Marie ou l’esclavage aux États-Unis/Note 2

Charles Gosselin (p. 269-291).



SUR LE MOUVEMENT RELIGIEUX AUX ETATS-UNIS.

J’ai souvent, dans le cours de cet ouvrage, parlé des différentes sectes religieuses qui existent aux États-Unis. Tantôt j’ai signalé les sentiments qui animent les congrégations entre elles, tantôt j’ai fait allusion à leur grand nombre ; une autre fois, j’ai essayé de montrer l’influence des idées religieuses sur le maintien des institutions politiques.

Afin de mettre davantage en lumière les divers points de vue que j’ai présentés, je crois devoir placer sous les yeux du lecteur une esquisse fort abrégée du mouvement religieux aux États-Unis.

Les principales sectes religieuses établies dans l’Amérique du Nord sont celles des méthodistes, anabaptistes, catholiques, presbytériens, épiscopaux, quakers ou amis, universalistes, congrégationistes, unitaires, réformés hollandais, réformés allemands, moraves, luthériens, évangélistes, etc. Les anabaptistes se divisent eux-mêmes en calvinistes ou associés, memnonites, émancipateurs, tunkers, etc. La congrégation protestante la plus nombreuse est celle des méthodistes ; elle comptait cinq cent cinquante mille membres au commencement de l’année 1834. On ne possède point le chiffre exact des membres des autres communions.

J’examinerai d’abord les rapports des différents cultes entre eux, et en second lieu les rapports de tous les cultes avec l’État.

§ 1er.

Rapport des cultes entre eux.

À cet égard, il faut d’abord, dans les sectes religieuses, distinguer les membres de la congrégation de ses ministres.

On voit en général régner parmi les membres des diverses communions une harmonie parfaite ; la bienveillance mutuelle qu’ont les Américains entre eux n’est point altérée par la divergence des croyances religieuses. La prospérité d’une congrégation, l’éloquence d’un prédicateur, inspirent bien aux autres communautés qui sont moins heureuses, ou dont les orateurs sont moins brillants, quelques sentiments de jalousie ; mais ces impressions sont éphémères, et ne laissent après elles aucune amertume : la rivalité ne va point jusqu’à la haine.

À l’égard des ministres de cultes opposés, ce serait trop que de dire qu’ils sont hostiles les uns aux autres ; mais on peut avancer du moins qu’il existe entre eux des rapports peu bienveillants ; la raison principale en est que le plus ou le moins de succès de leurs églises n’est pas seulement pour eux une question d’amour-propre, mais que c’est aussi une question d’intérêt. En général, les émoluments du ministre sont plus ou moins considérables, selon l’importance de la société qu’il dirige. Je parle ici seulement des cultes protestants qui forment, en Amérique, la religion du plus grand nombre. Les ministres protestants ne constituent point un clergé soumis à des règles hiérarchiques et à la surveillance d’on pouvoir supérieur ; la seule autorité dont ils dépendent est celle de la communauté qui les a élus ; or rien ne gêne dans ses choix la congrégation qui cherche un ministre. Elle peut adopter qui il lui plaît. Le candidat n’a besoin de prendre aucun degré en théologie, ni de subir aucun examen, ni de se livrer à aucune étude spéciale pour acquérir l’aptitude aux fonctions ecclésiastiques : tel est le droit. En fait, on soumet à une sorte d’épreuve presque tous ceux qui prétendent à exercer le saint ministère. Il existe dans toutes les grandes villes une réunion de personnes éclairées dont la mission est d’examiner les aspirants. Celui qui se présente prononce un sermon, et l’assemblée lui délivre un certificat analogue à son succès ; en général, il obtient ce certificat dans les termes les plus favorables. Muni de cette pièce, il s’offre une congrégation religieuse qui a besoin de ministre, et qui aussitôt l’admet en cette qualité ; quelquefois même on ne lui demande aucune justification ; il annonce une grande piété et un zèle ardent pour la religion, lève les yeux au ciel en se frappant la poitrine, et, sur ces démonstrations qui ne sont pas toujours sincères, la réunion des particuliers qui veulent avoir un prédicateur le déclarent ministre.

Cette facilité d’arriver au sacerdoce parmi les Américains imprime au ministère protestant un cachet particulier ; il en résulte que tout individu peut, sans aucune préparation ni étude préalable, se faire homme d’église. Le ministère religieux devient une carrière dans laquelle on entre à tout âge, dans toute position et selon les circonstances. Tel que vous voyez à la tête d’une congrégation respectable a commencé par être marchand ; son commerce étant tombé, il s’est fait ministre ; cet autre a débuté par le sacerdoce, mais dès qu’il a eu quelque somme d’argent à sa disposition, il a laissé la chaire pour le négoce. Aux yeux d’un grand nombre, le ministère religieux est une véritable carrière industrielle. Le ministre protestant n’offre aucun trait de ressemblance avec le curé catholique. En général, celui-ci se marie à sa paroisse ; sa vie tout entière se passe au milieu des mêmes personnes, sur lesquelles il exerce non-seulement l’influence de son caractère sacré, mais encore l’ascendant de ses vertus ; il ne fait point un métier : il accomplit un devoir. — L’existence du ministre protestant est au contraire essentiellement mobile : rien ne l’enchaîne dans une congrégation, dès que son intérêt l’appelle dans une autre ; il appartient de droit à la communauté qui le paie le mieux. Comme je traversais le Canada, où la religion catholique est dominante, on me cita l’exemple d’un curé qui, ne voulant point se séparer de ses paroissiens, venait de refuser l’épiscopat ; plus d’un ministre méthodiste on anabaptiste abandonnerait bientôt son église s’il y avait cent dollars de plus à gagner dans une autre. Rien n’est plus rare que de voir un ministre protestant à cheveux blancs. Le but principal que poursuit l’Américain dans le sacerdoce, c’est son bien-être, celui de sa femme, de ses enfants : quand il a matériellement amélioré sa condition, le but est atteint ; il se retire des affaires. L’âge arrivant, il se repose.

