CHAPITRE IX.


L’épreuve.


Nelson fut inflexible dans son sentiment. Je ne pouvais approuver ses craintes ; cependant il me fallut obéir à sa volonté. Je me consolais en pensant que cet obstacle n’était qu’un ajournement de mon bonheur… N’étais-je pas sûr du cœur de Marie ? et Nelson me promettait qu’à mon retour, si mes intentions n’étaient pas changées, il cesserait de les combattre.

Avant de quitter Marie, je lui donnai mille assurances d’amour. Elle m’écoutait triste et silencieuse ; enfin, d’une voix attendrie : — Je ne veux point, me dit-elle, par des serments justifier les vôtres. Pour vous rester fidèle, il ne me faudra ni sacrifices ni efforts, à moi que personne ne peut aimer ; mais vous, ami généreux, vous ne pouvez engager l’avenir et vous charger, en entrant dans la vie, d’un fardeau qui vous écraserait au premier pas. Ses larmes achevèrent de me répondre. Au jour marqué pour mon départ, comme j’allais prendre dans la baie de Baltimore le bateau à vapeur qui devait me conduire à New-York, et, au moment où le canot d’embarcation commençait à s’éloigner de terre, Marie, dont j’avais reçu les adieux, me fit un signe du rivage, et levant ses mains vers moi : — Ludovic, s’écria-t-elle, vos serments ! vous ne pourrez les tenir !… je vous en délie… Je fis un mouvement vers elle ; mais l’absence était commencée. Je jetai une parole aux vents ; déjà j’étais trop loin pour être entendu. Avec quelle rapidité cette séparation devint complète ! comme l’intervalle entre nous s’agrandit vite ! D’abord la distance que l’œil mesure sans peine ; puis l’horizon qui se dérobe à la vue ; et tout-à-coup le vide immense, sans bornes, dans lequel on s’agite, entre le ciel et la mer ! Ainsi, un moment insensible sépare l’existence qui touche à la terre de la vie qui se perd dans l’espace !…

Lorsque, de deux amis qui se séparent, l’un s’éloigne sur mer, le moins à plaindre est celui qui, du rivage, suit des yeux le vaisseau qui part ; après qu’il ne distingue plus personne sur le navire, il regarde long-temps encore ; sa douleur est comme en suspens, et, tant qu’il aperçoit la pointe d’un mât, l’ombre d’une voile, il tient par quelque chose à l’être chéri qui va disparaître. Un moment vient où le vaisseau se réduit aux proportions d’un atome imperceptible, jusqu’à ce qu’enfin il échappe aux regards et se confonde dans l’horizon avec le ciel et les flots. Alors il se fait dans le cœur un affreux brisement : c’est la sombre nuit succédant à la dernière lueur d’une clarté mourante ; c’est le signal du désespoir pour l’âme qui sentait venir son infortune.

Cependant, celui que la voile entraîne est encore plus malheureux : la vapeur, les vents, tout conspire contre lui ; à peine quelques instants sont-ils écoulés que cette terre, sur laquelle il cherche un ami, n’offre plus à ses regards qu’un point obscur ; rien ne s’y distingue, rien ne s’en détache. Une petite barque ressort à toits les yeux sur l’immense Océan ; et tout est confusion sur une terre lointaine ; édifices, forêts, habitants, tout s’y fond dans une seule teinte qui ne forme qu’une ombre… Ainsi, l’ami que vous laissez sur le rivage vous échappe subitement ; vous cessez tout-à-coup de le toucher, de l’entendre, de le voir ; toutes les douleurs de l’absence vous saisissent à la fois.

Mon chagrin fut profond… L’aspect de l’Océan vint ajouter encore à la tristesse de mon âme. Rien, hélas ! ne ressemble plus aux jours de la vie que les mouvements d’un vaisseau ; la plupart sont modérés : c’est l’image de la vie commune, placée entre le calme et la tempête. Le vaisseau va jusqu’à ce qu’il s’use ou se brise ; un autre prend sa place pour recommencer les mêmes courses à travers les mêmes périls : ainsi font les hommes sur la terre. Pareil à l’Océan, le monde seul ne change point et demeure avec ses écueils, ses orages et ses abîmes.

En rappelant le souvenir de mes dernières années, j’y trouvai un tel enchaînement de malheurs, qu’il me sembla que ma vie était engagée à l’infortune… j’accusai ma destinée, et, comme l’amour de Marie me restait assez puissant pour lutter seul contre toutes mes peines, je m’efforçai de me ravir à moi-même cette dernière consolation, et mon esprit fut ingénieux à forger des soupçons et des défiances qui n’étaient pas dans mon cœur. Je savais que la légèreté est le défaut de toutes les femmes ; parmi celles qui sont constantes, la plupart ne le sont que par faiblesse : on peut, en restant près d’elles, perdre leur amour ; mais n’est-ce pas le seul moyen de conserver leur foi ? J’ai toujours cru que les hommes ont des affections plus profondes ; les femmes, des passions plus vives : les premiers aiment mieux de loin ; les femmes, de près : l’homme a plus d’imagination, et l’imagination va toujours au-delà du réel ; la femme, plus de sensibilité, et la sensibilité se nourrit d’excitations instantanées. J’avais vu Marie tout en larmes à mon départ… mais son amour serait-il puissant contre l’absence ? Moi, j’avais été courageux devant elle, et loin de sa vue je pleurais.

