J. Hetzel (p. 170-180).

XIV
LE BUT. — ET APRÈS.

Maroussia reposait comme on repose sur le bord escarpé d’un rocher à pic dont le pied plongerait dans la mer ; on dort, mais en même temps on sent qu’on est tout près d’un abîme, on entend son menaçant murmure. On rêve de bien des choses, mais on a vaguement la conscience que, dans ce vaste océan, on pourrait disparaître comme une goutte d’eau.

Un instant un sourire passa sur ses lèvres ; elle revoyait en rêve la maison de ses parents, le clos des cerisiers si embaumé, ses petits frères, tous les visages amis ; mais bientôt tout disparaissait comme dans un brouillard. Sa vie passée, si calme et si riante, reculait à l’arrière-plan. Sur le premier, se dressaient en traits de feu des images nouvelles, terribles ou grotesques, des figures qu’elle ne connaissait que depuis peu, mais auxquelles appartenait tout son avenir.

Tout à coup elle se réveilla, se souleva un peu sur son lit improvisé et regarda de tous ses yeux.

Ils ne dormaient pas, eux !

Tchetchevik était toujours assis, accoudé près de la table, et ses regards étaient de vrais astres qui brillaient d’une lumière calme, égale, resplendissante.

Le grand ataman était debout au milieu de la chambre. On voyait qu’il s’était élancé de sa place dans un mouvement de douloureuse indignation, mais qu’une fois cet effort fait, la violence d’un coup porté trop juste l’avait comme pétrifié.

Enfin il parla :

« Voilà ce que vous voulez, vous autres ! Mais le remède sera pire que le mal. Je sais bien que je me suis jeté à l’eau sans m’être inquiété de l’endroit où XIV

ils ne dormaient pas, eux !
était le gué ; mais pas plus que moi, avec l’autre, vous n’atteindrez le rivage. Notre pays sans frontière, sans forces, sans union, sans conseils, n’est plus qu’une maison ouverte à tous les vents, et nos voisins sont bien bêtes de nous faire la guerre ; ils pourraient attendre tout de nos seules discordes.

— Nos discordes ? Quelle en est la cause principale, sinon ce commandement à deux têtes ? répondit froidement Tchetchevik. Il faut dans l’effort rétablir l’unité. Il n’est d’espoir, de salut que là. »

Le grand ataman se sentit comme brûlé par un fer chaud. Il fit quelques tours dans la chambre, pareil à un lion blessé. Puis, ayant ouvert la fenêtre, son regard plongea dans les ténèbres de la nuit.

Le silence était tel et telle l’émotion de l’ataman, que Maroussia, bien qu’elle fût à l’autre extrémité de la pièce, crut entendre les battements de ce cœur déchiré.

Rafraîchi par l’air de la nuit, calmé par son silence même, il revint se placer devant la petite table, en face de Tchetchevik.

« Au moins, dit-il, il sera bien entendu que c’est parce que je suis le meilleur que vous comptez sur moi pour céder au pire. On saura que c’est parce qu’aucune abnégation n’est à attendre de celui qui a déjà appris la moitié de son rôle de Judas que vous me demandez, à moi, un tel acte de dévouement.

— C’est, dit Tchetchevik, pour lui rendre impossible de jouer son rôle de Judas tout entier, pour lui enlever toute raison, tout motif, tout prétexte de le mener jusqu’au bout ; c’est parce que nous savons que vous êtes le plus noble des fils de l’Ukraine, que nous vous demandons de vous effacer pour un temps devant cet indigne que votre gloire offusque et que l’envie seule jette dans les bras des Russes.

— Nul ne m’accusera de trahison au moins, nul de lâcheté, quand j’aurai accordé ce que tu me demandes ?

— Nul n’ignorera l’héroïsme de ton sacrifice ; au contraire. Nos amis qui m’envoient ne savent-ils pas ce qu’il doit t’en coûter de t’y résoudre ?