La conséquence de ces faits est facile à déduire. Les rapports qu’ont entre eux les ministres des différentes sectes protestantes sont pareils aux relations qu’entretiennent des gens de professions semblables. Ils ne cherchent pas à se nuire mutuellement, parce que c’est un principe utile à tous, que chacun doit exercer librement son industrie ; mais ils soutiennent une véritable concurrence, et il en résulte des froissements d’intérêts privés qui, nécessairement, suscitent dans l’âme de ceux qui les éprouvent des sentiments peu chrétiens. Le lecteur comprendra facilement que je n’entends point appliquer à tous les ministres protestants d’Amérique le caractère industriel que je viens de peindre ici ; j’en ai rencontré plusieurs dont la foi sincère et le zèle ardent ne pouvaient se comparer qu’à leur charité, et à leur désintéressement des choses temporelles ; mais je présente ici des traits applicables au plus grand nombre.

J’ai dit qu’on voit régner entre tous les membres des diverses congrégations religieuses une grande bienveillance, et que les petites passions que font naître le succès de l’une, la décadence de l’autre, se réduisent à quelques mouvements d’amour-propre satisfait ou mécontent, sans jamais s’élever jusqu’à la haine. Il existe cependant deux exceptions à ce fait général.

La première est le sentiment des protestants, et notamment des presbytériens envers les catholiques.

Au milieu des sectes innombrables qui existent aux États Unis, le catholicisme est le seul culte dont le principe soit contraire à celui des autres. Il prend son point de départ dans l’autorité ; les autres procèdent de la raison. Le catholicisme est le même en Amérique que partout ; il reconnaît entièrement la suprématie de la cour de Rome, non-seulement pour ce qui intéresse les dogmes de la foi, mais encore pour tout ce qui concerne l’administration de l’Église. Les États-Unis sont divisés en onze diocèses, pour chacun desquels il y a un évêque.[1]

Lorsqu’un évêché est vacant, le clergé se rassemble, choisit des candidats, et transmet leurs noms au pape, qui a la complète liberté d’élection. Il pourrait nommer le dernier sur la liste ; en général, il choisit celui qu’on présente en premier ordre, mais il n’est pas sans exemple qu’il ait agi autrement. Ce sont les évêques qui nomment les curés ; et la communauté des fidèles ne prend aucune part à ces élections.

L’État ne se mêlant en rien des affaires religieuses, tous les membres de la société catholique contribuent selon leur fortune au soutien du clergé et aux besoins du culte. Le moyen généralement employé pour subvenir à ces dépenses est de faire payer une rétribution assez considérable à tous ceux qui, dans l’enceinte de l’église, occupent les bancs.[2]

De pareils frais ne pouvant être supportés que par les riches, les pauvres sont admis gratis dans l’église, où ils occupent des places qui leur sont réservées. Quand les fonds provenant de la location des bancs ne suffisent pas, on a recours à des taxes extraordinaires que la communauté catholique n’hésite jamais à s’imposer.

L’unité du catholicisme, le principe de l’autorité dont il procède, l’immobilité de ses doctrines au milieu des sectes protestantes qui se divisent, et de leurs théories qui sont contraires entre elles, quoique partant d’un principe commun, qui est le droit de discussion et d’examen ; toutes ces causes tendent à exciter parmi les protestants quelques sentiments hostiles envers les catholiques.

La religion catholique a encore un caractère qui lui est propre, et qui vient aggraver ces dispositions ennemies ; je veux parler du prosélytisme.

Dans le Maryland, les principaux colléges d’éducation sont entre les mains de prêtres ou de religieuses catholiques, et la plupart des élèves sont protestants. Les directeurs de ces établissements apportent sans doute une grande réserve dans leurs moyens d’influence sur l’esprit des élèves ; mais cette influence est inévitable. Elle est encore plus sûrement exercée dans les institutions de jeunes filles.

Le clergé catholique ne s’oppose jamais au mariage des catholiques avec des protestants. On a remarqué en Amérique que les premiers n’abandonnent jamais leur religion pour prendre celle de leur femme protestante, et il n’est pas rare que les protestants mariés à des femmes catholiques adoptent la religion de celles-ci. Dans tous les cas, lorsque la femme est catholique, les enfants le sont aussi, parce que c’est la femme qui élève les enfants. Partout, aux États-Unis, le culte catholique fait les mêmes efforts pour se propager. Il se trouve par là en opposition directe de principes avec certaines sectes qui considèrent le prosélytisme comme affectant la liberté de conscience (par exemple les quakers), et il est l’adversaire de toutes.

Le catholicisme attire à lui des partisans, non-seulement par le zèle de ses ministres, mais encore par la nature même de sa doctrine. Il convient tout à la fois aux esprits supérieurs qui vont se reposer de leurs doutes au sein de l’autorité, et aux intelligences communes incapables de se choisir des croyances, et qui n’auront jamais de principes si on ne leur donne une religion toute faite. Le catholicisme semble, par cette seule raison, le meilleur culte du plus grand nombre. À la différence des congrégations protestantes, qui forment comme des sociétés choisies, et dont les membres sont en général de même rang et de même position sociale, les églises catholiques reçoivent indistinctement des personnes de toutes classes et de toutes conditions. Dans leur sein le pauvre est l’égal du riche, l’esclave du maître, le nègre du blanc ; c’est la religion des masses.

