Marie ou l’esclavage aux États-Unis/Note 3

Charles Gosselin (p. 292-335).


SUR L’ETAT ANCIEN ET SUR LA CONDITION PRESENTE DES TRIBUS INDIENNES DE L’AMERIQUE DU NORD.

Les Européens ont soumis ou détruit la plupart des peuples du Nouveau-Monde. Mais, parmi ces nations sauvages ou à demi civilisées, il en est plusieurs qui ont échappé jusqu’à présent à l’asservissement ou à la mort ; les blancs ne sont pas encore arrivés jusqu’à elles, ou elles ont reculé devant eux. Presque toutes les peuplades de l’Amérique du Nord sont dans ce cas.

Mais sur celles-là même l’influence des Européens s’est exercée ; les blancs, qui n’ont pu encore les réduire à l’obéissance ou les faire disparaître, ont eu le pouvoir de changer leurs coutumes, d’altérer leurs mœurs et de bouleverser leur état politique tout entier.

Il y a long-temps qu’on a remarqué cet effet extraordinaire produit sur les tribus indiennes par le voisinage des Européens. Mais personne jusqu’à présent n’a essayé d’en connaître toute l’étendue, pas plus que d’en rechercher les causes cachées. Le but de cette note est de fournir des lumières sur ce point.

Les changements que subissent les nations s’opèrent graduellement à mesure que les générations se succèdent ; il est donc très-difficile de suivre dans la vie d’un peuple, et année par année, l’histoire de ses transformations successives. Mais si vous examinez ce même peuple à deux époques éloignées l’une de l’autre, les différence, frappent aussitôt tous les regards. Partant de cette donnée, j’ai pensé qu’au lieu de m’abandonner au cours des temps, et de suivre pas à pas la trace de tous les changements qui se sont opérés peu à peu dans l’état social et politique des indigènes, j’arriverais par un procédé plus rapide à un résultat plus concluant, si je pouvais faire connaître ce qu’étaient les indiens il y a deux cents ans et ce qu’ils sont de nos jours. Pour m’éclairer sur le premier point, j’ai consulté les auteurs anglais et français qui m’ont paru contenir le plus de lumières : le capitaine John Smith et Beverley pour la Virginie ; John Lawson pour les Carolines ; William Smith pour l’État de New-York ; pour la Louisiane, Dupratz ; Lahontan et Charlevoix pour le Canada.

Quant à l’état actuel, j’ai puisé mes notions dans des voyages faits par ordre du gouvernement américain, dans des rapports officiels présentés au congrès, dans des récits de témoins oculaires, dans mes propres observations enfin. Car, j’ai vu de près plusieurs des nations infortunées que je vais essayer de faire connaître, et j’ai pu m’assurer par moi-même de la vérité des couleurs dont on se sert pour les peindre.

§ 1er.

État ancien.

Je vais parler de nations qui, bien que peu nombreuses, occupaient un espace presqu’aussi grand que la moitié de l’Europe. On remarquait entre elles, à l’époque où je veux reporter l’attention du lecteur, des ressemblances et des différences qu’il faut signaler.

Tous les peuples qui habitaient les côtes orientales de l’Amérique du Nord au moment où les Européens entrèrent en contact avec elles avaient un état social analogue ; toutes vivaient particulièrement de la chasse. L’agriculture ne leur était cependant point inconnue, mais aucun d’eux n’était encore arrivé à tirer des fruits de la terre son unique ni même son principal moyen de subsistance. Toutes les relations s’accordent sur ce point. Autour de la cabane du chef de famille se trouvaient quelques champs de maïs que cultivaient ses femmes et ses enfants. Chaque année le propriétaire quittait cette résidence et partait, soit seul, soit accompagné des siens, pour se rendre dans une région souvent éloignée, où il se livrait pendant plusieurs mois au soin de la chasse.

« En mars et avril, dit le capitaine Smith,[1] qui écrivait en 1606, parlant des Indiens de la Virginie, ils se nourrissent principalement de leur pêche. ils mangent des dindons sauvages, des écureuils. En juin, ils plantent leur maïs, vivant principalement de glands, de noisettes et de poissons ; pour améliorer ce régime, ils ont soin de se diviser en petites troupes, se nourrissent de poissons, de bêtes sauvages, de crabes, d’huîtres, de tortues. À l’époque de leur chasse, ils quittent leurs habitations, et se forment en troupes comme les Tartares ; ils se rendent avec leur famille dans les lieux les plus déserts, à la source des rivières où le gibier est abondant. Ils sont en général au nombre de deux ou trois cents. »


Tous les auteurs qui ont parlé des Indiens du Nord tiennent un langage analogue.

Tous les peuples dont je parle étaient donc cultivateurs par hasard et par exception, mais, en examinant l’ensemble de leurs habitudes, on peut dire qu’ils formaient des nations de chasseurs ; toutes les remarques qu’on peut faire sur les peuples chasseurs leur étaient applicables.

Chez eux, l’esprit national avait pour objet bien plus les hommes que la terre. Le patriotisme s’attachait aux coutumes, aux traditions, peu au sol, ou plutôt il ne se liait au sol que par des souvenirs. Le sauvage tenait à la contrée qui l’avait vu naître, par la mémoire de ses pères qui y avaient vécu, par l’idée de leurs os vénérables qui y reposaient encore. Tant qu’une nation indienne habitait son territoire, elle environnait les ossements de ses aïeux de respects extraordinaires. Lorsqu’elle était obligée d’émigrer, elle ne manquait point de les recueillir avec soin ; elle les renfermait dans des peaux ; et, après les avoir chargés sur leurs épaules, les hommes s’éloignaient sans regrets : ils emportaient avec eux toute la patrie. « Dans chaque village, dit Lawson,[2] en parlant des Indiens, page 182, on rencontre une belle cabane qui est élevée aux dépens du public et entretenue avec un grand soin. Elle renferme les corps des principaux d’entre les Indiens qui sont morts depuis plusieurs siècles, et qu’on a revêtus de leurs plus beaux habits. Les Indiens révèrent et adorent ce monument, et ils aimeraient mieux tout perdre que de le voir profaner. »

Lorsqu’une tribu indienne quitte son pays pour aller vivre dans un autre, elle ne manque jamais d’emporter avec elle ces ossements. « De nos jours encore, où l’amour de la patrie s’éteint chez les Indiens comme tout le reste, la première réponse que fait un Indien aux demandes que lui font les blancs pour acheter ses terres, disent MM. Clark et Lewis dans leur rapport officiel au gouvernement fédéral, est celle-ci : — « Nous ne vendrons pas le lieu où repose la cendre de nos aïeux. »

L’esprit de propriété, qui fait que le cultivateur prend en quelque sorte racine dans les mêmes champs qui portent ses moissons, cet esprit n’existait chez aucune des nations de l’Amérique du Nord au moment de la découverte. Aussi les voit-on changer de lieu avec une facilité que nous ne pouvons concevoir.

Les Européens n’ont, pour ainsi dire, point rencontré de peuplades sauvages dans l’Amérique du Nord, qui se prétendit originaire du lieu qu’elle occupait au moment de la découverte. Les Natchez croyaient que leurs pères étaient venus du Mexique ; les Iroquois se souvenaient d’avoir jadis traversé le Mississipi. On voit, dans Lahontan et dans Charlevoix, que la plupart des tribus indiennes qui se trouvaient originairement placées aux environs du territoire occupé par la confédération iroquoise, avaient cru devoir transporter leur domicile au-delà vers le nord et l’ouest.

C’est à cette cause qu’il faut attribuer la facilité qu’ont trouvée et que trouvent encore les Européens à se fixer sur le territoire de ces sauvages. L’intérêt particulier n’en défend aucune partie, et le corps de la nation ne découvre pas du premier abord quel tort peut lui causer un petit nombre d’étrangers qui viennent s’établir au milieu de champs déserts, et qui parviennent à tirer de la terre une subsistance que les Indiens eux-mêmes ne cherchent pas à obtenir. C’est ce qui faisait dire à M. Bell, dans un rapport au congrès le 4 février 1830 (documents législatifs, nO 227) : « Avant l’arrivée des Européens, il ne paraît pas que les sauvages eussent conçu l’idée que la terre pouvait être l’objet d’un marché. » Et, si l’on parcourt l’histoire de nos premiers établissements, on découvre que les naturels n’ont, pour ainsi dire, jamais considéré les Européens comme des spoliateurs, quand ils s’étaient assurés que ces derniers ne venaient point avec des intentions hostiles.

Cet état social produisait chez toutes les nations sauvages qui l’avaient adopté des conséquences analogues. Les Indiens, ne connaissant point la richesse immobilière, ne tirant de la terre qu’une faible partie de leur subsistance, pouvaient abandonner le travail pénible de la culture aux femmes et aux enfants, et réserver aux hommes les travaux mêlés de plaisirs, qui sont le propre de la chasse.

« Les hommes, dit John Smith en parlant des Indiens de la Nouvelle - Angleterre, sont principalement occupés de la chasse. » (pag. 240)

Le même auteur dit, en parlant des Indiens de la Virginie : « Les hommes consacrent leur temps à la pêche, la chasse, la guerre et autres exercices virils, regardant comme une honte d’être vus s’occupant des soins propres aux femmes ; d’où il arrive que les femmes sont souvent surchargées de travaux, et les hommes oisifs. Les femmes et les enfants sont exclusivement chargés de faire les nattes, les paniers, préparent les aliments, plantent le maïs, le récoltent. »

« Les femmes des Iroquois, dit William Smith, page 78, cultivent les champs, les hommes vont à la chasse. » — « Les Indiens ne travaillent jamais, » dit Lawson, à propos des indigènes de la Caroline (page 174). De là une liaison intime que le temps n’a pu détruire, entre les idées de travail sédentaire, et particulièrement de la culture de la terre, et les idées de faiblesse, de dépendance, d’obéissance, d’infériorité. Aussi les premiers Européens qui abordèrent sur les côtes de l’Amérique du Nord trouvèrent-ils établie chez tous les sauvages cette opinion, que le travail de la terre doit être abandonné aux femmes, aux enfants, aux esclaves, et que la chasse et la guerre sont les seuls soins dignes d’un homme ; opinion qui, se retrouvant en même temps chez un si grand nombre de nations diverses, ne pouvait prendre naissance que dans un état social commun à toutes. N’étant pas attaché à un lieu plus qu’à un autre par la possession et la culture de la terre, errant une partie de l’année à la suite des bêtes sauvages, dont il cherchait à faire sa proie, l’Indien de l’Amérique du Nord ne pouvait point recueillir tranquillement le résultat des expériences individuelles, lier entre elles les conséquences de faits analogues et en faire un corps de principes et d’idées générales, en un mot créer ce qu’on appelle les sciences. Son genre de vie ne permettait point à un même homme de donner à aucune entreprise un grand degré de réflexion et de suite : il s’opposait à plus forte raison à ce que plusieurs générations s’occupassent des mêmes objets, et se transmissent les unes aux autres le résultat de leurs recherches. L’humanité était déjà vieille, l’homme était toujours jeune, et la civilisation n’avait pas plus de domicile fixe que le chasseur. Toutes les nations indiennes devaient donc présenter le spectacle de peuples encore peu avancés dans la voie du progrès intellectuel ; non parce qu’elles habitaient l’Amérique au lieu de l’Europe, ou parce qu’elles étaient rouges et non blanches ; mais par la raison que toutes avaient adopté un état social qui ne permet à la civilisation que de certains développements. Aucune des nations du continent de l’Amérique du Nord n’avait inventé l’écriture, quoique plusieurs eussent des hiéroglyphes qui, jusqu’à un certain point, pouvaient en tenir lieu.

« Ces Indiens, dit Beverley[3] (ceux de la Virginie), n’ont aucune sorte de lettres ; mais quand ils ont quelque chose à se communiquer, ils y emploient une espèce d’hiéroglyphes, ou de figures représentant des oiseaux, des bêtes, ou autres choses propres à faire comprendre leurs différentes pensées. » Lahontan dit la même chose des Iroquois : il donne même le modèle du récit d’une expédition, exprimée de cette sorte. Voyez tome II, page 191.