— Et, si, malgré tout, le misérable nous vendait ?…

— Il mourrait avant d’avoir accompli son forfait, dit tranquillement Tchetchevik. Il est, Dieu merci ! le seul traître possible de sa maison. Quelqu’un veille tout près de lui, qui ne le laisserait pas se déshonorer tout à fait. »

Il y avait sur la table plume, encre, papier ; l’ataman prit la plume. Tchetchevik tourna ses regards du côté de Maroussia, et lut son anxiété dans ses yeux. Sa petite amie ne se sentait pas à son aise. C’était si difficile à faire ce qu’exigeait du grand ataman son ami, qu’à la fin il pouvait bien se fâcher. Et alors, entre deux hommes de cette trempe, que pouvait-il se passer ?

Un sourire de Tchetchevik fit comprendre à la petite sourde et muette qu’elle pouvait être tranquille.

L’ataman écrivait, pesant chaque mot sans doute, et il avait bien raison. De telles lettres, « une abdication, » ne s’écrivent pas entre deux bouffées de tabac.

Quand la lettre fut finie, il la tendit à Tchetchevik.

« Tiens, lui dit-il, es-tu content ? »

Tchetchevik, après avoir lu, lui répondit :

« Content ? Non, certes, car je donnerais ma vie pour que tu fusses à la place de celui qu’on va sembler te préférer. Mais je suis fier pour l’Ukraine de ce renoncement du plus brave de ses fils. Si nous devons succomber dans cette lutte, notre histoire comptera un héros de plus. Ceux qui mourront pour elle n’auront rien à se reprocher. Toi, tu auras fait plus qu’aucun d’eux, tu seras descendu du pouvoir pour la sauver, — sans même être sûr d’y réussir. Tu seras mort deux fois, et glorieusement. Que ton âme se rassure ! Tu nous mets dans la main la seule carte qui puisse rétablir la partie. »

Tchetchevik avait plié la lettre et l’avait cachée dans le manche d’un poignard qu’il portait sous sa robe.

« Quand la remettras-tu à sa destination ? lui dit l’ataman. Quand saura-t-il que, pour l’Ukraine, je suis prêt à tout, même à combattre sous ses ordres ; des ordres qu’à lui tout seul il n’est pas capable de donner ?

— Ne sais-tu pas, dit Tchetchevik, qui les inspirera, ces ordres, et qui inspirera celui qui les lui conseillera ? Eh bien, c’est là que tout d’abord ta lettre sera lue. Je la remettrai moi-même aussitôt que j’aurai fini ma tournée. Je ne perdrai pas une heure, mon ataman, tu peux y compter. Et si tout ne va pas bien, si je sentais que ta lettre peut être inutile, sois tranquille, je l’anéantirais. Elle n’aurait pas été écrite.  »

Il s’était levé.

Tout émue de la fin de cette scène, Maroussia s’élança près de son grand ami.

« Baise la main qui vient d’écrire cette lettre, lui dit Tchetchevik.

— Ah ! je le désirais, dit Maroussia. Je suis muette quand il le veut, dit-elle, s’adressant à l’ataman, sourde quand il m’en prie, j’oublie tout quand il me fait un signe, et j’aime et j’honore tout ce qu’il honore et tout ce qu’il aime.  »

Et prenant la main du grand ataman avant qu’il eût pu la retirer, Maroussia y avait déposé un respectueux baiser.

« Ah ! dit le grand ataman à Tchetchevik, tu es aimé, toi !

— Tu es aimé aussi, lui dit Maroussia ; tu es aimé par mon grand ami et par nous, parce que tu aimes l’Ukraine. »

L’ataman les reconduisit jusqu’au seuil de la porte, et là ils se quittèrent ; leur dernier mot avait été : « Tout pour l’Ukraine ! »

Ils avaient laissé le grand ataman pensif, debout sur le seuil de sa maison. Ils se dirigeaient vers la porte de la ville.

Les rues étaient désertes ; les petits vergers étaient remplis de cerisiers tout blancs de fleurs ; au loin on entendait le frais et paisible murmure d’une rivière.

Après avoir fait une centaine de pas, Maroussia se retourna pour jeter un regard sur la maison du grand ataman.