On peut ajouter à toutes ces causes un fait qui doit nécessairement influer sur la destinée du catholicisme aux États-Unis : c’est la moralité du clergé catholique dans ce pays. Je ne puis m’empêcher, à ce sujet, de rapporter les propres paroles d’un écrivain anglais, que j’ai déjà eu l’occasion de citer. Voici dans quels termes le colonel Hamilton, qui est protestant, parle du clergé catholique des États-Unis : : «Tout ce que j’ai appris, dit-il, du zèle des prêtres catholiques dans ce pays est vraiment exemplaire. Jamais ces ministres saints n’oublient que l’être le plus hideux dans sa forme contient une âme qui l’ennoblit, aussi précieuse à leurs yeux que celle du souverain pontife auquel ils obéissent… Se dépouillant de tout orgueil de caste, ils se mêlent aux esclaves, et comprennent mieux leurs devoirs envers les malheureux que tous les autres ministres chrétiens. Je ne suis pas catholique ; mais aucun préjugé ne m’empêchera de rendre justice à des prêtres, dont le zèle n’est excité par aucun intérêt temporel ; qui passent leur vie dans l’humilité, sans autre souci que de répandre les vérités de la religion, et de consoler toutes les misères de l’humanité. »[3]

Il paraît bien constant qu’aux États-Unis le catholicisme est en progrès, et que sans cesse il grossit ses rangs, tandis que les autres communions tendent à se diviser. Aussi est-il vrai de dire que, si les sectes protestantes se jalousent entre elles, toutes haïssent le catholicisme, leur ennemi commun. Les presbytériens sont ceux dont l’inimitié est la plus profonde ; ils ont des passions plus ardentes que tous les autres protestants, parce qu’ils ont une foi plus vive ; et le prosélytisme des catholiques les irrite davantage, non qu’ils en blâment la théorie comme les quakers, mais parce qu’ils le pratiquent eux-mêmes

Un événement grave, et dont le lecteur me pardonnera sans doute de lui rapporter ici les détails, est venu récemment constater la puissance des haines religieuses dont je viens de parler.

Il existe à une lieue de Boston, dans un village nommé Charlestown, un couvent de religieuses catholiques dites Ursulines. Cet établissement, consacré à l’éducation des jeunes personne, jouit d’une grande réputation dans le Massachusetts, et la plupart des jeunes filles qui s’y font admettre sont protestantes. Les parents, chez lesquels la voix du sang est souvent plus puissante que l’esprit de parti, font taire leurs passions religieuses, et placent leurs enfants dans une institution où ils croient trouver plus de garanties qu’en aucune autre pour l’instruction et les bonnes mœurs. Cependant la population du Massachusetts, foyer du puritanisme, est en masse hostile aux catholiques, et voit avec inquiétude et jalousie qu’on accorde à ceux-ci plus de confiance que n’obtiennent les institutions protestantes.

Au mois d’août dernier, des personnes malveillantes firent courir dans le public le bruit qu’une jeune religieuse s’était échappée du couvent dont il s’agit ; que les supérieures de la maison, à l’aide de manœuvres frauduleuses, étaient parvenues à l’y faire rentrer ; et qu’ensuite la jeune fille avait disparu sans qu’on sût ce qu’elle était devenue.

Ce récit était une pure fiction. Il était bien vrai que, quelques jours auparavant, l’une des pensionnaires de l’établissement l’avait abandonné furtivement ; mais elle y avait été ramenée par l’évêque de Boston, sans qu’aucune contrainte ni physique ni morale lui fût imposée. On l’avait laissée entièrement libre de sortir du couvent si, après son retour, elle persistait dans son premier dessein ; et, profitant de cette liberté, elle avait en effet quitté l’établissement.

Cependant le peuple accepte facilement les faits qui sont selon ses passions. Le 11 août 1834, vers onze heures du soir, à un signal convenu, une troupe d’hommes masqués, ou le visage teint de noir, fondent sur le couvent des Ursulines, forcent les portes, chassent violemment tous ses habitants, religieuses ou jeunes filles, les jettent nues hors de leur demeure, et mettent le feu à l’édifice, qui, en quelques heures, est complètement détruit par les flammes.[4]

J’ai dit qu’il existe deux exceptions au principe de bienveillance mutuelle qu’entretiennent les membres des différentes sectes aux États-Unis. Je viens d’exposer la première, qui est l’hostilité des protestants contre les catholiques ; la seconde est l’hostilité de toutes les sectes chrétiennes contre les unitaires.

Les unitaires sont les philosophes des États-Unis. Tout le monde, en Amérique, est forcé par l’opinion de tenir à un culte : l’unitairianisme est en général la religion de ceux qui n’en ont point. En France, la philosophie du dix-huitième siècle attaqua, masque levé, la religion et ses ministres. En Amérique, elle travaille au même œuvre, mais elle est obligée de cacher sa tendance sous un voile religieux. C’est la doctrine unitairienne lui sert de manteau. Voici quels sont les points principaux de cette doctrine aux États-Unis.

Les unitaires croient :

1º À un Dieu en une seule personne, et non en trois ;

2º Que la Bible n’est pas directement émanée de Dieu, mais l’œuvre d’un homme rendant compte de la révélation ;

3º Que Jésus-Christ n’est point un Dieu, mais l’agent d’un Dieu ;

4º Qu’il n’y a point de Saint-Esprit ;

5º Que Jésus-Christ est venu sur la terre, non pour expier par sa mort les péchés des hommes, mais pour donner à ceux-ci l’exemple de la vertu ;

6º Que l’homme n’a point de tache originelle ; que c’est un être né bon, n’ayant d’autre chose à faire que de se perfectionner ;

7º Que le méchant ne sera point éternellement malheureux ;

8º Que, pour parvenir à une vie perpétuellement heureuse, les hommes ne doivent fonder aucune espérance sur Jésus-Christ, mais compter seulement sur leurs bonnes œuvres ;

9º Que la célébration du dimanche n’est point nécessaire, etc., etc.

Cette doctrine, qui renverse de fond en comble le christianisme, n’est d’ailleurs qu’une conséquence du protestantisme, qui, repoussant le principe de l’autorité, veut que chaque croyance soit soumise à l’examen de la raison. Les presbytériens sont donc peu logiques lorsqu’ils reprochent aux unitaires de ne pas croire certaines choses, puisque eux-mêmes se sont attribué le droit de repousser certaines croyances. Les presbytériens voudraient soutenir l’édifice qu’ils ont ébranlé ; les unitaires pensent qu’il est plus rationnel que la chute suive la commotion. Toutes les sectes dissidentes, qui contestent quelques dogmes, sont d’accord sur le plus grand nombre ; mais l’Église unitaire n’en reconnaît aucun. — À vrai dire, l’unitairianisme n’est point un culte, c’est une philosophie ; il forme l’anneau de jonction entre le protestantisme et la religion naturelle. C’est le dernier point d’arrêt de la raison humaine qui, partie du catholicisme, placée à la base de la religion chrétienne, monte, par tous les degrés du protestantisme, jusqu’aux sommets de la philosophie, où, étant arrivée, elle se meut dans l’espace au risque de s’y perdre.