Aucune de ces nations n’avait découvert les métaux, ni le secret de les travailler. « Avant l’arrivée des Anglais, dit Beverley en parlant des sauvages de la Virginie, les Indiens ne connaissaient ni le fer ni l’acier. »

La même remarque est applicable à tous les indigènes du continent. Les sciences les plus nécessaires, l’art d’élever des maisons, de faire des canots, de fabriquer des vêtements, n’avaient point dépassé parmi eux les limites que peuvent atteindre l’industrie et les efforts d’un homme isolé ou d’une génération.

« Les Indiens, dit en 1606 le capitaine John Smith, p. 30, ont pour vêtement des peaux de bêtes qu’ils portent avec le poil durant l’hiver, et dépouillées de poil pendant l’été : les principaux d’entre eux s’enveloppent de longs manteaux de peaux qui, pour la forme, ressemblent aux manteaux irlandais. Ces manteaux sont souvent brodés avec des grains de cuivre ; plusieurs sont peints. Les maisons de ces sauvages sont bâties en manière de berceaux : elles sont composées de jeunes arbres pliés et attachés ensemble : on les recouvre si soigneusement avec des nattes et de l’écorce d’arbre, que ni le vent ni la pluie ne sauraient y entrer ; mais il y règne une grande fumée. Leurs bâtiments publics étaient faits avec plus de grandeur et plus d’art. Le même Smith parle, page 37, d’une maison destinée à contenir le trésor du roi. La longueur de ce palais est de cinquante à soixante aunes (yards). De grossières statues occupent ses quatre coins. « Les maisons des Iroquois, dit William Smith, page 78, consistent en quelques pieux fichés en terre, et couverts d’écorce d’arbres, au haut desquels on laisse une ouverture pour donner passage à la fumée. Partout où il se trouve un nombre considérable de ces huttes, ils bâtissent un fort carré, sans bastions, et simplement entouré de palissades. »

Les sentiments n’ont pas besoin pour se développer du même travail successif que les idées. L’état social des chasseurs exerce cependant une influence sinon pareille, du moins aussi inévitables sur l’âme des hommes qui l’ont admis que sur leur esprit.

Il est certaines affections qui, pour recevoir tout leur développement, demandent de l’oisiveté, du temps, de la tranquillité, l’usage du superflu, l’habitude d’une vie intellectuelle. Celles-là étaient à peu près inconnues à des peuples chasseurs comme les Américains du Nord.

L’amour, cette passion exclusive, rêveuse, enthousiaste, sensuelle et immatérielle tout à la fois, cette passion qui joue un si grand rôle dans la vie des hommes policés, ne venait presque jamais troubler l’existence du sauvage. « Les Indiens dit Lahontan, t. II, p. 131, n’ont jamais connu ce que nous appelons l’amour ; ils aiment si tranquillement qu’on pourrait appeler leur amour une simple bienveillance. Ils ne sont point susceptibles de jalousie. » — « Les sauvages, dit-il encore, n’aiment que la guerre et la chasse, ils ne se marient qu’à trente ans, parce qu’ils croient que le commerce des femmes les énerve de telle sorte, qu’ils n’ont plus la même force pour faire de longues courses et courir après leurs ennemis. »

Il existe d’autres sentiments, au contraire, qui sont si naturels au cœur humain, qu’on les retrouve toujours quelle que soit la position que l’homme occupe. Ces derniers se montrent d’autant plus énergiques qu’ils sont en plus petit nombre ; d’autant plus violents que l’esprit, moins rempli et plus inculte, ne paralyse pas par le doute les mouvements du cœur et l’action in de la volonté. Ces sentiments avaient acquis chez les Américains du Nord un degré d’intensité inconnu aux nations civilisées de l’ancien monde. La colère, la vengeance, l’orgueil, le patriotisme, se montrent là sous des formes terribles qu’ils n’avaient point revêtues ailleurs.

L’état social faisait également naître chez les tribus indiennes un certain nombre de vices et de vertus qu’on retrouvait à un degré plus ou moins grand chez tous les peuples qui habitaient alors le littoral du continent.

Les Indiens de l’Amérique du Nord possédaient peu de biens, et, ce qui est remarquable, ne connaissaient aucun de ces biens précieux au moyen desquels on acquiert tous les autres. Il était donc rare de rencontrer chez eux ces passions viles que fait naître la cupidité ! Le vol y était presque inconnu ! « Le vol, dit Lawson, p. 178, est chose extrêmement rare parmi les Indiens. » « Les sauvages, dit Lahontan, t. II, p. 133, n’ayant ni tien ni mien, ni supériorité ni subordination, les voleurs, les ennemis particuliers ne sont pas à craindre parmi eux, ce qui fait que leurs cabanes sont toujours ouvertes la nuit et le jour. »

C’était bien moins l’ambition qui allumait la guerre au sein des tribus indiennes que la colère et la vengeance. « Il est rare, dit John Smith, que les Indiens fassent la guerre pour obtenir des terres ou acquérir des biens. »

Les sauvages étaient prompts à se secourir mutuellement dans le besoin, parce qu’ils étaient tous égaux entre eux, exposés aux mêmes misères.

« Ces Indiens, dit Lawson, p. 235, sont meilleurs pour nous que nous pour eux : ils nous fournissent des vivres quand nous nous trouvons dans leurs pays, tandis que nous les laissons mourir de faim à notre porte. »

« Les Indiens, dit le même auteur, p. 178, sont très-charitables les uns envers les autres. Lorsque l’un d’eux a éprouvé quelque grande perte, on fait un festin, après lequel un des convives, prenant la parole, fait connaître à l’assemblée que, la maison d’un tel ayant pris feu, toutes ses propriétés ont été détruites. Quand ce discours est terminé, chacun des assistants se hâte d’offrir à celui qui a souffert un certain nombre de présents. La même assistance est accordée à celui qui a besoin de bâtir une cabane ou de fabriquer un canot. »

Parmi eux l’hospitalité était en grand honneur, et ils ne manquaient point de l’exercer. « Les sauvages reçoivent volontiers les étrangers, » dit William Smith, p. 80, en parlant des Iroquois. « Lorsqu’un étranger s’approche d’un village, dit Beverley, p. 256, le chef va au devant de lui et le prie de s’asseoir sur des nattes qu’on a soin d’apporter. On fume, on discourt quelque temps ; on entre ensuite dans le village : là on lave les pieds à l’étranger et on lui donne un repas ; si l’étranger est un homme de grande distinction, on choisit deux jeunes filles pour partager sa couche. Ces dernières croiraient manquer à l’hospitalité si elles opposaient a moindre résistance aux désirs de leur hôte, et elles ne se croient nullement déshonorées en y cédant. »

Aucune des peuplades de l’Amérique du Nord ne menant une existence sédentaire, toutes ignoraient l’art de donner par l’écriture une forme certaine et durable à la pensée. On ne connaissait point parmi elles ce que nous appelons la loi. Non-seulement elles n’avaient point de législation écrite, mais les rapports des hommes entre eux n’y étaient soumis à aucune règle uniforme et stable, émanée de la volonté législative de la société.

Ces sauvages n’étaient pourtant point aussi barbares qu’on le pourrait croire. Lorsque la souveraineté nationale ne s’exprime pas par les lois, elle s’exerce indirectement par les mœurs. Quand les mœurs sont bien établies, on voit se former une sorte de civilisation au milieu de la barbarie, et la société se fonder parmi des hommes chez lesquels, au premier abord, on eût dit que le lien social n’existait pas.

J’ai déjà indiqué le respect des Indiens pour les étrangers, leur hospitalité, leurs coutumes bienfaisantes. J’ai fait remarquer le culte patriotique qu’ils rendaient aux dépouilles de leurs aïeux. Ce n’était point le seul usage qui liât entre elles les générations en dépit des habitudes errantes et de l’ignorance de ces peuples.

« Les indiens de la Virginie, dit John Smith, p. 35, ont coutume d’élever des espèces d’autels de pierre dans les lieux où quelque grand événement est survenu. Lorsque vous rencontrez quelqu’une de ces pierres, ils ne manquent point de vous raconter à quelle occasion elle a été placée en cet endroit, et ils ont soin de faire passer la connaissance de ces mêmes faits d’âge en âge.

« Lorsqu’un Indien des Carolines vient de mourir, dit Lawson, p. 180, après que l’enterrement a eu lieu, le médecin ou le prêtre commence à faire l’éloge du mort ; ils disent combien il était brave, fort et adroit ; ils racontent quel nombre d’ennemis il a tués ou ramenés captifs ; ils assurent que c’était un grand chasseur, qu’il aimait avec ardeur son pays ; ils passent ensuite à l’énumération de ses richesses ; ils disent combien le mort avait de femmes et d’enfants, quelles étaient ses armes… Après avoir ainsi célébré les louanges de celui qui n’est plus, l’orateur s’adresse à l’assemblée : « C’est à vous, dit-il, de remplacer celui que nous avons perdu en imitant ses exemples ; en agissant ainsi, vous êtes assurés d’aller le rejoindre dans la patrie des âmes où vous trouverez des daims toujours en abondance, des compagnes toujours belles et jeunes, où la faim, le froid, la fatigue, ne vous atteindront jamais. » Avant ainsi parlé, il raconte quelques histoires qui se conservent d’une manière traditionnelle dans la nation ; il rappelle que, dans telle année, la guerre s’alluma et que ses compatriotes furent victorieux, il nomme les chefs qui se distinguèrent alors.

Si les pouvoirs politiques étaient souvent débiles parmi les Indiens, l’âge et les liens du sang exerçaient un salutaire contrôle sur les actions des hommes. Tous les anciens auteurs qui ont écrit sur l’Amérique du Nord nous parlent de l’influence qu’obtenait la vieillesse. Le père de famille jouissait alors d’une grande autorité.

Parlant de l’éducation des Indiens, Dupratz dit, t. II, p. 312 : « Comme dès leur plus tendre enfance on les menace du vieillard s’ils sont mutins on s’ils font quelque malice, ce qui est rare, ils le craignent et respectent plus que tout autre. Ce vieillard est le plus vieux de la famille, assez souvent le bisaïeul ou trisaïeul, car ces naturels vivent long-temps, et, quoiqu’ils n’aient des cheveux gris que quand ils sont bisaïeuls, on en a vu qui étaient tout-à-fait gris se lasser de vivre ne pouvant plus se tenir sur leurs jambes sans avoir d’autre maladie ni infirmité que la vieillesse, en sorte qu’il fallait les porter hors de la cabane pour prendre l’air ou pour ce qui leur était d’autre nécessité, secours qui ne sont jamais refusés à ces vieillards. Le respect que l’on a pour eux est si grand dans leur famille qu’ils sont regardés comme juges : leurs conseils sont des arrêts. Un vieillard, chef d’une famille, est appelé père par tous les enfants de la même cabane, soit par ses neveux et arrière neveux. Les naturels disent souvent qu’un tel est leur père : c’est le chef de la famille ; et, quand ils veulent parler de leur propre père, ils disent qu’un tel est leur vrai père. » Voir l’Histoire de la Louisiane, par Dupratz.

Les Indiens avaient encore plusieurs coutumes qui tempéraient les maux de la guerre, et resserraient le champ ouvert à la violence. On voit dans Beverley que les Indiens de la Virginie accompagnaient un traité d’un certain nombre de cérémonies propres à graver dans tous les esprits le souvenir de l’engagement mutuel qui était pris, et à le rendre plus sacré. Tous les écrivains que j’ai déjà cités parlent de ce symbole mystérieux de la concorde et de l’amitié, le calumet, qui, dans tous les déserts de l’Amérique du Nord, servait d’introduction à l’étranger et même de sauve-garde aux ennemis. Lahontan, faisant un voyage de découvertes chez les nations établies sur les confluents du Mississipi, avait attaché le calumet à la proue de son canot, et il voguait paisiblement parmi les peuples sauvages qui couvraient la rive de ces fleuves.

Chez tous les Indiens, le sort réservé aux femmes était à peu près le même. La femme était bien plus la servante que la compagne de l’homme. La société n’avait point donné au mariage le caractère durable et sacré dont la plupart des peuples policés et sédentaires l’ont revêtu. La polygamie était permise ou tolérée par les usages de presque tous les Indiens. Chez tous, la femme occupait la position d’un être inférieur. « Les femmes, dit John Smith, page 240, sont tenues en esclavage. Lorsque Powahatan, l’un des rois du Sud, est à table, ses femmes le servent : l’une lui apporte de l’eau pour laver ses mains, une autre les essuie avec un paquet de plumes, en guise de serviette (V. p. 38). Powahatan, ajoute le même auteur, a autant de femmes qu’il en désire. » « À la moindre querelle, dit Lawson, ces Indiens peuvent renvoyer leur femme, et en prendre une autre. » (V. p. 35).

