Éditions de la NRF (p. 149-150).

CHAPITRE LXXI

L’ANIMAL SANS TÊTE

Si j’écrivais quelque ouvrage politique, je lui donnerais comme titre : Léviathan, ou l’Animal sans Tête. Mais il n’est pas nécessaire d’écrire un recueil des sottises imposées en tous temps par ce Grand Corps. Il suffit, dès que l’on a compris que les Opinions Dirigeantes sont nécessairement folles, de s’amuser un moment aux erreurs les plus récentes, les plus énormes, les plus nuisibles. Quand je me moque de cette Pensée Politique qui toujours se cherche au dehors, qui prend son propre écho pour preuve, et enfin reçoit pour méthode l’abandon de soi, la prudence, la lâcheté et la paresse, peut-être avez-vous peine à suivre ce rapport abstrait, entre des esprits, si l’on ose ainsi dire, soucieux d’être approuvés et dont toutes les démarches sont de politesse ? Sûrement vous n’oserez pas, d’après ces vues théoriques, prononcer que le plus Important des hommes en est aussi par la nature le plus vain et le plus sot.

Mais tournez vos regards vers l’histoire récente, et énumérez, pour vous reposer, la suite des erreurs incroyables où sont tombés les militaires, les diplomates, les financiers, enfin toutes les Importances ? N’importe quel homme de bon sens, même médiocrement informé, savait que l’attaque viendrait par la Belgique. Mais le Commandement sans tête n’a pu concevoir cela. La diplomatie sans tête a poussé la Roumanie à la guerre, en publiant, bien mieux, le chiffre des canons roumains, un canon par kilomètre de frontière ; chiffre connu et qui décidait de tout aux yeux du dernier artilleur ; mais chiffre énorme et réconfortant aux yeux de la diplomatie sans tête.

Un petit exemple instruit souvent assez. Voici la monnaie de nickel choisie par des Importances et Compétences. Pourquoi sont-ils arrivés à choisir deux modèles presque indiscernables ? Et jusqu’au détail ? Par quelle mauvaise chance le C de la pièce de 10 centimes, lu à l’envers, ressemble-t-il au 5 de la pièce de cinq centimes ? C’est que cette attention à penser d’après le voisin et à chercher l’approbation d’abord mécanise la pensée, et va à l’absurde. C’est un passe-temps de se moquer des bureaucrates. Mais moi je n’en veux point rire. Je ne vois pas un aveugle de guerre ou un mutilé, comme en 15 et 16 je ne voyais point un cadavre noirci, sans penser aux Idées de l’Animal sans tête, causes premières, puissances organisatrices, fins dernières de ce massacre. Bref la Société, comme telle, n’a point de bon sens.

Or, que l’on subisse des contraintes de ce grand corps sans raison, il le faut bien. Mais l’adorer en esprit, l’approuver avec bonheur, ajouter à l’Importance de la masse cette autre Importance qui décide du vrai et du faux, voilà la faute sans pardon. Il y a des jours où j’ai pensé que le châtiment était excessif ; des années de terreur et de misère, la souffrance, la mutilation, la mort, sans compter la servitude, je pesais tout cela, et je pensais que c’était payer bien cher quelques années d’acquiescement. C’est que je ne pensais pas assez à l’énormité de la faute.