La secte des unitaires, connus en Europe sous le nom de Sociniens, ne s’est introduite aux États-Unis que depuis vingt ou vingt-cinq ans. Boston en a été le berceau, et c’est dans cette ville qu’elle se développe aujourd’hui sous l’influence du révérend docteur Channing, le prédicateur le plus éloquent, et l’un des écrivains les plus remarquables des États-Unis. — La doctrine unitaire fait chaque jour des progrès dans les grandes cités, où l’esprit philosophique pénètre d’abord. Mais elle s’étend peu jusqu’à ce jour dans les campagnes, dont les habitants montrent, en général, beaucoup de zèle religieux.

Les presbytériens sont les adversaires les plus ardents des unitaires. Voici comment s’exprime, sur le compte de ces derniers, un ouvrage périodique publié à Boston par les presbytériens. L’auteur signale les nombreuses différences qui distinguent les unitaires des autres protestants, et il ajoute : « Aussi long-temps que ces divergences subsisteront, il ne saurait exister aucune union vraiment chrétienne entre leur culte et le nôtre, et il n’est point à désirer qu’on fasse aucun effort pour amener entre eux et nous un rapprochement qui ne serait qu’extérieur. Au fond, ce sont deux religions séparées l’une de l’autre. Il est bon que la séparation demeure aussi dans la forme ; elles ne sauraient marcher ensemble : il vaut mieux que chacune procède dans sa voie. Une scission complète, plus parfaite, s’il se peut, que celle qui existe déjà, au lieu d’accroître les difficultés, servira, dans l’état actuel des choses, à les prévenir, et, loin de nuire à aucune des parties, tournera au profit des deux. »[5]

Voici comment un presbytérien m’expliquait un jour l’animosité de sa secte contre les unitaires : « Les différents cultes se tolèrent mutuellement, me disait-il, parce que, bien que divergents entre eux, ils ont une base commune, la divinité de Jésus-Christ… mais les unitaires, en niant la divinité du Christ et tous les dogmes généralement adoptés, ont fait du christianisme une philosophie : or, la religion et la philosophie ne peuvent s’accorder ensemble ; celle-ci est ennemie de toutes les croyances ; elle s’en prend, non à une partie du culte, mais au culte tout entier ; c’est, entre elle et la religion, une question de vie et de mort. » On comprend maintenant le sentiment hostile dont sont animées toutes les sectes religieuses envers les unitaires. Les catholiques sont peut-être, de tous les chrétiens des États-Unis, ceux qui s’affligent le moins du progrès du socianisme : ils pensent qu’on finira par ne voir en Amérique que deux religions, le catholicisme, c’est-à-dire le christianisme basé sur l’autorité, et le déisme, c’est-à-dire la religion naturelle fondée sur la raison. Ils croient en outre qu’un culte extérieur étant nécessaire, et la religion naturelle n’en comportant aucun, tous ceux qui seront sortis du christianisme pour entrer dans la philosophie, reviendront à la religion chrétienne par le catholicisme.

On voit que l’inimitié des sectes protestantes contre les unitaires, et leur haine contre les catholiques, ont des causes tout opposées : elles reprochent à ceux-ci de tout croire, à ceux-là de ne croire rien ; aux uns de proscrire le droit d’examen, aux autres d’en abuser.

Entre ces deux points extrêmes, le catholicisme et l’unitairianisme, il existe un espace immense occupé par une multitude d’autres sectes : mille degrés intermédiaires se montrent entre l’autorité et la raison, entre la foi et le doute ; mille tentatives de la pensée toujours élancée vers l’inconnu, mille essais de l’orgueil qui ne se résigne point à ignorer. Tous ces degrés, l’esprit humain les parcourt, poussé quelquefois par les plus nobles passions ; tantôt précipité dans l’erreur par l’amour du vrai, tantôt dans la folie par les conseils de la raison.

Ce serait un spectacle plein d’enseignements philosophiques que le tableau de tous ces égarements et de toutes ces infirmités de l’intelligence humaine, qui s’agite incessamment dans un cercle où elle ne trouve jamais le point d’arrêt qu’elle cherche. On ne verrait pas sans étonnement et sans pitié se dérouler les anneaux de la longue chaîne qui lie les unes aux autres toutes ces aberrations.

Quoiqu’il n’entre point dans mon plan de faire cette peinture, je ne puis m’empêcher de présenter ici les traits principaux d’une secte protestante, dont les doctrines m’ont paru les plus bizarres, pour ne pas dire les plus absurdes. Ces observations ne sortiront point de mon sujet ; car on conçoit aisément l’influence qu’ont les principes et les doctrines d’une secte sur ses rapports avec les autres congrégations.

Il existe aux États-Unis une communion de protestants appelés quakers shakers, c’est-à-dire trembleurs. Cette secte, fondée dans le siècle dernier par une femme nommée Anne Lee, se compose moitié d’hommes, moitié de femmes, vivant ensemble sous le même toit, on ne sait trop pour quelle raison, car les uns et les autres ont fait vœu de célibat.

Leur association est établie sur le principe de la communauté des biens : chacun travaille dans l’intérêt de tous. Les hommes cultivent des terres appartenant à l’établissement, et dont les produits font vivre les membres de la société ; les femmes se livrent aux soins que leur sexe comporte.

Ceux qui n’ont rien mis dans la communauté en retirent le même avantage que les sociétaires dont l’apport a été le plus considérable. Du reste, l’association semble profiter à tous. Chacun retire d’elle un grand bien-être matériel, la vie commune étant beaucoup moins chère que la vie individuelle.