Quant aux mœurs proprement dites, il est difficile de se faire une idée exacte de ce qu’elles étaient chez ces peuples, à l’époque dont nous parlons.

Lawson prétend, page 35, que de son temps (1700) il régnait une grande corruption parmi les femmes indiennes. Beverley, qui écrivait à la même époque, croit à la vertu de ces mêmes sauvages, et assure que parmi elles l’infidélité conjugale passait pour un crime irrémissible. (V. p. 235) William Smith a entendu dire que les Iroquoises étaient fort dissolues ; et Lahontan, tout en reconnaissant que ces Indiennes se livrent facilement avant d’avoir pris un époux, assure qu’elles respectent avec le plus grand scrupule le lien du mariage, quand une fois elles l’ont formé (V. p. 80).

Au milieu de toutes les superstitions que pratiquaient ces sauvages, il est facile de reconnaître un certain nombre d’idées simples et vraies, qui se trouvaient chez les différentes peuplades du continent. Les Indiens reconnaissaient un Etre suprême, immatériel, qu’ils appelaient le Grand-Esprit ; ils le croyaient tout puissant, éternel, créateur de toutes choses, auteur de tout bien. À côté de ce Dieu, ils plaçaient un pouvoir malfaisant auquel une partie de la destinée des hommes était abandonnée, et ils lui adressaient des prières, qu’inspirait la peur et non l’amour.

« Il existe dans les cieux, disaient les Indiens de la Virginie à Beverley (p. 272), un Dieu bienfaisant, dont les bénignes influences se répandent sur la terre. Son excellence est inconcevable ; il possède tout le bonheur possible : sa durée est éternelle, ses perfections sans bornes ; il jouit d’une tranquillité et d’une indolence éternelles. Je leur demandai alors, ajoute Beverley, pourquoi ils adoraient le diable, au lieu de s’adresser à ce Dieu. Ils répondirent qu’à la vérité Dieu était le dispensateur de tous les biens, mais qu’il les répandait indifféremment sur tous les hommes ; que Dieu ne s’embarrasse point d’eux, et ne se met point en peine de ce qu’ils ont, mais qu’il les abandonne à leur libre arbitre, et leur permet de se procurer le plus qu’ils peuvent des biens qui découlent de sa libéralité ; qu’il était par conséquent inutile de le craindre et de l’adorer ; au lieu que, s’ils n’apaisaient pas le méchant esprit, il leur enlèverait tous ces biens que Dieu leur avait donnés, et leur enverrait la guerre, la peste, la famine ; car ce méchant esprit est toujours occupé des affaires des hommes. »

Les mêmes notions confuses se trouvent plus ou moins chez tous les peuples du continent. Tous ces sauvages reconnaissaient l’immortalité de l’âme ; tous admettaient le dogme social des peines et des récompenses dans l’autre monde ; mais, chez aucun de ces peuples, l’imagination n’était allée au-delà d’un paradis et d’un enfer tout matériels.

« Les Indiens, dit Lawson, page 180, croient que les hommes vertueux iront, après la mort, dans le pays des esprits ; que là ils n’éprouveront ni faim, ni froid, ni fatigue ; qu’ils auront toujours à leur disposition de jeunes et belles vierges, et que le gibier y sera inépuisable : les méchants, au contraire, ceux qui pendant leur vie se sont montrés paresseux, voleurs, lâches, mauvais chasseurs, les hommes qui ont mené une existence inutile à la nation, ceux-là ne trouveront, dans l’autre monde, que la faim, l’inquiétude, le froid ; ils ne rencontreront que de vieilles femmes et des serpents, et ne se nourriront que de mets infects. »

« Les Indiens, dit Beverley, page 274, ont un paradis et un enfer tout matériels : d’un côté, un beau climat, du gibier, de belles jeunes filles ; de l’autre, des marais puants, des serpents et de vieilles femmes. »

Les remarques que je viens de faire sont applicables, comme on a pu l’apercevoir, à toutes les nations indiennes que rencontrèrent les Européens en arrivant sur les rivages de l’Amérique du Nord. Il existait cependant entre ces peuples des différences qu’il s’agit maintenant de signaler.

Les plus saillantes se rapportent à la forme du gouvernement : on voyait alors dans le Nouveau-Monde, et au sein d’un état social barbare, un spectacle analogue à celui qui s’était présenté dans l’autre hémisphère, chez des peuples dont l’état social était différent, et la civilisation avancée. Au nord du continent régnait la liberté ; au sud, la servitude, si l’on doit appeler servitude l’espèce de sujétion incomplète à laquelle on peut soumettre un peuple chasseur. Au midi, on avait perfectionné l’art de gouverner des sujets ; au nord, la science de se gouverner soi-même. Les Européens trouvèrent établis dans la Géorgie, la Caroline et la Virginie, au sein des petits peuples qui habitaient cette partie du continent, des monarchies héréditaires. Ils y trouvèrent des pouvoirs politiques qui, se combinant avec art à des autorités religieuses, formaient des théocraties absolues.

« Quoique ces Indiens, dit John Smith, page 37, en parlant des Virginiens, soient très-barbares, ils ont cependant un gouvernement ; et ces peuples, par l’obéissance qu’ils témoignent à leurs magistrats, se montrent supérieurs à beaucoup de nations civilisées. La forme de leur société est monarchique : un seul commande. Sous lui se trouvent un grand nombre de gouverneurs. Leur chef actuel se nomme Powahatan ; il tient une partie de ses domaines par succession. Toutes les nuits on pose des sentinelles autour de sa demeure. Il a un trésor composé de peaux, de grains de verre… Sa volonté fait loi et doit être obéie. Ses sujets ne l’estiment pas seulement un roi, mais un demi-dieu. Les chefs intérieurs, qu’on nomme Werowances, sont tenus de gouverner d’après la coutume. Tous les Indiens paient à Powahatan un tribut de peaux, de dindons sauvages et de maïs. » Smith raconte en ces termes une audience solennelle qu’il reçut de Powahatan : « Le roi était assis, dit-il, sur un lit de nattes, ayant à côté de lui un coussin de cuir brodé d’une manière sauvage, avec des perles et des grains blancs. Il portait une robe de peau aussi large qu’un manteau irlandais. Près de lui, et à ses pieds, était assise une belle jeune femme. De chaque côté de la cabane étaient placées vingt de ses concubines ; elles avaient la tête et les épaules peintes en rouge, et portaient des colliers autour du cou. Devant ces femmes étaient assis les principaux de la nation ; quatre ou cinq cents personnes étaient derrière eux. Il avait été commandé, sous peine de mort, de nous traiter avec respect. » Du reste, ce même prince, qui disposait d’une manière si absolue de ses sujets, et qui aimait à se montrer entouré d’une grandeur si sauvage ; ce même homme, dit John Smith, pourvoyait lui-même à ses besoins, faisait ses vêtements, fabriquait son arc et ses flèches, allait à la pêche et à la chasse comme le moindre de ses compatriotes. Ces contrastes se rencontreront toujours chez les peuples qui, sans avoir admis la propriété foncière, se seront soumis à l’autorité absolue d’un chef.

« Les Indiens, dit Beverley, page 239, forment des communautés entre eux. Cinquante et jusqu’à cinq cents familles se réunissent dans une ville, et chacune de ces villes est un royaume. Quelquefois un seul roi possède plusieurs villes ; mais, en pareil cas, il y a toujours un vice-roi dans chacune d’elles. Ce dernier est en même temps le gouverneur, le juge et le chancelier. Il paie tribut au roi. »

« Ces Indiens ont deux titres d’honneur, dit le même Beverley ; ils appellent cocharouse celui qui prend part aux affaires civiles, et werowance le chef militaire. »

J’ai dit que, parmi les Indiens du Sud, la religion se mêlait au pouvoir et l’appuyait. C’est là un fait qui se retrouve chez tous les peuples méridionaux, qu’ils soient civilisés ou barbares. Chez les sauvages dont je parle, les formes du culte étaient infiniment plus arrêtées qu’au Nord. Ils avaient des autels, des temples, des cérémonies annuelles, un corps de prêtres séparé du reste de la population. En étudiant les auteurs que j’ai déjà cités, on voit que, dans cette partie du continent, le pouvoir politique et la religion se mêlaient sans cesse et confondaient leurs intérêts. « Ils estiment ce lieu si saint, dit John Smith, page 35, en parlant d’un temple, que les rois et les prêtres osent seuls y entrer. »

« Les Indiens embaument leurs rois, dit Beverley, page 396, et les conservent dans un temple où un prêtre doit se trouver jour et nuit. » « Ces sauvages, dit encore le même auteur, page 288, ne font jamais une entreprise sans consulter leurs prêtres. »

Il paraît que le pouvoir politique de ce clergé sauvage s’établissait principalement au moyen d’une sorte d’initiation dont John Smith et Beverley parlent également, quoique en termes un peu différents. « Tous les quinze ou seize ans dit ce dernier, page 284, le gouverneur de la ville fait choix d’un certain nombre de jeunes gens qui sont l’élite de la population. Les prêtres les conduisent dans les bois, où on les tient pendant plusieurs mois de suite. Là on leur impose un régime très-sévère, et on leur fait boire une décoction de plantes qui les prive pendant quelque temps de leur raison. Lorsqu’ils reviennent à leur état naturel, ils ont oublié ou feignent d’avoir oublié tout ce qu’ils avaient su précédemment, et il faut recommencer leur éducation. Beaucoup meurent dans cette épreuve. Les Indiens prétendent qu’ils emploient ce moyen violent pour délivrer la jeunesse des mauvaises impressions de l’enfance. Ils soutiennent qu’ensuite ils sont plus en état d’administrer équitablement la justice, sans avoir aucun égard à l’amitié et au parentage. »

Mais c’est au sein de la grande nation des Natchez que l’autorité civile et le pouvoir religieux s’étaient le mieux unis et avaient combiné le plus savamment leurs efforts.

Le gouvernement des Natchez était tout à la fois despotique et théocratique.

« Ces peuples, dit Dupratz, sont élevés dans une si parfaite soumission à leur souverain, que l’autorité qu’ils exercent sur eux est un véritable despotisme qui ne peut être comparé qu’à celui des premiers empereurs ottomans ; il est, comme eux, maître absolu des biens et de la vie des sujets ; il en dispose à son gré ; sa volonté est sa raison. » (V. t. II, p. 352.)

Ce despotisme procédait, suivant la tradition des Natchez, d’une source toute divine. Je ne puis mieux faire que de rapporter les termes dans lesquels un chef de la nation des Natchez racontait à Dupratz cette origine : « Il y a un très-grand nombre d’années qu’il parut parmi nous un homme avec sa femme qui descendit du soleil. Ce n’est pas que nous crussions qu’il était fils du soleil, ni que le soleil eût une femme dont il naquit des enfants ; mais lorsqu’on les vit l’un et l’autre, ils étaient encore si brillants que l’on n’eut point de peine à croire qu’ils venaient du soleil. Cet homme nous dit qu’ayant vu là-haut que nous ne nous gouvernions pas bien, que nous n’avions pas de maître, que chacun de nous se croyait assez d’esprit pour gouverner les autres dans le temps qu’il ne pouvait pas se conduire lui-même, il avait pris le parti descendre pour nous apprendre à mieux vivre… Les vieillards s’assemblèrent et résolurent entre eux que, puisque cet homme avait tant d’esprit que de leur enseigner ce qui était bon à faire, il fallait le reconnaître pour souverain. » (V. Dupratz, p. 333.)

Cet homme supposé descendu du soleil, étant reconnu souverain, commença par établir dans sa famille l’hérédité de la puissance. (V. Dupratz, p. 334.) Il ordonna ensuite qu’on bâtît un temple dans lequel les seuls princes et princesses (c’est-à-dire les soleils et soleilles) auraient droit d’entrer pour parler à l’esprit ; que dans ce temple on conservât éternellement un feu qu’il avait fait descendre du soleil ; et que l’on choisît dans la nation huit hommes sages pour le garder et l’entretenir nuit et jour. La négligence dans l’accomplissement de ce devoir, fut punie de mort. (V. ibid, p. 335.) On voit dans le même auteur que les fêtes de ces Indiens étaient tout à la fois politiques et religieuses, et que leurs chefs ou soleils y remplissaient une sorte de sacerdoce.