Sa grande ombre était toujours là, sur le seuil ; l’ataman pensif les suivait des yeux.

À la lueur incertaine des étoiles, sa figure était à peine visible ; mais ce qu’on apercevait de son être exprimait encore si bien la souffrance, que Maroussia sentit son cœur battre pour lui.

« Celui-là saura défendre Tchiguirine ? demanda-t-elle à son grand ami.

— Oui, si on l’attaque ; mais nos ennemis ont plus facile à faire que de prendre par la force nos villes.

— Mais enfin, si on l’attaque ?

— Il s’y ferait tuer plutôt que de la rendre.

— J’en étais sûre, » dit la petite enthousiaste en battant des mains.

Ils ne prenaient pas par les rues qu’en venant ils avaient traversées. Tchetchevik avait son idée de bien voir par ses yeux l’aspect que présentaient les autres quartiers de la ville.

Elle eût semblé morte à un indifférent ; mais, de cent pas en cent pas, on rencontrait quelques hommes robustes, que le hasard seul ne pouvait pas avoir placés ainsi aux endroits d’où précisément on pouvait tout surveiller. Ces gens les laissaient passer d’un air insouciant, puis bientôt les dépistaient, et, revenant comme en flânant sur leurs pas, avaient, en fin de compte, pu se bien assurer qu’ils allaient droit leur chemin. L’un d’entre eux, voyant la grande taille du musicien, était venu distraitement le regarder de si près sous le nez, que Maroussia en avait tressailli.

« Il est hardi, ou peut-être étourdi, celui-là, » dit-elle à voix basse à son grand ami ; il a l’air de ne pas plus connaître le danger qu’une mouche.

— C’est un curieux, lui dit Tchetchevik ; ses intentions ne sont pas mauvaises. C’est une bonne race que ces gens de Tchiguirine ; ils iraient au feu comme à une promenade. »

Quand nos voyageurs arrivèrent à la porte de la ville, un géant de Cosaque, qui semblait sortir de terre, se présenta devant eux. Il avait des moustaches de deux lieues, et il leur barra le passage comme un clocher en pierre.

« Quel est votre chemin, mon vénérable ? demanda-t-il.

— Celui des honnêtes gens, mon brave.

— Où allez-vous ?

— Chez les honnêtes gens.

— C’est un nom qui n’appartient pas toujours à ceux qui s’en parent. Il se peut que vous rencontriez les méchants !

— Si l’on avait toujours peur du loup, on n’oserait jamais s’aventurer dans les bois, et on ne goûterait point aux fraises.

— Si j’étais un Cosaque plus dégourdi, mon vénérable, je t’aurais prié de me chanter un bout de chansonnette, et cela me ferait grandement plaisir, car j’adore le chant. Mais je suis plus timide qu’une jeune épousée, et je n’ose insister. »

Maroussia voulut voir mieux ce « timide » ; mais la tête du gaillard se trouva si haut placée qu’elle ne put apercevoir que sa fameuse paire de moustaches, qui pendaient comme deux gerbes de foin.

« Tu es timide, répondit Tchetchevik ; mais tâche de reprendre courage. Que veux-tu que je te chante ?

— Chante-moi n’importe quoi. »

Le musicien murmura à demi voix ce refrain :

« Ne dormez pas, même la nuit. C’est la nuit que les loups rôdent ; pour ne pas se laisser surprendre par eux, c’est quand tout semble reposer qu’il faut avoir l’œil ouvert. »

— Ton refrain me plaît et il est de circonstance, dit le timide, tu peux passer. Je m’étais bien promis, quand je t’ai laissé entrer sans te rien dire, il y a quelques heures, qu’au retour je connaîtrais la couleur de ta voix.

— Il était là, il était là ! dit Maroussia satisfaite ; la porte n’était pas abandonnée. Tant mieux ! »

De l’autre côté de la porte, le chemin se dessinait comme un serpent noir sur un tapis de verdure. Les rossignols chantaient décidément comme à l’envi dans tous les jardins de la ville de Tchiguirine cette nuit-là. « Ils chantent l’aube et aussi l’espérance, » disait Maroussia.