Voici maintenant quelle est leur doctrine religieuse,

« L’examen attentif des livres saints prouve, disent-ils, que la venue d’un second Messie a été annoncée, et que ce second Messie a dû paraître dans l’année 1761. Ce Messie, c’est Anne Lee (fondatrice de la secte) ; vous êtes obligé de le reconnaître, car vous ne pouvez nier la vérité annoncée par les livres sacrés. Or, nous disons que le Messie annoncé pour l’an 1761 est Anne Lee. Prouvez-nous que c’est un autre, autrement il faudra bien reconnaître que notre religion est la seule vraie.

« Nous avons adopté le célibat des hommes et des femmes parce que Anne Lee est venue annoncer à la terre que le monde est si corrompu, qu’il doit finir, et c’est entrer dans les vues de la Providence que de coopérer à ce résultat. »

Ayant souvent entendu tourner en dérision les cérémonies qui constituent le culte extérieur des quakers trembleurs, j’ai voulu les voir de mes propres yeux.

Non loin d’Albany, à Niskayuma, se trouve une congrégation de shakers, que j’ai visités un jour de fête religieuse.

L’établissement est isolé au milieu d’une forêt, et ses abords présentent l’aspect le plus sauvage ; cependant il est peu distant de la ville, et toutes les fois qu’une cérémonie des trembleurs est annoncée, le désert et ses environs se peuplent d’une foule de curieux américains ou étrangers, attirés par la renommée de ces singuliers solitaires.

Une portion de la salle où se célèbre leur culte est destinée au public ; l’autre partie, plus élevée, forme une espèce de théâtre sur lequel se passe la cérémonie. Je venais de prendre place parmi les spectateurs fort nombreux, lorsque je vois paraître sur la scène des femmes, les unes vieilles, les autres jeunes, et d’autres tout-à-fait enfants. Elles étaient vêtues de blanc et portaient un costume uniforme : un petit chapeau gris à bords échancrés couvrait leur tête. Elles s’avancent à pas comptés à la suite les unes des autres, s’asseyent à la droite des spectateurs, étendent un mouchoir blanc sur leurs genoux, et y posent leurs mains avec des mouvements d’une extrême précision : alors elles se tiennent immobiles.

En ce moment paraissent les hommes en uniforme violet et la tête couverte d’un grand chapeau à larges bords. Ils défilent gravement et vont s’asseoir en face des femmes. Après une pause silencieuse de quelques instants, hommes et femmes se lèvent et se regardent face à face pendant cinq minutes, sans rien dire : puis, l’un des shakers sort des rangs, prend la parole, et, s’adressant au public, il explique l’objet de la cérémonie, qui est, dit-il, de glorifier le Seigneur, et il termine en invitant les spectateurs a ne pas rire de ce qu’ils vont voir et entendre.

À peine a-t-il achevé de parler que tous entonnent un hymne religieux avec des voix discordantes, et, tout en chantant, balancent leurs corps, secouent leurs mains, agitent leurs bras de la façon la plus étrange. Ces exercices durent environ une heure : pendant tout ce temps, ils se reproduisent sous la même forme avec quelques modifications.

Le lecteur sait que ces cris, ces balancements ont pour objet la gloire de Dieu, et que tous ces mouvements du corps sont excités par l’enthousiasme religieux. Or, en s’agitant, en chantant, les shakers s’échauffent de plus en plus ; leur exaltation s’accroît et se manifeste avec plus d’énergie… Alors on les voit danser pêle-mêle au milieu de clameurs violentes et de gestes désordonnés. Tantôt une douzaine d’hommes rangés en file et un même nombre de femmes paraissent diriger tous les autres : ils tiennent leurs mains levées à hauteur de la poitrine et les secouent sans relâche. Une autre fois on voit immobiles au milieu de la scène quinze ou vingt quakers autour desquels tous les autres dansent et chantent avec une incroyable ardeur : c’est le plus haut degré de l’inspiration.

Tout cela se fait gravement et avec une bonne foi au moins apparente. Sur plusieurs de ces têtes si follement agitées se montrent des cheveux blancs. Bien dans cette cérémonie burlesque ne fait rire, parce que tout fait pitié.

Tout-à-coup les cris cessent, les mouvements s’arrêtent ; au milieu d’un silence profond un vieillard paraît, et s’adressant aux spectateurs, il leur dit : « Un intérêt mondain, une vaine curiosité vous ont attirés en ce lieu ; puissiez-vous en rapporter de salutaires impressions ! Qui de vous peut se dire aussi heureux que nous le sommes ? Le bonheur n’est ni dans la richesse, ni dans les plaisirs des sens ; il consiste surtout dans la raison. Tout le monde s’agite vainement à la recherche de la vérité ; nous seuls l’avons trouvée sur terre. »

J’ai quelquefois entendu révoquer en doute la pureté des mœurs des shakers et soutenir qu’alors même que tous les hommes et toutes les femmes de l’univers se dévoueraient au célibat des trembleurs, le monde ne finirait pas ; mais le plus communément on n’attaque point les shakers sous ce rapport ; on leur fait un autre reproche qui me paraît plus fondé : on prétend que les chefs de la société manquent de bonne foi. Comme on entre dans l’association avec ou sans fortune, le grand profit est pour ceux qui n’apportent rien : les riches sont les dupes.

On ne voit pas, du reste, bien clairement la cause qui peut pousser dans cette congrégation une personne de bonne foi. Le quaker shaker n’abandonne point complètement le monde ; il entretient avec ses semblables tous les rapports utiles à son bien-être.

Je comprends le trappiste, fuyant la société des hommes, se vouant à la solitude, en passant sa vie à creuser son tombeau. La récompense morale est dans la grandeur même du sacrifice ; mais quel est le mérite du solitaire, prenant au monde une partie de ses avantages, et repoussant l’autre, on ne sait pourquoi ?

S’il était possible de lire au fond des cœurs, on verrait peut-être que la vanité est le principal mobile des trembleurs. La bizarrerie même de leur culte n’est-elle pas précisément ce qui les y attache ? La plupart des shakers sont d’assez médiocres gens ; tous cependant ont une scène et un public : sans leur absurdité, qui parlerait d’eux ? Les formes sous lesquelles se produit l’orgueil des hommes sont infinies.