Tandis que les Indiens du Sud se soumettaient au pouvoir divin et absolu du prince, il régnait au Nord une liberté presque sans limites. Les Européens rencontrèrent dans cette partie du continent des peuples qui avaient en tout ou en partie des formes républicaines. Chez eux la nation, ou du moins l’élite de ses membres, étaient consultés pour toutes les grandes entreprises. Le pouvoir des chefs y était borné et descendait rarement de père en fils. On peut dire que la société s’y gouvernait elle-même. Parmi les nations du Nord, je ne citerai que celle des Iroquois ; c’était sans contredit le peuple le plus remarquable du continent. Les Iroquois étaient au septentrion ce que les Natchez étaient au Sud. Comme eux ils avaient perfectionné et complété le système politique admis et pratiqué imparfaitement par les tribus environnantes.

L’état social des Iroquois était le même que celui de toutes les nations du continent ; comme celles-ci, ils formaient un peuple de chasseurs ; comme elles, ils ignoraient les sciences et les arts ; ainsi qu’elles, ils étaient gouvernés par les coutumes, par les mœurs, et non par les lois ; ils présentaient donc les traits principaux de la civilisation indienne, mais ils lui avaient pris tout ce qu’elle peut présenter de remarquable ; sans se rapprocher en rien des Européens, ils différaient des autres nations du continent américain ; ils ne ressemblaient à aucun peuple du monde.

J’ai dit que les Iroquois formaient un peuple chasseur ; cependant leur vie était moins nomade que celle des autres Indiens de l’Amérique du Nord ; leurs villages se composaient de cabanes plus solides et mieux faites que celles que les Européens avaient rencontrées dans cette partie du Nouveau-Monde. « Les peuples auxquels nous avons donné le nom d’Iroquois, dit Charlevoix, p. 421, t. I, s’appellent, en langue indienne, Agonnousionni, c’est-à-dire faiseurs de cabanes, parce qu’ils les bâtissent beaucoup plus solides que la plupart des sauvages. » Le grand nombre des esclaves qu’ils avaient fait à la guerre leur permettait de mettre en culture plus de terre que leurs voisins ; la fertilité de leur sol leur fournissait d’abondantes moissons ; et ils apprirent bientôt des Européens l’art d’élever des troupeaux. « Arrivés dans le pays des Iroquois, dit Lahontan, p. 101, v. I, nous fûmes occupés pendant cinq ou six jours, autour des villages, à couper le blé d’Inde dans les champs. Nous trouvâmes dans les villages des chevaux, des bœufs, de la volaille et quantité de cochons. »

Quoiqu’ils n’eussent pas renoncé à leurs habitudes de chasseurs, les Iroquois étaient donc les peuples les plus sédentaires du continent ; aussi leurs coutumes étaient-elles plus fixes et leur théorie sociale plus savante.

Les peuples auxquels les Français donnèrent le nom d’Iroquois formaient une confédération de six nations distinctes ; chacune de ces peuplades veillait à ses propres affaires ; tous les ans, les députés nommés par chacune d’elles se réunissaient dans un même lieu et arrêtaient les entreprises communes. Chacune de ces petites républiques formait une démocratie à la tête de laquelle se trouvaient naturellement placés ceux que leur âge et leurs exploits distinguaient de leurs concitoyens.

« Les Iroquois, dit Lahontan, p. 50, v. I, composent cinq nations, à peu près comme les Suisses, sous des noms différents, quoique de même nation, et liés des mêmes intérêts. Ils appellent les cinq villages les cinq cabanes qui, tous les ans, s’envoient réciproquement des députés pour faire le festin d’union et fumer le grand calumet des Cinq Nations. » — C’est de ce même peuple que William Smith dit : « Quoiqu’on ne doive point attendre de police régulière pour le maintien de l’harmonie au dedans, et la défense de l’État contre les attaques du dehors, du peuple dont je parle, il y en a cependant peut-être plus qu’on ne pense… Toutes leurs affaires, relatives tant à la paix qu’à la guerre, sont régies par leurs sachems ou chefs. Tout homme qui se signale par ses exploits et par son zèle pour le bien public est sûr d’être estimé de ses compatriotes, de primer dans les conseils, et d’exécuter le plan concerté pour l’avantage de sa patrie : quiconque possède ces qualités devient sachem sans autre cérémonie. Comme il n’y a point d’autre voie pour parvenir à cette dignité, elle cesse dès qu’on ralentit son zèle et son activité pour le bien public. Quelques-uns l’ont crue héréditaire, mais sans aucun fondement : il est vrai qu’on respecte un fils en faveur des services de son père, mais s’il n’a aucun mérite personnel, il n’a jamais part au gouvernement, et il serait disgracié pour toujours s’il voulait s’en mêler. Les enfants de ceux qui se sont distingués par leur patriotisme, excités par la considération de leur naissance et par les principes de vertu qu’on a soin de leur inspirer, imitent les exploits de leurs pères et parviennent aux mêmes honneurs, et c’est ce qui a donné lieu de croire que le titre et le pouvoir de sachem étaient héréditaires. Chacune de ces républiques a ses chefs particuliers qui écoutent et décident les différends qui s’élèvent en plein conseil, et, quoiqu’ils n’aient point d’officiers pour faire exécuter leurs ordres, on ne laisse pas que d’obéir à leurs décrets, de peur de s’attirer le mépris public… La condition de ce peuple le met à l’abri des factions qui ne sont que trop ordinaires dans les gouvernements populaires. Comment un homme formerait-il un parti, puisqu’il n’a ni honneurs, ni richesses, ni autorité à accorder ? Toutes les affaires qui concernent l’intérêt public sont réglées dans l’assemblée générale des chefs de chaque nation, laquelle se tient ordinairement à Onondaga, qui est le centre du pays, Ils peuvent agir séparément dans les cas improvisés ; mais la ligue n’a lieu qu’autant que le peuple y consent. »[4]

L’organisation fédérative qu’avaient adoptée les Iroquois, le gouvernement régulier et libre auquel ils s’étaient soumis, leur assuraient de grands avantages sur leurs voisins. Leurs sauvages vertus, leurs vices même, leur donnaient une prépondérance plus grande encore.

Nous avons vu que les Indiens considéraient en général la chasse et la guerre comme les seuls travaux dignes d’un homme ; les Iroquois étaient plus imbus qu’aucun autre peuple de cette opinion. « Il n’y a peut-être pas de nation au monde, dit William Smith, page 74, qui connaisse mieux que ces Indiens la vraie gloire militaire. Les Cinq-Nations, dit-il ailleurs, sont entièrement dévouées à la guerre : il n’y a rien qu’on ne mette en usage pour animer le courage du peuple. Nulle part les mœurs héroïques ne se montraient plus en relief que chez ces barbares. « Lorsqu’un parti revient de la guerre, dit Smith, page 82, un jour avant de rentrer au village, deux hérauts s’avancent, et, lorsqu’ils sont à portée de se faire entendre, ils jettent un cri dont la modulation annonce que la nouvelle est bonne ou mauvaise : dans le premier cas, le village s’assemble et l’on prépare un festin aux conquérants, lesquels arrivent sur ces entrefaites : ils sont précédés d’un homme qui porte, au bout d’une longue perche, un arc sur lequel sont étendus les crânes des ennemis qu’ils ont tués. Les parents des vainqueurs, leurs femmes, leurs enfants, les entourent et leur témoignent toutes sortes de respects. Les compliments finis, un des guerriers fait le récit de ce qui s’est passé : tous l’écoutent avec la plus grande attention, et ce récit est terminé par une danse sauvage. »

« Une troupe d’Iroquois descendait le Mississipi pour aller faire la guerre à l’un des peuples qui habitent le long des rives de ce fleuve, dit Lahontan, page 168, volume 1er ; une troupe de Nadouessi qui remontait le même fleuve pour aller à la chasse rencontra ces Iroquois près d’une petite île qui a été nommée depuis, à cause de l’événement, l’lle-aux-Rencontres. Les deux peuples ne s’étaient jamais vus. Qui êtes-vous ? crièrent les Iroquois. — Nadouessi, répondirent les autres. — Où allez-vous ? repartirent les Iroquois. — À la chasse aux bœufs, dirent les Nadouessi : mais, vous, quel est voire but ? — Nous, nous allons à la chasse des hommes, répondirent fièrement les Iroquois. — Eh bien ! reprirent les Nadouessi, nous sommes des hommes, n’allez pas plus loin. Sur ce défi les deux partis débarquèrent chacun d’un côté de l’île et donnèrent tête baissée l’un dans l’autre. »

Tous les peuples chasseurs puisent dans leurs habitudes de chaque jour un goût prononcé pour l’indépendance ; mais les Européens n’ont jamais rencontré dans le Nouveau-Monde un amour plus fier pour la liberté que n’en témoignèrent ces sauvages.

« Les Iroquois, dit Lahontan, page 31, volume I, se moquent des menaces de nos rois et de nos gouverneurs, ne connaissent en aucune manière le terme de dépendance : ils ne peuvent même pas supporter ce terrible mot. Ils se regardent comme des souverains qui ne relèvent d’autre maître que de Dieu seul, qu’ils nomment le Grand-Esprit. »

— En 1684, un envoyé du gouverneur de la province de New-York ayant dit, dans un discours aux iroquois, qu’il représentait leur prince légitime, leur orateur répondit : Ononthio (le Français) est mon père ; Corlar (Anglais) est mon frère, et cela parce que je l’ai bien voulu : ni l’un ni l’autre n’est mon maître ; celui qui a fait le monde m’a donné la terre que j’occupe ; je suis libre. J’ai du respect pour tous deux ; mais nul n’a le droit de me commander. (Charlevoix, vol. II, page 317.)

La même année, les Français ayant voulu empêcher les Iroquois de trafiquer avec les Anglais, les Indiens répondirent par l’organe de leur orateur : Nous sommes nés libres ; nous ne dépendons ni d’Ononthio ni de Corlar ; nous pouvons aller où bon nous semble, mener avec nous qui nous voulons, acheter et vendre ce qu’il nous plaît. Si vos alliés sont vos esclaves, traitez-les comme tels. (William Smith, page 170.)

Vivant au milieu d’un loisir aristocratique ou livré aux travaux mêlés de gloire qu’exigent la chasse et la guerre, le sauvage conçoit une idée superbe de lui-même ; mais il ne montra jamais d’orgueil plus intraitable que ces Indiens demi-nus sous leur cabane d’écorce et dans la misère de leurs bois. « En 1682, le gouverneur-général du Canada ayant voulu traiter de la paix avec les Iroquois, dit Charlevoix, volume II, page 281, ceux-ci lui firent dire qu’ils exigeaient qu’il vînt en faire lui-même la négociation dans leur pays. »

L’amour de la vengeance est un vice qui semble inhérent à la nature sauvage ; mais les Iroquois portèrent cette passion à des excès jusque-là inconnus dans l’histoire des hommes.

Presque toutes les nations indiennes de l’Amérique du Nord avaient l’habitude de brûler leurs prisonniers de guerre ; mais les Indiens dont je parle poussèrent en ces occasions la barbarie jusqu’à des raffinements que l’imagination peut à peine concevoir.

En l’année 1689, les Iroquois, ayant appris que les Français s’étaient emparés de leurs ambassadeurs, et en avaient tué par trahison plusieurs, se rendirent, au nombre de douze cents dans l’île de Mont-Réal, et s’y livrèrent à des cruautés effroyables : ils ouvrirent le sein des femmes enceintes pour en arracher le fruit qu’elles portaient ; ils mirent des enfants tout vivants à la broche et contraignirent les mères de les tourner pour les faire rôtir ; ils inventèrent quantité d’autres supplices inouïs, et deux cents personnes de tout âge et de tout sexe périrent ainsi, en moins d’une heure, dans les plus affreux tourments. (Charlevoix, page 404.)

