J. Hetzel (p. 161-169).

XIII
ON APPROCHE

Maroussia et son ami marchèrent une bonne partie de la nuit sans se parler. De loin en loin, Tchetchevik s’arrêtait et offrait à l’enfant de la porter.

« Je ne suis pas lasse, » répondait-elle.

Les heures s’envolaient pour Maroussia comme des oiseaux rapides. Son cœur était rempli d’enthousiasme. Son grand ami, bien sûr, était satisfait. La soirée de musique qu’il avait osé donner au camp lui avait appris bien des choses. En même temps que ses oreilles entendaient, ses yeux avaient regardé et jugé. Les victorieux ne chantaient pas victoire, les vaincus n’avaient donc pas à regretter leurs efforts. Oh ! si on pouvait les régulariser par la concorde, si on pouvait donner de l’unité aux efforts ! Si on le pouvait, bien que la lutte fût inégale, on pourrait ne pas désespérer. Tout dépendait de ce que Tchetchevik allait trouver à Tchiguirine, mais il fallait y arriver.

Quelle heure était-il ? Le ciel sans étoiles ne donnait que des indications incertaines.

Voilà cependant qu’après des heures et encore des heures de marche brillèrent au fond des ténèbres, aux yeux des voyageurs, comme de petits points rouges. C’étaient les lumières de la ville. Bientôt se dessinèrent les murs et les grands bâtiments.

Il y avait quelque chose de lugubre dans l’aspect de cette sombre cité parsemée, de loin en loin seulement, de quelques lueurs tremblantes. Aucun bruit n’en venait, rien n’y attestait la vie. Ce n’était pas le silence réparateur du sommeil, mais celui de quelque inquiète attente. Le sentiment d’un danger prochain, terrible, semblait peser sur ces maisons serrées les unes contre les autres.

L’obscurité dans laquelle Tchiguirine se cachait semblait volontaire. Une vraie lumière y eût ressemblé à un signal dont aurait pu profiter l’ennemi. Les hauts clochers, les parapets, les forts, les remparts blancs par endroits, venaient sûrement d’être remis en état. C’était un bon symptôme ! Les rossignols chantaient déjà comme à l’ordinaire dans les petits jardins dont beaucoup de maisons étaient pourvues. Rien ne leur disait donc, à eux, ce qui menaçait leur patrie !

Tchetchevik et Maroussia s’approchèrent de la porte de la ville. Comment cela se faisait-il ? Elle ne paraissait pas gardée. La petite porte seule, il est vrai, était entre-bâillée, mais derrière, personne, pas même un portier.

Ils poussèrent la porte, qui roula sans bruit sur ses gonds. Personne ne les arrêta, personne ne les questionna. Était-ce un piège ? Ils entrèrent sans aucune difficulté. Cependant, il leur sembla que les yeux de quelques rares passants, mis en mouvement sur leur chemin d’une façon inattendue, les suivaient avec persistance.

« Écoute-moi, mon frère, dit Tchetchevik à un jeune Cosaque qu’il aperçut accoudé sur la palissade d’un jardin, écoute-moi ; sois un brave garçon et montre-moi le chemin qui conduit chez notre ataman. »

Le jeune Cosaque releva un peu sa coiffure, en signe de salut, et, montrant le bout de la rue, dont quelques fenêtres étaient à demi éclairées, lui dit :

« Au bout de cette rue, vous tournerez à gauche, et vous serez devant la maison du grand ataman.

— Merci ! mon frère. »

Ils prirent la rue indiquée, tournèrent à gauche et se trouvèrent en effet en face de l’habitation de l’ataman.

La maison du grand ataman n’était pas plus spacieuse que les autres ; rien ne la distinguait, pas même une sentinelle ; on ne pouvait la reconnaître que parce qu’elle était un peu éclairée. Deux jeunes filles, en passant devant ces fenêtres, s’arrêtèrent un instant, et, regardant à travers les vitres, une des deux curieuses dit à l’autre :

« Il paraît que notre ataman veille. »

Derrière les vitres d’une des petites fenêtres qui étaient éclairées, on devinait plutôt qu’on ne la distinguait une tête de Cosaque à longues moustaches, tête qui semblait être taillée dans le marbre noir.

« C’est un homme de garde ! » se dit Tchetchevik.

L’homme de garde, si c’en était un, restait immobile, comme absorbé dans de profondes réflexions.

En écoutant bien, on entendait au rez-de-chaussée, dans l’intérieur, des pas d’homme ; les pas étaient tantôt rapides, tantôt lents.

« Ces pas-là sont très-expressifs ! » se dit encore Tchetchevik.

Il frappa à la porte une, deux, trois fois, lentement.

Au troisième coup, le Cosaque qui se tenait immobile près de la fenêtre se leva et vint ouvrir.

Les pas qu’on entendait s’arrêtèrent.

« Les amis lointains envoient leurs amitiés au grand ataman, » dit à mi-voix Tchetchevik en entrant.

L’appartement n’était rien moins que splendide. La première pièce était basse sans aucun ornement. La porte conduisant dans la pièce voisine était soigneusement fermée.