Quoi qu’il en soit, on ne peut s’empêcher, en présence d’un pareil spectacle, de déplorer la misère de l’homme et la faiblesse de sa raison.

Il n’est pas rare que les autres sectes protestantes tournent en dérision le culte des shakers.

Mais la communauté des trembleurs est-elle donc la seule qui soit tombée dans de tristes écarts ?

La secte des quakers proprement dite a mieux compris qu’aucune autre ce qu’il y a de moral dans l’homme. Nulle n’a poussé plus loin qu’elle la pratique de la liberté civile et religieuse et de l’égalité des hommes entre eux. La Pensylvanie lui doit l’austérité et la simplicité de ses mœurs, et, quoique la société des quakers y soit en décadence, ce pays en ressentira long-temps encore la salutaire influence. Cependant est-il rien de plus absurde et de plus contraire à la nature que l’un des principaux dogmes de cette communauté ?

L’Evangile dit que celui qui reçoit un soufflet sur une joue doit tendre l’autre ; le christianisme recommande la paix et la douceur ; et les quakers concluent de là qu’on ne doit résister à aucune violence, même pour défendre sa vie. Je demandais une fois à un quaker s’il repousserait par la force un assassin qui en voudrait à ses jours, il ne m’a pas répondu : la théorie de sa secte est qu’il ne devrait pas opposer à une telle attaque une pareille résistance.

Ainsi, voilà toute une population éclairée et sage qu’une interprétation erronée de la parole de Dieu conduit à la violation de la première et de la plus sacrée de toutes les lois de la nature, qui est la conservation de soi-même.

N’est-il pas triste de voir s’égarer ainsi l’intelligence de l’homme, tantôt dans le doute des sociniens, tantôt dans la doctrine ridicule des trembleurs, une autre fois dans la théorie absurde des quakers ? comme si l’homme ne pouvait user de sa raison qu’à la condition de faire en même temps acte d’impuissance ou de folie.

Je ne poursuivrai point l’examen des divergences que présentent les sectes protestantes ; qu’il me suffise de faire observer, à ce sujet, que toutes ces sectes, dont les doctrines varient à l’infini, depuis la communauté des quakers, dont la théorie laisse mourir l’homme sans défense, jusqu’à la congrégation des shakers, dont les principes amèneraient la fin du monde, toutes ont un point commun, où elles se trouvent parfaitement unies. Ce point, c’est la pureté de la morale que chacune professe.

Le presbytérianisme, dont je viens de signaler les passions haineuses, est peut-être de toutes les communautés protestantes la plus féconde en bonnes œuvres. Le fanatisme qui fait les crimes engendre aussi les vertus.

On a souvent ridiculisé la congrégation des méthodistes, dont les prédicateurs ambulants font retentir les forêts américaines de leurs cris enthousiastes et de leurs hurlements inspirés ; mais leur zèle, plus ardent qu’éclairé, est toujours sincère. Ne parcourent-ils pas, au risque de leur vie, les contrées les plus sauvages pour y porter la parole évangélique ? Que deviendraient, sans ces pieux pèlerins, les habitants des États de l’Ouest, dont les demeures éparses çà et là sont éloignées de toute église ? Les méthodistes qui parcourent le désert sont encore les meilleurs messagers de civilisation, et les plus sûrs consolateurs de l’infortune.

Tous ces cultes sont fondés sur une morale pure, parce que tous sont chrétiens ; ils sont divisés par des doctrines opposées, mais ils ont entre eux un lien puissant, c’est celui de la vertu.

§ II.

Rapports des cultes avec l’État.

Nulle part la séparation de l’Église et de l’État n’est mieux établie que dans l’Amérique du Nord. Jamais l’État n’intervient dans l’Église, ni l’Église dans l’État.

Toutes les constitutions américaines proclament la liberté de conscience, la liberté et l’égalité de tous les cultes.

« Tous les hommes, dit la loi de Pensylvanie, ont reçu de la nature le droit imprescriptible d’adorer le Tout-Puissant selon les inspirations de leur conscience, et nul ne peut légalement être contraint de suivre, instituer ou soutenir contre son gré aucun culte ou ministère religieux. Nulle autorité humaine ne peut, dans aucun cas, intervenir dans les questions de conscience et contrôler les pouvoirs de l’âme. »[6]

« Au nombre des droits naturels, dit la loi d’un autre État, quelques-uns sont inaliénables de leur nature, parce que rien n’en peut être l’équivalent. De ce nombre sont les droits de conscience. »[7]

Ainsi il n’existe aux États-Unis ni religion de l’État, ni religion déclarée celle de la majorité, ni prééminence d’un culte sur un autre. L’État est étranger à tous les cultes. Chaque congrégation religieuse se gouverne comme il lui plaît, nomme ses ministres, lève des taxes parmi ses membres, règle ses dépenses, sans rendre aucun compte à l’autorité politique, qui ne lui en demande point.

Dans un grand nombre d’États, les ministres des cultes, à quelque secte qu’ils appartiennent, sont déclarés incapables par la loi de remplir aucune fonction civile ou militaire. « Attendu tendu, porte la constitution de New-York, que les ministres de l’Evangile sont, par état, dévoués au service de Dieu et au soin des âmes, et que rien ne doit les détourner des importants devoirs de leur ministère. »[8]

La vie politique est donc entièrement interdite aux ministres de l’Église. On conçoit dès lors que le pouvoir ne trouve pas plus d’appui dans les ministres d’une secte que dans ceux d’une autre congrégation.

Je viens d’exposer les principes généraux ; il me faut maintenant indiquer ici quelques exceptions.