Lorsqu’un prisonnier est livré à une femme qui a perdu l’un des siens à la guerre, celle-ci, avant d’ordonner le supplice, commence par invoquer l’ombre de celui dont elle veut venger la mort : « Approche-toi, lui dit-elle, tu vas être apaisée ; je te prépare un festin : bois à longs traits de cette boisson qui va être versée pour toi ! reçois le sacrifice que je te fais en immolant ce guerrier ; il sera brûlé et mis dans la chaudière ; on lui appliquera les haches ardentes, on lui enlèvera la chevelure, on boira dans son crâne ; ne fais donc plus de plaintes, tu seras parfaitement satisfaite. » (Charlevoix, page 364.)

En même temps que la nature sauvage est soumise à ces horribles passions qui font descendre les hommes au dernier rang parmi les créatures, quelquefois elle est sujette à d’admirables retours qui semblent élever l’homme au-dessus de lui-même : ces mêmes Iroquois n’étaient pas moins extraordinaires par leur générosité, leur douceur, leur grandeur d’âme et leur courage, que par leurs fureurs ; ils outraient toutes les vertus de la nature sauvage comme ses vices.

En 1787, un certain nombre d’Iroquois furent pris par les Français, qui les traitèrent avec une grande inhumanité. Lahontan, qui raconte ce fait (volume I, page 94), ayant reconnu parmi les captifs un homme qui avait été son hôte, offrit à ce dernier d’apporter des adoucissements à son sort ; mais le sauvage répondit qu’il ne voulait recevoir de nourriture ni de traitement plus doux que ses camarades : Les Cinq Villages nous vengeront, dit-il, et conserveront à jamais un juste ressentiment de la tyrannie qu’on exerce sur nous.

En 1687, le gouverneur du Canada fit passer le père Lamberville dans le pays des Iroquois pour engager ces sauvages à envoyer leurs principaux chefs dans la colonie, afin qu’on pût traiter avec eux. À peine les Indiens furent-ils arrivés au lieu du rendez-vous qu’on les chargea de fers, et on les envoya en France sur les galères. Cependant le père de Lamberville, qui ignorait à quelle trahison on l’avait fait servir d’instrument, était resté parmi les Iroquois. À la première nouvelle que ceux-ci reçurent de ce qui venait de se passer, les anciens le firent appeler, et, après lui avoir exposé le fait avec toute l’énergie dont on est capable dans le premier mouvement d’une juste indignation, lorsqu’il s’attendait à éprouver les plus funestes effets de la fureur qu’il voyait peinte sur tous les visages, un des anciens lui parla en ces termes, que nous avons appris de lui-même, dit Charlevoix : « Toutes sortes de raisons nous autorisent à te traiter en ennemi ; mais nous ne pouvons nous y résoudre. Nous te connaissons trop pour ne pas être persuadés que ton cœur n’a point de part à la trahison que tu nous as faite, et nous ne sommes pas assez injustes pour te punir d’un crime dont nous te croyons innocent, que tu détestes sans doute autant que nous, et dont nous sommes convaincus que tu es au désespoir d’avoir été l’instrument : il n’est pourtant pas à propos que tu restes ici ; tout le monde ne t’y rendrait peut-être pas la même justice que nous ; et, quand une fois notre jeunesse aura chanté la guerre, elle ne verra plus en toi qu’un perfide qui a livré nos chefs à un rude et indigne esclavage, et elle n’écoutera que sa fureur, à laquelle nous ne serions plus les maîtres de te soustraire. » (Charlevoix, vol. II, page 345.)

Nous avons vu avec quelle inhumanité ces sauvages traitaient leurs prisonniers. Parmi ces prisonniers il en est cependant toujours un certain nombre qui sont épargnés, et que la nation adopte : ceux-là n’ont pas moins à se louer de la générosité de leurs vainqueurs que les autres à se plaindre de leur barbarie.

« Dès qu’un prisonnier est adopté, dit Charlevoix, volume I, page 363, on le conduit à la cabane où il doit demeurer, et on commence à lui ôter ses liens ; on fait ensuite chauffer de l’eau pour le laver ou panser ses plaies. On n’omet rien pour lui faire oublier les maux qu’il a soufferts : on lui donne à manger, on l’habille proprement ; en un mot, on ne ferait pas plus pour l’enfant de la maison, ni pour celui que le prisonnier ressuscite, c’est ainsi qu’on s’exprime. Quelques jours après on fait un festin pendant lequel on lui donne solennellement le nom de celui qu’il remplace, et dont il acquiert dès-lors tous les droits et contracte toutes les obligations. »

Il se joignait même quelquefois aux horreurs des supplices des scènes d’une inconcevable douceur ; mélange inouï que le cœur de ces sauvages extraordinaires pouvait seul comprendre. « Avant d’immoler les prisonniers, dit ce même Charlevoix, volume V, page 364, on leur fait faire la meilleure chère qu’il est possible ; on ne leur parle qu’avec amitié ; on leur donne les noms de fils, de frères ou de neveux, suivant la personne dont ils doivent par leur mort apaiser les mânes ; on leur abandonne même quelquefois des filles pour leur servir de femmes pendant tout le temps qui leur reste à vivre. On passe ensuite des plus tendres caresses aux derniers excès de la fureur.

Tous les peuples chasseurs et guerriers redoutent peu la mort et savent braver la douleur ; mais les Iroquois poussèrent le mépris de la vie à un point, et apportèrent dans les tourments une tranquillité stoïque une sorte d’insouciance héroïque dont l’antiquité elle-même ne nous a laissé aucun modèle. J’ai dit que les Iroquois faisaient souffrir à leurs prisonniers d’horribles tourments ; mais je renonce à peindre ceux qu’on leur faisait endurer à eux-mêmes, et le courage presque surnaturel qu’ils faisaient paraître au milieu des feux allumés pour les consumer. Tous ceux qui ont parlé de ce peuple, Anglais ou Français, s’accordent sur ce point ; tous citent des exemples nombreux à l’appui de leurs paroles.

« En 1696, les Français firent une excursion dans le pays des Iroquois. Les sauvages se retirèrent au fond des bois après avoir incendié leurs villages ; on ne put s’emparer que d’un vieillard âgé, dit-on, de plus de cent ans, qui n’avait pu fuir ou ne l’avait pas voulu ; car il paraît qu’il attendait la mort avec la même intrépidité que ces anciens Romains dans le temps de la prise de Rome par les Gaulois. On l’abandonna aux Indiens nos alliés. Jamais peut-être un homme ne fut traité avec plus de barbarie et ne témoigna plus de fermeté et de grandeur. Ce fut sans doute un spectacle bien singulier de voir plus de quatre cents hommes acharnés autour d’un vieillard décrépit, auquel ils ne purent arracher un soupir, et qui ne cessa, tant qu’il vécut, de reprocher aux Indiens de s’être rendus les esclaves des Français, dont il affecta de parler avec le plus grand mépris. La seule plainte qui sortit de sa bouche fut lorsque, par compassion, quelqu’un lui donna deux ou trois coups de couteau pour l’achever. Tu aurais bien dû, dit-il, ne pas abréger ma vie ; tu aurais en plus de temps pour apprendre à mourir en homme. » (Charlevoix, vol. III, p. 253.) William Smith raconte presque de la même manière le même événement, p. 201

Lahontan raconte, vol. I, p. 234, qu’en 1692, deux Iroquois ayant été pris par les Français et conduits à Québec, on crut devoir par représailles les condamner au feu. Quelques personnes charitables en ayant été instruites le firent savoir aux deux sauvages et firent jeter un couteau dans la prison. L’un des deux prisonniers se le plongea dans le sein et mourut aussitôt ; quelques jeunes Hurons, étant venus chercher l’autre, le conduisirent près de la ville dans un endroit où on avait eu la précaution de faire un grand amas de bois. Il courut à la mort avec plus d’indifférence, dit toujours Lahontan, témoin oculaire, que Socrate n’aurait fait s’il se fût trouvé en pareil cas. Pendant le supplice, il ne cessa de chanter qu’il était guerrier, brave et intrépide ; que le genre de mort le plus cruel ne pourrait jamais ébranler son courage, qu’il n’y aurait pas de tourment capable de lui arracher un cri ; que son camarade avait été un poltron de s’être tué par la crainte des tourments ; et qu’enfin s’il était brûlé, il avait la consolation d’avoir fait le même traitement à beaucoup de Français et de Hurons. Tout ce qu’il disait était vrai, poursuit Lahontan, surtout à l’égard de son courage, car je puis vous jurer avec toute vérité qu’il ne jeta ni larmes ni soupirs ; au contraire, pendant qu’il souffrait les plus terribles tourments qui durèrent l’espace de trois heures, il ne cessa pas un moment de chanter. »

Ce n’est pas seulement leur férocité et leur courage qui rendaient les Iroquois redoutables à leurs voisins ; ils avaient d’autres causes encore de supériorité. De tous les Indiens qui habitaient l’Amérique du Nord, ces sauvages étaient ceux qui mettaient le plus de suite dans leurs desseins et le plus d’astuce dans leur politique. Nul autre peuple ne possédait au même degré l’esprit de conquête et l’éloquence guerrière. Tous les auteurs que j’ai déjà cités parlent avec admiration de cette éloquence sauvage : « Les Iroquois, dit William Smith, p. 87, estiment beaucoup l’éloquence et en font leur principale étude. Rien ne leur plaît tant que la méthode et ne les choque plus qu’un discours irrégulier, parce qu’on a de la peine à s’en ressouvenir. Ils s’énoncent en peu de mots et font un grand usage des métaphores. » « Je ne crois point, dit Charlevoix, vol. I, page 361, que ceux qui ont vu de près ces barbares m’accusent de leur avoir supposé dans leurs discours une élévation, un pathétique et une énergie qu’ils n’ont point… On rencontre encore souvent de nos jours, chez les Indiens, des traces de cette éloquence naturelle et sauvage qui caractérisait leurs pères. » On trouve dans l’ouvrage de M. Schoolcraft, page 245, le récit suivant : « Lorsqu’en 1811 un conseil d’Indiens et d’Américains se tint à Vincennes, dans Indiana (sur le Wabash), Tecumseh, fameux chef indien, après avoir prononcé un discours plein de feu, ne trouva auprès de lui aucun siège pour s’asseoir. Le général Harrison, qui représentait dans le conseil les États-Unis, s’apercevant de cette circonstance, s’empressa de lui faire porter une chaise en l’invitant à s’asseoir. — Votre père, lui dit l’interprète, vous prie de prendre cette chaise. — Mon père ! répliqua le fier Indien ; le soleil est mon père ; ma mère, c’est la terre, et c’est sur son sein que je me reposerai. — En prononçant ces mots, il s’assit par terre à la manière des Indiens. »

Avec tous ces avantages, il ne faut pas s’étonner de la prépondérance qu’exercèrent long-temps les Iroquois sur toutes les peuplades qui les environnaient. Ils formaient une république toujours en armes comme Sparte et Rome, dont la guerre était le seul plaisir et le seul soin ; qui sacrifiait chaque année, sur les champs de bataille, une partie de sa population, se recrutant sans cesse parmi les prisonniers qu’elle faisait et qu’elle adoptait. Luttant perpétuellement avec toutes les nations sauvages que la fortune avait placées sur leurs frontières, les iroquois ne cessèrent, jusqu’à l’arrivée des Européens, de s’étendre en détruisant tout autour d’eux.

Je viens de peindre l’état politique et social dans lequel se trouvaient les tribus indiennes de l’Amérique du Nord, au moment où les Européens les découvrirent et pendant le demi-siècle qui suivit.

À l’époque dont je parle, aucune des tribus sauvages qui peuplaient le continent n’avait abandonné les habitudes de chasse, et toutes les remarques relatives aux peuples chasseurs leur étaient applicables. La civilisation n’avait fait chez aucune d’elles de très-grands pas ; les arts y étaient demeurés très-imparfaits ; la société y était toujours dans l’enfance : cependant elle existait déjà. Les traditions, les coutumes, les usages, les mœurs, pliaient au joug social des hommes que leur genre de vie rendait errants et désordonnés, et introduisaient une sorte d’état civilisé au milieu de la barbarie. Tous ces peuples trouvaient aisément à vivre ; tous jouissaient d’une espèce d’abondance sauvage ; nul ne se plaignait de son sort. J’ai montré qu’au sein de ces nations barbares apparaissaient les mêmes phénomènes qu’a présentés partout la race humaine. La plus complète égalité régnait parmi les Indiens. Leur état social était éminemment démocratique, c’est-à-dire qu’il se prêtait également au plus rude despotisme ou à l’entière liberté. Combiné dans le Sud avec une certaine mollesse de corps et d’esprit et une certaine ardeur d’imagination inhérentes au climat, il a donné naissance au gouvernement théocratique des Natchez. Uni dans le Nord à l’activité, à l’énergie inquiète qu’engendre la vigueur des saisons, il a créé la confédération des républiques iroquoises.