« Eh bien, je suis sûr que le grand ataman sera on ne peut plus reconnaissant de ce bon souvenir, » répondit le Cosaque aux moustaches avec une indifférence polie.

Sa figure n’exprima ni étonnement ni inquiétude. On pouvait croire que le grand ataman recevait chaque jour des visites semblables : — des musiciens ambulants apportant des nouvelles des amis lointains.

« Puis-je me présenter devant le grand ataman lui-même, frère ? » demande Tchetchevik.

Mais, dans ce moment, la porte conduisant dans la chambre voisine, poussée par une main impatiente, s’ouvrit toute grande, et le grand ataman lui-même parut sur le seuil.

Il ne disait rien, mais toute sa figure parlait et disait :

« D’où viens-tu ? De la part de qui ? Quelles nouvelles apportes-tu ? »

La lumière l’éclairait faiblement, et on ne pouvait distinguer ses traits. Mais les yeux, les yeux perçants et chercheurs, flamboyaient comme des charbons ardents.

« Je me prosterne devant le grand ataman, » dit Tchetchevik en faisant un profond salut.

Maroussia, qui se tenait toujours près de son grand ami, salua aussi.

« Vous êtes les bienvenus, répondit le grand ataman. Quelle chanson nous chanteras-tu, brave chanteur ? »

Le son même de la voix vous révélait un homme habitué à commander, un homme ne sachant pas se gêner quand il s’agissait de dire son opinion ou de la défendre.

« Quelle chanson, notre grand ataman ? J’en ai plus d’une à te faire entendre, et de ma façon, si tu daignes les écouter. »

Le grand ataman ne répondit rien. Mais quelles paroles, si fortes qu’elles soient, pouvaient mieux exprimer la douleur que ce silence de quelques instants !

« D’où viens-tu ? dit-il enfin.

— Du Zaporogié, répondit Tchetchevik. Les braves du Zaporogié présentent leurs compliments au grand ataman.

— Dans le temps où nous sommes, nul n’a à faire, nul n’a à recevoir de compliments, répondit l’ataman. Entre dans ma chambre. » XIII

je me prosterne devant le grand ataman.

Tchetchevik suivit le grand ataman, tenant toujours Maroussia par la main, et entra dans la pièce voisine.

Cette pièce était aussi simple que la première : les murs blanchis à la chaux, les escabeaux en bois de tilleul qu’on trouve dans toute habitation paysanne.

Mais il y avait beaucoup d’armes très-riches ; pistolets et poignards étincelaient sur les murs.

Des papiers, des notes encombraient la table ; sur ces papiers on voyait la boulava, le bâton de commandement de l’ataman.

Une paroi du mur était garnie de gros crochets en bois sur lesquels pendaient les habits de gala, tout brodés d’or, d’argent et de pierreries. Ces broderies d’or, ces pierres précieuses étincelaient dans la chambre et lui prêtaient un aspect tout à fait étrange.

Dans un coin, il y avait un lit qui semblait n’avoir jamais donné de repos à celui qui s’en servait. Un coussin repoussé loin de l’oreiller disait clairement combien était enfiévrée la tête qui, pour quelques instants, y cherchait le sommeil.

« Je te prie de t’asseoir, » dit le grand ataman.

Il s’assit aussi, et ses yeux ardents se posèrent alternativement sur la figure de Tchetchevik et sur celle de Maroussia.

« Pourquoi cette enfant ? dit-il.

— Sourde et muette, n’y prends pas garde. Sa tête n’est qu’un petit bouton de rose que la fatigue fait pencher sur sa tige ; elle a besoin de sommeil. »

Le grand ataman se leva, et, décrochant un magnifique manteau, il le jeta à Tchetchevik ; un splendide tapis de Perse recouvrait un banc. Il le montra à son hôte. Tchetchevik, en un clin d’œil, prépara un lit ; après quoi, soulevant le corps brisé de la petite fille dans ses bras, il la coucha et l’enveloppa depuis les pieds jusqu’aux yeux avec une tendresse de mère.

« Sourde et muette ! » lui avait-il dit tout bas en l’embrassant sur le front.

Le lit était placé à l’angle de la pièce. Encapuchonnée dans les plis soyeux du riche manteau, les yeux de l’enfant s’attachaient malgré elle sur son ami et sur le grand ataman, assis devant une table, en face l’un de l’autre, une lampe placée entre eux éclairant leurs figures. Quel homme que son grand ami ! Quelle noblesse ! Quelle force ! Son petit cœur frémissait de bonheur en le contemplant.

Mais l’autre, le grand ataman ! son cœur se serrait quand elle regardait ces yeux profondément enfoncés, étincelant d’un feu sombre, ces sourcils épais, ces rides prématurées qui creusaient son front imposant et fier. Ce jeune vieillard semblait être miné par un feu intérieur qui le brûlait sans cesse, jour et nuit.

Ils causaient doucement à voix basse.

Maroussia écouta longtemps le murmure de cette conversation, comme on écoute le bruit lointain des vagues. Enfin, la fatigue triompha de la petite fille ; ses yeux se fermèrent comme des pétales de fleur. Elle s’endormit ; elle devint au vrai sourde et muette.