La constitution du Massachusetts proclame la liberté des cultes, en ce sens qu’elle n’en veut persécuter aucun ; mais elle ne reconnaît dans l’État que des chrétiens, et ne protége que des protestants.[9]

Aux termes de cette constitution, les communes qui ne pourvoient pas d’une manière convenable aux frais et à l’entretien de leur culte protestant, peuvent être contraintes de le faire par une injonction de la législature.[10] L’impôt recueilli en conséquence de cette mesure peut être appliqué par chacun au soutien de la secte à laquelle il appartient ; mais nul ne pourrait se dispenser de le payer, sous le prétexte qu’il ne pratique aucun culte.[11]

La constitution du Maryland déclare aussi que tous les cultes sont libres, et que nul n’est forcé de contribuer à l’entretien d’une église particulière. Cependant elle confère à la législature le droit d’établir, selon les circonstances, une taxe générale pour le soutien de la religion chrétienne.[12]

La constitution du Vermont ne reconnaît que des cultes chrétiens, et porte textuellement que toute congrégation de chrétiens devra célébrer le sabbat ou jour du Seigneur, et observer le culte religieux qui lui semblera le plus agréable à la volonté de Dieu, manifestée par la révélation.[13]

Quelquefois les constitutions américaines prêtent aux cultes religieux une assistance indirecte : c’est ainsi que la loi du Maryland déclare que, pour être admissible aux fonctions publiques, il faut être chrétien.[14] Dans le Nouveau-Jersey, il faut être protestant. [15]La constitution de Pensylvanie exige qu’on croie à l’existence de Dieu et à une vie future de châtiments ou de récompenses.[16]

Les dispositions que je viens de signaler sont les seules protections légales qui, aux États-Unis, soient données par l’État à un culte religieux.

À part ces deux exceptions ions, il n’existe aucun contact entre l’État et l’Église, si ce n’est que toute congrégation religieuse reçoit, à sa naissance, la sanction de la législature, qu’on appelle en anglais l’incorporation. Ce n’est pas là précisément une autorisation légale, car le pouvoir d’autoriser l’existence des associations et congrégations religieuses entraînerait le droit de les défendre, et ce droit n’appartient point aux législatures des États américains ; à vrai dire, l’incorporation n’est point établie dans l’intérêt de l’État, mais, bien dans celui de l’association qui se forme : elle a pour effet d’investir la congrégation du droit d’ester en justice, de posséder à titre de propriétaire, de donner et de recevoir, etc. ; elle confère la vie civile à une société qui pourra agir comme individu, et qui, auparavant, n’avait d’action que par chacun de ses membres.

Quel que soit le plus ou le moins de faveur accordée par les lois de quelques États à telle ou telle secte religieuse, on peut dire du moins dans les termes les plus généraux et les plus absolus, que, dans l’Amérique du Nord, il n’existe point de clergé, formant un corps constitué politiquement, et reconnu tel par l’État ou par la puissance des mœurs.

Mais si les ministres du culte sont tout-à-fait étrangers au gouvernement de l’État, il n’en est point ainsi de la religion.

La religion, en Amérique, n’est pas seulement une institution morale, c’est aussi une institution politique. Toutes les constitutions américaines recommandent aux citoyens l’exercice d’un culte religieux comme la double sauvegarde des bonnes mœurs et des libertés publiques. Aux États-Unis, la loi n’est jamais athée. Voici comment s’exprime à ce sujet la constitution du Massachusetts : « C’est le droit et aussi le devoir de tout homme en société d’adorer publiquement et à des époques déterminées l’Etre-Suprême, le créateur de toutes choses, tout-puissant et souverainement bon… Comme le bonheur d’un peuple, le bon ordre et le maintien du pouvoir civil dans un pays dépendent essentiellement de la piété, de la religion et de la morale, et comme la religion, la morale et la piété ne peuvent se répandre au sein d’un peuple qu’au moyen de l’institution d’un culte extérieur adressé à la Divinité, et à l’aide d’établissements publics moraux et religieux ; par ces raisons, le peuple de cette république, jaloux d’accroître la somme de son bien-être et d’assurer la conservation de son gouvernement… » Suivent les dispositions en faveur de la religion… [17]

La constitution du New-Hampshire contient un préambule religieux de la même nature.[18]

Celle de l’Ohio proclame la religion, la morale et l’instruction, indispensables à un bon gouverneur et au bien-être des hommes.[19]

Ces principes religieux, écrits en tête des constitutions américaines, se retrouvent dans toutes les lois ; on les rencontre dans tous les actes du gouvernement, dans les proclamations des fonctionnaires publics, en un mot dans tous les rapports des gouvernants avec les gouvernés. Il n’est pas en Amérique une solennité politique qui ne commence par une pieuse invocation. J’ai vu une séance du Sénat à Washington s’ouvrir par une prière ; et la fête anniversaire de la déclaration d’indépendance consiste, aux États-Unis, dans une cérémonie toute religieuse.

Je viens de montrer comment la loi, qui ne reconnaît ni l’empire, ni l’existence même d’un clergé, consacre le pouvoir de la religion.

J’ajouterai que les sectes religieuses, qui demeurent étrangères aux mouvements des partis, sont loin de se montrer indifférentes aux intérêts politiques et au gouvernement du pays ; toutes prennent un intérêt très-vif au maintien des institutions américaines ; elles protègent ces institutions par la voix de leurs ministres dans la chaire sacrée et au sein même des assemblées politiques. La religion chrétienne est toujours, en Amérique, au service de la liberté.

C’est un principe du législateur des États-Unis que, pour être bon citoyen, il faut être religieux ; et c’est une règle non moins bien établie que, pour remplir ses devoirs envers Dieu, il faut être bon citoyen. À cet égard toutes les sectes rivalisent de zèle et de dévouement ; le catholicisme, comme les communions protestantes, vit en très-bonne harmonie avec les institutions américaines ; il se développe et grandit sous ce régime d’égalité : il a le bonheur, dans ce pays, de n’être ni le protecteur du gouvernement, ni le protégé de l’État.

Il n’existe en Amérique qu’une seule congrégation qui soit hostile aux lois du pays, c’est celle des quakers.