Je ferme maintenant le livre de l’histoire ; je laisse cent cinquante ans s’écouler ; et, reportant mes regards vers ces mêmes sauvages dont tout à l’heure je peignais le portrait, je cherche à discerner les changements que leur a fait subir la marche du temps.

§ II.

État actuel.

Beverley disait, en 1700, p. 315 : « Les naturels de la Virginie s’éteignent, quoiqu’il y ait encore plusieurs bourgs qui portent leurs noms. »

Aujourd’hui on ne retrouve plus la trace de ces sauvages ; ils sont perdus jusqu’au dernier.

Les Français de la Louisiane ont entièrement détruit la grande nation des Natchez.

En 1831, traversant les cantons de l’État de New-York qui avoisinent le lac Ontario, je rencontrai quelques Indiens déguenillés qui, courant le long de la route, demandaient l’aumône aux voyageurs. Je voulus savoir à quelle race appartenaient ces sauvages ; on me répondit que j’avais sous les yeux les derniers des Iroquois.

Le pays que je parcourais alors était en effet la patrie des Six-Nations : on retrouvait à chaque pas les vestiges des anciens maîtres du sol, mais eux-mêmes avaient disparu.

Il est facile d’indiquer en peu de mots les causes diverses auxquelles on doit attribuer cette grande destruction des nations sauvages.

« Ce furent les Anglais, dit Beverley, p. 310, qui apprirent aux sauvages à faire cas des peaux et à les échanger. Avant cette époque, ils estimaient les fourrures pour l’usage. » Beverley dit autre part, p. 230, qu’à l’époque où il écrivait (1700), les sauvages de la Virginie se servaient déjà de la plupart des étoffes d’Europe pour se couvrir pendant l’hiver. « Nous sommes déjà bien loin, disaient MM. Cass et Clark en 1829, dans un rapport officiel, p. 23 (documents législatifs, no 117), du temps où les Indiens pouvaient pourvoir à leur nourriture et à leurs vêtements, sans recourir à l’industrie des hommes civilisés. » Lawson, Beverley, Dupratz, Lahontan et Charlevoix s’accordent à dire que, dès le principe des colonies, il s’est fait un immense commerce, d’eau-de-vie avec les Indiens.

Quiconque méditera sur le petit nombre des faits que je viens d’exposer, y trouvera les causes de ruine que nous cherchons. Avant l’arrivée des Européens, le sauvage se procure par lui-même tous les objets dont il a besoin ; il n’estime la peau des bêtes que comme fourrure ; ses bois lui suffisent ; il y trouve ce qui est nécessaire à son existence ; il ne désire rien au-delà, il y vit dans une sorte d’abondance, et s’y multiplie.

À partir de l’arrivée des blancs, l’Indien contracte des goûts nouveaux. Il apprend à couvrir sa nudité avec les étoffes d’Europe. Les liqueurs fermentées lui offrent une source de jouissances inconnues, singulièrement appropriées à sa nature grossière. On lui offre des armes meurtrières dont on lui enseigne bientôt à se servir ; et comme sa vie errante et ses habitudes de chasse, les préjugés qui en sont la suite, l’empêchent d’apprendre en même temps à fabriquer ces objets précieux qui lui sont devenus nécessaires, il tombe dans la dépendance des Européens et devient leur tributaire. Mais il est pauvre comme un chasseur : en échange des biens qu’il convoite, il n’a rien à offrir que la peau des bêtes sauvages. Dès lors il faut chasser, non-seulement pour se nourrir, mais pour se procurer ces objets d’un luxe barbare. Le gibier s’épuise, bientôt on ne saurait plus l’atteindre qu’avec des armes à feu ; et il faut le tuer pour pouvoir se procurer ces armes. Le remède augmente le mal ; le mal rend le remède plus difficile à trouver. « On ne peut plus s’emparer de l’ours, du chevreuil ou du castor, disent MM. Clark et Cass, page 24, qu’avec des fusils. » Peu à peu les ressources du sauvage diminuent ; ses besoins augmentent. Des misères inconnues à ses pères l’assiégent alors de toutes parts ; pour s’y soustraire, il fuit ou meurt. Comme il n’a jamais tenu au sol, qu’il n’a laissé dans le pays qu’il habitait aucun monument durable de son existence, sa trace se perd en quelques années : à peine son nom lui survit-il ; c’est comme s’il n’avait jamais été.

Cette destruction était inévitable du moment où les Indiens s’obstinaient à conserver l’état social de chasseurs.

Parmi toutes les tribus sauvages qui couvraient la surface de l’Amérique du Nord, on n’en connaît jusqu’à présent qu’un très-petit nombre qui aient essayé de plier leurs mœurs aux habitudes des peuples cultivateurs, de ceux qui produisent en même temps qu’ils consomment : ce sont les Chikassas, les Chactaws, les Creeks, et surtout les Cherokees. Ces quatre nations occupent le Sud des États-Unis ; elles se trouvent placées entre les États de Géorgie, d’Alabama et de Mississipi. On évaluait en 1830 leur population à 75,000 individus. À l’époque de la guerre de l’indépendance, un certain nombre d’Anglo-Américains du Sud, ayant pris parti pour la mère-patrie, fut obligé de s’expatrier et chercha une retraite chez les Indiens dont je parle. Ces Européens y acquirent bientôt une grande influence, s’y marièrent, et importèrent parmi ces sauvages nos idées et nos arts.

En 1830 (le 4 février), M. Bell, rapporteur du comité des affaires indiennes à la chambre des représentants, peignait de cette manière, page 21, l’état dans lequel se trouvaient les Cherokees :

« La population de ce qu’on nomme la nation des Cherokees à l’est du Mississipi, disait-il, peut être estimée à 12,000 âmes à peu près. Sur ce nombre se trouvent environ 250 individus appartenant à la race blanche (hommes ou femmes) qui sont entrés dans des familles indiennes. On y rencontre 1,200 esclaves noirs amenés par les Européens, Le reste se compose d’une race mêlée, et d’Indiens dont le sang est pur. » Le rapporteur ajoute que l’intelligence et la richesse se trouvent concentrées dans la classe des métis. « Quant au reste de la population, dit-il, ceux qui la composent se montrent en tout semblables à leurs frères du désert ; comme eux, ils ont un penchant invincible pour l’indolence, ainsi qu’eux ils sont imprévoyants et font voir la même passion désordonnée pour les liqueurs fortes. »

En admettant que ce tableau soit correct, ce dont on a des raisons de douter, lorsqu’on voit avec quelle ardeur, dans tout le cours du rapport, M. Bell se prononce contre les droits de la race infortunée des indigènes ; en admettant, dis-je, l’exactitude de ce tableau, on est amené à penser que, si cette civilisation imparfaite avait eu le temps de se développer, elle eût fini par porter tous ses fruits.

J’ai dit plus haut, en parlant de l’état ancien, que, bien que les Indiens de l’Amérique du Nord eussent tous adopté le même état social et vécussent en chasseurs, la société politique n’avait pas pris chez tous la même forme. Au Sud, l’autorité publique s’était concentrée dans peu de mains ; au Nord, le peuple entier participait au gouvernement : ces différences se font remarquer encore de nos jours. Maintenant, comme alors, la plupart des nations du Sud obéissent à un seul chef ou à une oligarchie fort absolue ; or, les hommes qui composent ce corps choisi chez les Cherokees et qui exercent cette autorité illimitée, étant civilisés et ayant intérêt à faire pénétrer la lumière dans le sein de la nation à la tête de laquelle ils se trouvent placés, il me paraît incontestable qu’ils y parviendraient tôt ou tard, si on leur laissait le loisir d’achever leur ouvrage ; mais il n’en est point ainsi : les terres sur lesquelles habitent ces malheureux Indiens sont situées dans les limites des États que j’ai cités plus haut ; aujourd’hui ces États les réclament comme leur héritage ; et l’Union favorise l’exécution de leur dessein en offrant aux Indiens qui voudraient quitter le pays de les transporter à ses frais dans une vaste contrée située sur la rive droite du Mississipi (Arkansas), où ils pourront vivre à l’abri de la tyrannie des blancs. La portion la plus civilisée des Indiens refuse de se prêter à ce dessein ; mais la masse de la nation, qui a conservé une partie des habitudes errantes des peuples chasseurs, s’y résout sans peine ; et, conduite de nouveau dans d’immenses déserts, loin du foyer de la civilisation, elle redevient aussi sauvage qu’elle l’était jadis. Ainsi le gouvernement américain détruit chaque jour ce que le gouvernement des Cherokees s’efforçait d’exécuter ; et, tandis que ce dernier attire les sauvages vers la civilisation, l’autre les pousse vers la barbarie. Le résultat de cette lutte n’est pas douteux : il est facile de prévoir qu’à une époque très-rapprochée ces Indiens, transportés sur la rive droite du Mississipi, auront quitté la charrue pour reprendre la hache et le mousquet, et chercheront de nouveau leur seule subsistance dans les travaux improductifs du chasseur.

Les tribus de Chikassas, des Chactaws, des Creeks et des Cherokees sont les seules qui aient manifesté quelque propension à embrasser la vie des peuples cultivateurs. Toutes les autres ont conservé avec une étrange ténacité les habitudes de leurs aïeux, et, sans avoir leur esprit et leurs ressources s’obstinent encore à vivre comme eux.

Si l’on embrasse dans un seul point de vue tous les Indiens qui habitent de nos jours l’Amérique du Nord, on découvre donc sans peine que tous ont conservé l’état social qu’ils avaient il y a deux cents ans. Comme leurs pères, ils tirent presque toute leur subsistance de la chasse ; ils mènent à peu de chose près le genre de vie dont, en 1606, le capitaine John Smith faisait le tableau ; cependant d’immenses changements se sont opérés parmi eux. Quels sont ces changements ? quelle en est la cause ?

J’ai dit que les Indiens n’avaient point de lois, qu’ils n’étaient gouvernés que par les traditions, les coutumes, les sentiments, les mœurs ; plus toutes ces choses étaient stables et réglées, plus la société était forte et tranquille.

C’est en changeant les opinions, en altérant les coutumes et en modifiant les mœurs, que les Européens ont produit la révolution dont je parle.

L’approche des Européens a exercé sur les Indiens une influence directe et une autre indirecte, toutes les deux également funestes.

L’Indien, malgré son orgueil, sent au fond de âme que la race blanche a acquis sur la sienne une prépondérance incontestable, et l’exemple des Européens, qu’il méprise, obtient cependant un grand pouvoir sur ses opinions et sur sa conduite : or, le malheur a voulu que les seuls Européens avec lesquels les sauvages entraient habituellement en contact fussent précisément les plus dépravés d’entre les blancs.

J’ai dit qu’il se faisait avec les indigènes un grand commerce de fourrures. Les Européens qui servent de courtiers à ce commerce sont, pour la plupart, des aventuriers sans lumières et sans ressources, qui trouvent dans la liberté désordonnée des bois la compensation des travaux pénibles auxquels ils se vouent. Ces étrangers ne font connaître à l’indigène de l’Amérique que les vices de l’Europe ; et ce qu’il y a de plus déplorable encore, ils le mettent en contact avec ceux des vices de l’Europe qui, ayant le plus d’analogie avec les siens, peuvent le plus aisément se combiner avec eux. Ils ne lui apprennent point la dépravation polie de nos hautes classes ; l’Indien ne la comprendrait pas, et elle serait sans danger pour lui : mais ils lui montrent les hommes civilisés plus violents, plus ennemis de la loi, plus impitoyables, en un mot plus sauvages que lui-même. Cependant ces sauvages d’Europe lui paraissent instruits, riches, puissants. Il se fait alors dans la conscience de l’Indien un trouble incroyable ; il ne sait si les vices qu’il ne comprend que trop bien, et qu’il méprise, ne sont pas les causes premières de cette supériorité qu’il admire, et s’ils ne la produisent pas, du moins ne lui semblent-ils pas un obstacle pour l’acquérir.

