquoi Léviathan écrase ceux qu’il n’entraîne pas ; et pour mon compte, devant cette force de Nature, semblable au cyclone et au volcan, je cède et j’agis comme les autres. Il n’y a point de honte si l’on cède à la force.

Il y a honte pourtant, si l’esprit cède. Il y a cette partie pensante en chacun, qui, dès qu’on l’interroge, revendique contre la force, contre le nombre, contre les supplices, contre les prisons. Celle-là veut être solitaire et libre, devant le volcan, et dans la foule même ; toujours mesurant, pesant, jugeant ; nullement jugée, sinon par quelque juge libre et solitaire aussi ; les uns et les autres sans armes. Et cette élévation en solitude est justement la seule chose humaine que l’homme salue, tant qu’il n’est pas ivre.