Le même principe qui les empêche de résister individuellement à la violence d’un agresseur les conduit à penser que la société n’a point le droit de repousser par la force les attaques d’un ennemi ; jamais théorie si insociale n’est sortie d’une secte si morale et si pure ! quoi qu’il en soit, les quakers refusent de faire partie de l’armée et même de la milice américaine. — « Ainsi, disais-je un jour à un quaker de Philadelphie, une nation attaquée par un autre peuple qui en veut à son existence n’a pas le droit de se défendre ! » — « Non, me répondit le quaker ; la guerre, la résistance, la violence, sont contraires à l’esprit de l’Evangile. Quand nous trouvons dans les livres saints un principe, nous ne nous bornons pas à l’admirer, nous le mettons en pratique. Le Christ commande aux hommes de vivre en paix, c’est donc désobéir à ses lois que de faire la guerre. Notre conviction à cet égard est telle, que jamais nous ne porterons les armes, quelle que soit la puissance humaine qui veuille nous y contraindre. En 1812, lorsque l’Angleterre et les États-Unis entrèrent en guerre, un grand nombre de quakers de Philadelphie furent désignés pour marcher contre l’ennemi, mais tous refusèrent en se fondant sur les principes de leur religion. On les traduisit devant les tribunaux, qui les condamnèrent à de fortes amendes ; ils ne les payèrent pas. Alors on saisit et on vendit leurs biens ; ceux qui n’en avaient pas furent jetés en prison. Nous aurions à notre disposition tous les trésors de l’univers, que jamais nous ne voudrions acquitter l’amende portée contre nous en pareil cas. Le paiement serait une sorte d’acquiescement ; quand on nous traîne en prison, c’est une violence à laquelle nous cédons, et qui n’entraîne de notre part aucune adhésion de nos volontés. » Je ne discuterai pas ce raisonnement, dont le vice est trop facile à saisir. Ainsi l’autorité demande aux citoyens de s’armer pour la défense du pays, et voilà toute une secte religieuse qui résiste au pouvoir, parce que l’Evangile a recommandé la paix et la douceur ; de sorte qu’un précepte sublime, enseigné par Dieu, devient, entre les mains de l’homme, la source d’un crime, car il tue le patriotisme.

Ici, du reste, je dois faire observer que les quakers ne sont pas hostiles aux institutions américaines, au gouvernement républicain des États-Unis ; nulle secte, au contraire, n’est plus démocratique que la leur ; mais ils sont hostiles à toute société, parce que la première loi de tout être existant, individu ou corps social, est de se conserver, partant de se défendre.

Je viens d’exposer les rapports des cultes avec l’État selon les lois américaines… Mais, sur cette matière, les lois sont bien moins puissantes que les mœurs.

Si, dans tous les États américains, la constitution n’impose pas les croyances religieuses et la pratique d’un culte comme condition des priviléges politiques, il n’en est pas un seul où l’opinion publique et les mœurs des habitants ne prescrivent impérieusement l’obligation de ces croyances. En général, quiconque tient à l’une des sectes religieuses, dont le nombre aux États-Unis est immense, jouit en paix de tous ses droits sociaux et politiques. Mais l’homme qui dirait n’avoir ni culte ni croyance religieuse serait non-seulement exclus en fait de tous emplois civils et de toutes fonctions électives gratuites ou salariées, mais encore il serait l’objet d’une persécution morale de tous les instants ; nul ne voudrait entretenir avec lui des rapports de société, encore moins contracter des liens de famille ; on refuserait de lui vendre et de lui acheter : on ne croit pas, aux États-Unis, qu’un homme sans religion puisse être un honnête homme.

J’indiquais tout-à-l’heure les atteintes portées à la liberté religieuse par les lois de quelques États. Je dois ajouter, en finissant, que ces violations disparaissent chaque jour des lois et des mœurs américaines. Il ne faut pas oublier que la Nouvelle-Angleterre, foyer du puritanisme, fut long-temps religieuse jusqu’au fanatisme, et, si l’on songe que la loi politique de ce pays punissait jadis de mort les mécréants, c’est-à-dire ceux qui n’étaient pas presbytériens, on reconnaîtra quels progrès le Massachusetts et les autres États du Nord ont faits dans la tolérance et dans la liberté.


  1. Les chefs-lieux de ces diocèses sont Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore, Charleston, Mobile, la Nouvelle-Orléans, Bardstown, Cincinnati, Saint-Louis, Détroit.
  2. Il y a dans la cathédrale de Baltimore des bancs qui se sont vendus jusqu’à 1,500 dollars (8,000 francs). Le prix le plus ordinaire d’un banc est de 500 à 1,000 francs. Outre le paiement primitif de cette somme, le propriétaire du banc paie annuellement une somme, soit de 20, soit de 30 ou de 40 dollars, pour la conservation de son droit. On considère dans la société la possession de ces bancs comme une distinction ; on se les dispute, et les familles font de grands sacrifices pécuniaires pour les acheter.
  3. Hamilton, Men and Manners in America, p.314.
  4. V. tous les journaux américains d’août 1834.
  5. Spirit of the pilgrim, july 1831.
  6. Constitution de Pensylvanie, art. 9, § 3.
  7. Constitution du New-Hampshire, art. 5 et 6. V.aussi toutes les constitutions des autres États ; celle du Maine, art. 1er § 3, de New-York, art. 7, § 3 ; de Ohio, art. 8, § 3 ; du Vermont, art. 3 ; de Delaware, art. 1er, du Maryland art. 33 ; du Missouri, art. 5, etc.
  8. V. Constitution de New-York, art. 7, § 4.
  9. V. Constitution du Massachusetts, art. 2 et 3, 1er, 2e et 4e alinéa.
  10. V. ibid., art. 3, 1er et 2e alinéa.
  11. V. ibid., art. 3e, 4e alinéa.
  12. V. Constitution du Maryland, art. 33.
  13. V. Constitution du Vermont, art. 3.
  14. V. Constitution du Maryland, art. 35.
  15. Constitution du Nouveau-Jersey, art. 18. Cet article porte que tous protestants, de quelque dénomination que ce soit, sont admissibles aux emplois et fonctions publiques. Nommer les uns, c’est exclure les autres.
  16. Constitution de Pensylvanie, art. 4.
  17. Art. 2 et 3 de la Constitution de Massachusetts.
  18. Constitution de New-Hampshire, art, 4, 5 et 6.
  19. V. Constitution de l’Ohio, art. 8, § 3.