Quelque pernicieuse qu’ait été cette action directe des blancs sur le sort des sauvages, leur action indirecte a été plus funeste encore.

J’ai dit comment l’approche des Européens a rendu les Indiens plus misérables qu’ils n’étaient avant cette époque, en diminuant leurs ressources, avait accru leurs besoins ; mais je n’ai pu donner une idée de l’étendue des maux auxquels, de nos jours, ces infortunés sont en proie.

« Parmi les Indiens du nord-ouest particulièrement, disent MM. Clark et Cass dans leur rapport officiel, il n’y a qu’un travail excessif qui puisse fournir à l’Indien de quoi nourrir et vêtir sa famille. Des jours entiers sont employés sans succès à la chasse ; et, pendant cet intervalle, la famille du chasseur doit se nourrir de racines, d’écorces, ou périr. Beaucoup de ces Indiens meurent chaque hiver de faim. »[5]

Mais ce sont les Mémoires de Tanner[6] qu’il faut lire, si l’on veut se former une idée des horribles misères auxquelles sont exposés ces sauvages.

Les Indiens avec lesquels vit Tanner sont sans cesse sur le point de mourir de faim. Une succession de hasards soutient leur vie ; chaque hiver quelques-uns d’entre eux succombent. « Le temps était excessivement froid, dit-il en un endroit, page 227, et nos souffrances s’en accrurent. Une jeune femme mourut d’abord de faim ; bientôt après son frère fut saisi du délire qui précède ce genre de mort et succomba.

« Cet homme, dit-il plus loin, page 230, en parlant d’un Ojibbeway, partagea le sort réservé à un si grand nombre de ses compatriotes, il mourut de faim. »

Ce même Tanner nous apprend, page 288, qu’on enseigne,dès leur âge le plus tendre, aux jeunes garçons et aux jeunes filles, à supporter une abstinence rigoureuse. On les y encourage en intéressant leur amour-propre à s’y essayer. « Pouvoir supporter un long jeûne, dit-il, est une distinction fort enviée. » La religion elle-même consacre le jeûne ; c’est dans les rêves d’un homme à jeun que se rencontre l’avenir. De tels usages, de semblables opinions, de pareilles mœurs, parlent d’elles-mêmes et me dispensent d’ajouter rien de plus.

C’est dans ces affreuses misères qu’il faut chercher la cause presque unique des révolutions morales et politiques qui se sont opérées parmi les indigènes de l’Amérique du Nord. C’est en rendant l’Indien mille fois, plus malheureux que ses pères que les Européens l’ont fait autre qu’il n’était.

J’ai montré que, si les sauvages ne tenaient point au sol comme le font les cultivateurs, l’amour de la patrie n’était point cependant inconnu à ces peuples barbares ; mais seulement ils le dirigeaient sur moins d’objets. Ce sentiment leur étant plus nécessaire encore qu’aux autres hommes, produisait chez eux, comme partout. ailleurs, d’admirables effets.

Les habitudes de chasse tendent à isoler l’individu de ses semblables, à réduire la société à la famille, et, en arrêtant les communications des hommes, à détruire la civilisation dans son germe. L’attachement que les Indiens portaient à leurs tribus tendait au contraire à rapprocher un grand nombre d’entre eux les uns des autres, et leur permettait de mettre en concurrence le peu de lumières que leur genre de vie leur laissait acquérir. Cet instinct de la patrie ne tendait pas moins à développer le cœur de ces sauvages que leur intelligence ; il substituait une sorte d’égoïsme plus large et plus noble à l’égoïsme étroit que l’intérêt privé fait naître. Nous avons vu de quelles sublimes vertus il a quelquefois été la source. Les Indiens ainsi réunis exerçaient d’ailleurs les uns sur les autres le contrôle de l’opinion publique ; contrôle toujours salutaire, même au sein d’une société ignorante et corrompue ; car la majorité des hommes, quels que soient ses éléments, a toujours le goût de ce qui est honnête et juste.

Aujourd’hui l’esprit national n’existe pour ainsi dire plus parmi les indigènes de l’Amérique ; à peine si l’on en rencontre quelques faibles traces. Des Indiens qui habitaient le vaste espace compris aujourd’hui dans les limites des établissements européens, les uns sont morts de faim et de misère, les autres ont reculé et se sont dispersés au loin, toujours suivis par la civilisation qui les presse. Parmi ces sauvages, restes mutilés d’un peuple autrefois puissant, plusieurs errent au hasard dans les déserts ; réduits à l’individu ou à la famille, ils se croient libres de tous devoirs envers leurs semblables dont ils n’attendent aucun secours ; d’autres se sont incorporés aux nations qu’ils ont trouvées sur leur passage, mais dont ils ne partagent ni les usages, ni les opinions, ni les souvenirs. Chez ces nations elles-mêmes, que le contact des Européens n’a pas encore détruites ou forcées à fuir, le lien social est relâché. La misère a déjà forcé les hommes qui les composent à s’écarter les uns des autres pour trouver plus facilement le moyen de soutenir leur vie ; le besoin a affaibli dans leur cœur ce sentiment de la patrie qui, comme tous les autres sentiments, a besoin, pour se produire d’une manière durable, de se combiner avec une sorte de bien-être. Poursuivis chaque jour par la crainte de mourir de faim et de froid, comment ces infortunés pourraient-ils s’occuper des intérêts généraux de leur pays ? Que devient l’orgueil national chez un misérable qui périt dans les angoisses de la pauvreté ?[7]

La même cause, qui affaiblissait chez les Indiens l’amour de la patrie, a altéré les coutumes, dénaturé tous les sentiments, modifié toutes les opinions.

Nous avons vu quel culte touchant les sauvages qui vivaient il y a deux siècles rendaient aux morts, de quelle vénération superstitieuse ils environnaient leur cendre ; il n’y a rien qui introduise plus de moralité parmi les hommes et prépare mieux à la civilisation que le respect des morts : le souvenir de ceux qui ne sont plus ne manque jamais d’exercer une grande et utile influence sur les actions de ceux qui vivent encore. Les aïeux forment comme une génération d’hommes plus parfaits, plus grands que celle qui nous environne, et en présence de laquelle on est en quelque sorte obligé de mieux vivre. Il n’y a qu’au sein d’une société fixe et paisible que peut régner le respect pour les restes des morts. Les Indiens de nos jours y sont devenus presque étrangers ; beaucoup d’entre eux ont été contraints de fuir le pays qui contenait les os de leurs aïeux et de changer les coutumes que ces derniers leur avaient léguées. Concentrés dans la nécessité du présent et les craintes de l’avenir, le passé et ses souvenirs ont perdu sur eux toute leur puissance. La même cause agit sur les peuplades qui n’ont pas encore quitté leur pays. L’Indien n’a d’ordinaire pour témoin de ses derniers moments que sa famille ; souvent il meurt seul, il succombe loin du village, au milieu des déserts où il lui a fallu s’enfoncer pour rencontrer sa proie. On jette à la hâte quelque peu de terre sur sa dépouille, et chacun s’éloigne sans perdre de temps, afin de trouver les moyens de soutenir une vie toujours précaire.

On a pu voir, dans les citations que j’ai faites précédemment de John Smith, de Lawson et de Beverley, avec quelle bienveillance les Indiens, il y a deux cents ans, recevaient les étrangers, avec quelle charité ils se secouraient les uns les autres.

Ces usages hospitaliers, ces douces vertus tenaient au genre de vie que menaient les sauvages, et on en retrouve encore la trace de nos jours : il est rare qu’un Indien ferme l’entrée de sa hutte à celui qui demande un abri, et refuse de partager ses faibles ressources avec un plus misérable que lui. Tanner raconte, page 45, qu’étant près de périr de besoin, lui et sa famille, il rencontra un Indien qu’il ne connaissait pas et qui appartenait à une race étrangère. Celui-ci reçut Tanner dans sa cabane et lui fournit tout ce dont il avait besoin. Telle est encore, ajoute Tanner, la coutume des Indiens qui vivent éloignés des blancs. Dans une autre circonstance, une famille ayant perdu son chef, tous les Indiens s’offrirent à aller à la chasse afin de pourvoir à ses besoins. Plus loin, Tanner raconte encore qu’étant parvenu à une très-grande distance des Européens, il fit un dépôt de ses fourrures et le laissa dans un lieu où il comptait revenir. « Si les Indiens qui vivent dans cette région éloignée, dit-il, avaient vu ce dépôt, ils ne s’en seraient pas emparés ; les peaux n’ont pas encore assez de prix à leurs yeux. Pour qu’ils se rendent coupables d’un larcin. » (V. p. 65 et 89.)

Cependant il n’en est pas toujours ainsi ; on rencontre souvent, dans les déserts de l’Amérique comme dans nos pays civilisés, un accueil inhospitalier que jadis on n’aurait pas eu à y craindre. Les vols s’y multiplient ; l’excès des besoins enlève peu à peu aux indigènes jusqu’à ces simples et sauvages vertus qui découlaient naturellement de leur état social.

La religion forme le plus grand lien social qu’aient encore découvert les hommes. Les sauvages de nos jours ont conservé, sur l’existence de Dieu et sur l’immortalité de l’âme, quelques-unes des notions qu’avaient leurs pères ; mais ces notions deviennent de plus en plus confuses.[8] Ceci s’explique sans peine ; chez tous les peuples, mais particulièrement chez les peuples incivilisés, le culte forme comme la portion la plus substantielle et la plus durable de la religion.

Les Indiens qui vivaient il y a deux siècles avaient des temples, des autels, des cérémonies, un corps de prêtres. Les sauvages de nos jours n’ont ni le loisir ni le pouvoir de fonder des monuments, ni de créer des institutions permanentes ; ils ne vivent pas assez long-temps dans le même lieu, ni en assez grand nombre, pour adopter le retour périodique de certaines cérémonies, ni faire le choix de certaines prières. L’homme, d’ailleurs, pour s’occuper des choses de l’autre monde, a besoin de jouir dans celui-ci d’une certaine tranquillité de corps et d’esprit ; or, de nos jours cette tranquillité de corps et d’esprit manque absolument aux sauvages : sous ce rapport comme sous tous les autres, les Indiens sont devenus beaucoup plus barbares que ne l’étaient leurs pères.

La trace de la religion ne se reconnaît plus guère chez eux qu’à des superstitions incohérentes suscitées par le sentiment présent, le besoin du moment. Un Indien est-il malade, il s’imagine qu’on lui a jeté un sort, et il envoie des présents au prétendu sorcier pour obtenir qu’il le laisse vivre.[9] Un Indien a faim, et il prie le grand esprit de lui montrer en songe le lieu où se trouve le gibier. Il compose une image de l’animal qu’il veut tuer, et, après avoir fait des conjurations, il la perce d’un instrument aigu. Les peuples n’ont plus de prêtres, mais des devins, et ils ne s’en servent guère qu’en cas de maladie ou de famine.[10]

J’ai dit que le genre de vie que menaient les indigènes de l’Amérique du Nord devait nécessairement les empêcher de faire des progrès considérables dans les arts. Les Indiens dont je parlais dans la première partie de cette note étaient cependant parvenus à élever d’assez grands édifices. Il régnait quelquefois parmi eux un luxe barbare qui attestait de l’aisance et du loisir ; il n’en est plus de même aujourd’hui. « Il n’y a pas bien long-temps encore, disent MM. Clark et Cass, on voyait quelquefois des Indiens porter des robes de castor, mais pareille chose est maintenant inconnue. La valeur échangeable d’un pareil vêtement procurerait au sauvage qui en serait possesseur de quoi habiller toute sa famille. » En voyant les Indiens de nos jours revêtus d’étoffes de laine et pourvus de nos armes, on est tenté de croire au premier abord que la civilisation commence à pénétrer parmi ces barbares ; c’est une erreur : tous ces objets sont de fabrique européenne, ils attestent la perfection de nos arts sans rien apprendre sur les arts des Indiens. Ceux-ci, dans ce qu’ils produisent eux-mêmes, sont inférieurs à leurs aïeux ; en devenant plus nomades et pins pauvres, ils ont perdu le goût des constructions étendues et durables. Le sauvage établit à la hâte une sorte de tanière, et pourvu qu’elle lui fournisse un asile passager contre la rigueur des saisons, il est content. Je dirai de la culture quelque chose d’analogue : sans domicile fixe, l’Indien ne sait aujourd’hui où établir son champ de maïs, et il ignore s’il aura le temps d’en récolter les produits. Il se concentre donc de plus en plus dans les habitudes de chasse, et, à mesure que le gibier devient plus rare, il le considère de plus en plus comme son unique ressource. C’est ainsi que l’approche d’un peuple cultivateur a rendu les indigènes de l’Amérique du Nord moins cultivateurs qu’ils ne l’étaient avant. Tous les hommes qui mènent une existence agitée et précaire sont portés à l’imprévoyance, le hasard joue forcément un si grand rôle dans leur vie, qu’ils sont tentés de lui abandonner volontairement la conduite de tout ; mais jamais cette imprévoyance des Indiens, fruit naturel de leur état social, ne se montra sous un caractère plus sauvage que de notre temps ; chez eux on aperçoit chaque jour un effet extraordinaire qui se produit de loin en loin parmi les hommes civilisés auxquels la direction de leur propre sort vient à échapper tout-à-coup. On a vu dans toutes les marines d’Europe des équipages, prêts à couler au fond de l’abîme, employer en orgie et en folle gaîté les derniers moments qui leur restaient ; ainsi arrive-t-il aux Indiens : l’excès de leurs maux les y rend insensibles ; sans avenir, sans sécurité même du lendemain, ils s’abandonnent avec un emportement sauvage aux jouissances du présent, laissant à la fortune le soin de les sauver d’eux-mêmes, si elle veut faire un effort de plus. Le goût pour les liqueurs fortes va toujours croissant parmi les sauvages, dit M. Schoolcraft, p. 387.

On a remarqué avec quelle difficulté les Indiens parvenaient à soutenir leur vie pendant l’hiver. Quand l’été commence, ils se rendent dans les endroits où se tiennent les commerçants européens, et, au lieu d’échanger leurs pelleteries contre des objets utiles, ils les emploient presque toujours à acheter de l’eau-de-vie, se consolant des privations et des maux soufferts par d’affreuses orgies. « Ici, dit Tanner, p. 57, les Indiens dépensèrent en très-peu de temps toutes les pelleteries qu’ils s’étaient procurées dans une chasse longue et heureuse. Nous vendîmes en un jour cent peaux de castor pour avoir de l’eau-de-vie. » il dit dans un autre endroit, p. 70 : « Dans un seul jour nous vendîmes cent vingt peaux de castor et une grande quantité de peaux de buffle pour du rhum. » Les maladies, les vols, les meurtres, ne manquent point de suivre ces excès. Un jour, deux sauvages se déchirent la figure avec leurs ongles, et se coupent le nez avec les dents ;[11] une autre fois, un Indien[12] égorge sans le savoir un de ses hôtes.

Les misères, qui sont la suite de semblables désordres, au lieu de retenir les indiens, les poussent avec plus de force vers l’abîme. Jusque-là, dit Tanner, ma mère adoptive s’était abstenue de boire des liqueurs fortes ; mais accablée par ses chagrins et ses malheurs, elle finit par contracter cette funeste habitude.

J’ai montré, en parlant du gouvernement chez les Indiens des temps antérieurs, que, parmi toutes les nations du continent, il existait des pouvoirs politiques et réguliers. On voyait des monarchies au Sud, des républiques au Nord ; partout se montrait une puissance publique plus ou moins bien organisée ; et c’était avec justice que John Smith disait : « Ces Indiens sont barbares ; cependant, ils témoignent souvent à leurs magistrats plus d’obéissance que les peuples civilisés. »

Aujourd’hui les choses ont bien changé ; la plupart des nations du Sud sont encore soumises à un chef unique,[13] mais son autorité est souvent méconnue.

La chaîne des traditions sur lesquelles elle se fondait étant interrompue, les coutumes qui lui servaient d’appui ayant été modifiées, les hommes sur lesquels elle s’exerçait étant plus épars et plus nomades que jadis, à une servile obéissance a succédé un esprit d’indépendance sauvage qui ne saurait rien fonder que le désordre. An Nord, le mal est plus grand encore ; les monarchies absolues ont une force qui leur est propre ; l’autorité s’y soutient elle-même longtemps encore après que son prestige a disparu. Mais quand le désordre commence à s’introduire au sein d’une république démocratique, la société semble disparaître toute entière ; son lien est comme brisé ; l’individualité reparaît de toutes parts ; ainsi arrive-t-il aux peuples nomades du Nord. Lorsqu’on se reporte aux récits que William Smith, Lahontan et Charlevoix nous ont faits des Iroquois, des Hurons et de tous les hommes parlant la langue algonquine, on découvre qu’à l’époque où ces auteurs écrivaient, dans chaque tribu sauvage, un certain nombre d’hommes choisis et le corps des vieillards exerçaient un puissant contrôle sur toutes les actions des indigènes, et fournissaient à la faiblesse individuelle l’appui tutélaire de la société. Les traces de cette espèce de gouvernement sont à peine reconnaissables de nos jours.

Cette influence, qui atteste un reste de mœurs chez les peuples barbares, s’est presque entièrement évanouie. Dans les conseils nationaux, c’est la force et non la raison qui fait la loi : les conseils de l’expérience y sont méprisés, et la jeunesse y domine. « De nos jours, disent MM. Clark et Cass, on peut affirmer qu’il n’existe point de gouvernement parmi les tribus du Nord et de l’Ouest. La coutume et l’opinion y maintiennent seules une sorte d’état de société barbare. Autrefois les vieillards ou chefs civils possédaient une autorité réelle ; mais il y a long-temps qu’il n’en est plus ainsi : à peine trouve-t-on des traces de ce même ordre de choses. Lorsque les Indiens s’assemblent pour délibérer sur les affaires communes, ils forment des démocraties pures, dans lesquelles chacun réclame un droit égal à opiner et à voter ; en général cependant ces délibérations sont conduites par les anciens ; mais les jeunes gens et les guerriers exercent le véritable contrôle. On ne peut avec sûreté adopter aucune mesure sans leur concours. Dans un pareil état de société où les passions gouvernent, le tomahawk mettrait bientôt un terme à toute tentative qui aurait pour objet de diriger ou de contraindre l’opinion publique. L’expérience, ajoutent les mêmes auteurs, nous a donc fait connaître l’utilité de faire signer les traités à tous les jeunes guerriers présents. Il faut, avant tout, s’assurer le consentement de la majorité des Indiens. » (Voy. Rapports au congrès.)

Il n’est pas rare cependant que, parmi les tribus sauvages dont je viens de parler, certains individus parviennent à exercer plus d’influence que les autres sur leurs semblables. Mais cette influence n’a aucun fondement durable ; elle s’acquiert, pour ainsi dire, par hasard, s’exerce par occasion, et ne s’étend jamais qu’à un petit nombre d’objets.

— « L’Indien, dit Tanner, page 125, qui commande une troupe de guerre, n’a aucun contrôle sur ceux qui l’accompagnent ; il n’exerce sur eux qu’une influence personnelle : dans cette circonstance, dit-il ailleurs, (page 172) on me choisit pour chef ; comme nous n’avions en vue que de trouver à vivre, et qu’on me connaissait bon chasseur, on avait raison d’agir ainsi. »

Les hommes qui composent ces nations sauvages sont trop dispersés pour pouvoir contracter l’habitude d’une obéissance commune. Ils échappent à tout contrôle par le fait même de leur misère. On n’a rien à attendre d’eux, et ils n’ont rien à perdre : il est donc difficile de découvrir parmi ces nations indiennes du Nord quelque chose qui ressemble à une société. L’individu n’y trouve de protection qu’en lui-même, comme dans l’état de nature. Le livre tout entier de Tanner est aussi rempli de récits d’actes de violence et de brigandage que de maux et de misère. Nulle part on n’aperçoit d’autorité prête à servir de médiatrice entre le fort et le faible, entre l’offenseur et l’offensé. Les Indiens ont perdu jusqu’à l’idée de ce pouvoir tutélaire. Quand un Indien du Nord est victime d’un crime, il se venge s’il est le plus fort, et fuit s’il est le plus faible : dans aucun des deux cas la pensée d’un pouvoir social ne se présente à son esprit. En ceci, comme en tout le reste, les opinions mettent sur la trace des coutumes et des lois.

« Un Indien, dit Tanner, page 208, s’attend toujours à ce que l’outrage qu’il fait sera vengé par celui qui en a souffert ; et un homme qui omettrait de tirer vengeance d’une injure n’inspirerait aucune estime. »

Les deux parties du tableau sont sous les yeux du lecteur qui maintenant peut juger.

Il y a deux cents ans, les indigènes de l’Amérique du Nord formaient des tribus de chasseurs ; un domicile fixe, des coutumes anciennes, des traditions respectées, des moyens de subsistance assurés, la tranquillité de corps et d’esprit qui était la suite de l’aisance, leur avait permis de tirer de l’état social des chasseurs toutes les conditions de bonheur et de grandeur que cet état social peut offrir.

Aujourd’hui rien n’est changé en apparence. Ces mêmes tribus vivent encore de la chasse et ont conservé toutes les habitudes inhérentes à ce genre de vie. Cependant les Indiens de nos jours ne ressemblent point à leurs pères.

Les Européens, en dispersant les Indiens dans des déserts nouveaux pour eux, en interrompant leurs traditions, en troublant leurs souvenirs, en brisant leurs coutumes, en altérant leurs mœurs, les ont poussés aux conséquences les plus funestes de la vie de chasseurs. C’est ainsi que le contact d’hommes civilisés, éclairés et cultivateurs a rendu les Indiens plus errants et plus sauvages qu’ils n’étaient autrefois.


  1. The general History of Virginia and New-England, by captain John Smith, imprimée à Londres en 1627.
  2. V. History of Carolina, by John Lawson, imprimée à Londres en 1718.
  3. Histoire de la Virginie, par Beverley, de 1583 à 1700. V. p. 258.
  4. V. Histoire de la Nouvelle-York, par William Smith, 2e partie.
  5. Ces Indiens (les Chipeways), dit Mac-Kenney (Sketches of a Tour to the lakes) sont si imprévoyants, qu’ils passent les trois-quarts de leur vie dans le besoin, et que, chaque année, beaucoup d’entre eux meurent de faim. P. 376.
  6. Tanner est un Européen qui a été enlevé à l’âge de sept ans par les Indiens, et qui, après avoir passé trente ans au milieu d’eux, est rentré dans la vie civilisée et a écrit ses mémoires sous le titre de Tanner’s narrative. On assure que M. Ernest de Blosseville, auteur de l’ouvrage remarquable intitulé Histoire des colonies pénales de l’Angleterre dans l’Australie, doit incessamment publier un autre ouvrage fort intéressant sur les tribus indiennes de l’Amérique du Nord, et donner des extraits nombreux des Mémoires de Tanner.
  7. On voit dans Tanner que les Indiens s’associent dans le but de chasser bien plus que par l’effet d’un esprit national.
  8. Les Dacotas croient qu’après leur mort leurs âmes vont au Tébé, séjour des morts. Pour y arriver, elles ont à passer sur un rocher dont le tranchant est aussi fin que celui d’un couteau. Ceux qui ne peuvent y marcher droit et tombent vont dans la région du mauvais esprit, où ils sont constamment occupés à ramasser du bois et à porter de l’eau, recevant les plus durs traitements d’un maître cruel. Au contraire, ceux qui passent le rocher sans encombre font un long voyage durant lequel ils parcourent tous les lieux habités par les âmes de ceux qui les ont précédés ; ils y rencontrent des feux près desquels ils se reposent ; enfin ils arrivent à la demeure du grand esprit. Là sont les villages des morts ; là se trouvent des esprits qui leur indiquent la résidence de leurs amis et de leurs parents, auxquels on les réunit. Leur vie se passe doucement et dans le plaisir ; ils chassent le buffle, plantent et recueillent le maïs.
  9. V. Tanner, p. 165.
  10. V. ibid., 285.
  11. V. Tanner, p. 164.
  12. V. ibid., 242.
  13. V. Voyages du major Long, to the rocky Mountains, première expédition, t. I, p. 223 et 228. L’organisation des tribus du Sud et du Nord diffère entièrement, disent MM. Lewis et Clarke. Chez les premières, l’autorité est dans les mains du petit nombre ; chez les secondes, de la majorité.