Alors commença pour moi une vie de misère profonde, et presque de honte ; car je sentis défaillir mon courage. La douleur d’être séparé de celle que j’aimais abattait mon âme ; et je me trouvai en face de malheurs qui dépassaient tout ce que mon imagination avait pu prévoir. Mais à quoi bon vous affliger de l’histoire de mes maux ?

Ici Ludovic s’arrêta ; sa physionomie prit un aspect plus sombre, son regard devint fixe, et ses lèvres immobiles demeuraient en suspens, comme si elles se refusaient à un douloureux aveu.

— De grâce, s’écria le voyageur, continuez un récit qui m’instruit et me touche. Je suis avide de connaître votre destinée… Parlez, je vous en supplie.

— Je ne vous ai pas dit la moitié de mes malheurs ; et quel intérêt…

L’intérêt le plus vif, répliqua le voyageur, me rend attentif à vos paroles. Vous me racontez vos peines ; ce sont elles qui me captivent. Je n’ai jamais recherché ni les joies ni les félicités du monde ; mais je me suis toujours senti attiré par l’infortune. Le bonheur des hommes est si mêlé d’orgueil et d’égoïsme, qu’il m’ennuie et me dégoûte, mais il me reste dans l’âme une longue et douce impression quand j’ai pleuré avec des malheureux.

— Hélas ! reprit Ludovic après une courte pause, voici l’époque de ma vie dont le souvenir est le plus-amer ; c’est le temps où j’ai senti chanceler dans mon cœur les serments qui m’unissaient à mon amie… Aujourd’hui, je rougis de ma faiblesse. Mon Dieu ! par quels malheurs il m’a fallu passer pour arriver à cette criminelle hésitation !

J’avais, dans toute la sincérité de mon cœur, juré à Marie que je l’aimerais toujours. L’obstacle qu’on opposait à mon amour, quelque grave qu’on le représentât à mes yeux, me semblait puéril et méprisable. Que m’importait un préjugé social, quand j’avais pour moi le cœur de Marie ? Mais lorsque, rentré dans le monde, et sujet à ses froissements, je me trouvai en face de ce préjugé puissant, inflexible, répandu dans toutes les classes, accepté par tout le monde, dominant la société américaine, sans qu’aucune voix s’élève pour le combattre ; écrasant ses victimes sans réserve, sans pitié, sans remords ; lorsque je vis, dans les États libres de l’Union, la population noire couverte d’un opprobre pire peut-être que l’esclavage ; toutes les personnes de couleur flétries par le mépris publie, abreuvées d’outrages, encore plus dégradées par la honte que par la misère : alors je sentis s’élever en moi de terribles combats… Tantôt saisi d’indignation et d’horreur, je me croyais assez fort pour lutter seul contre tous ; mon orgueil se plaisait à rencontrer pour adversaire tout un peuple, le monde entier !… mais, après ces nobles élans, je retombais en présence de mille réalités décourageantes, et je me demandais quel serait mon sort ; quel serait celui de Marie elle-même, au sein de tant d’amertume et d’ignominie ! j’hésitai : ce fut là mon crime… Cependant mon cœur n’était point dupe des sophismes de ma raison. Marie, me disais-je, serait malheureuse quand nous serions unis ; mais ne le serait-elle pas davantage si notre union ne se formait jamais ? Cesserait-elle d’être une pauvre femme de couleur, parce que je lui aurais manqué de foi ! Le monde ne l’accablerait-il plus de son mépris, parce qu’elle aurait perdu l’appui du seul être capable de la faire respecter ?

Je portai mes incertitudes et mes angoisses de ville en ville, à New-Yorck, à Boston, à Philadelphie…

Ici le voyageur interrompit son hôte ; car il avait cessé de comprendre le sens de son langage.

— Tout à l’heure, lui dit-il, vous me racontiez le sort de la race noire dans les États du Sud, et je déplorais avec vous la triste condition des esclaves ; mais, en quittant Baltimore, vous êtes allé dans les autres villes de l’Union où l’esclavage est aboli. Là un spectacle différent a dû s’offrir à vos yeux. Je sais bien que, même dans les États du Nord, le préjugé qui s’attache à la couleur des hommes n’est pas entièrement anéanti ; mais je le croyais près de s’éteindre…

— Détrompez-vous, répliqua Ludovic avec vivacité ; ce préjugé y a conservé toute sa puissance. Il faut sur ce point distinguer les mœurs des lois.

D’après la loi le nègre est en tous points l’égal du blanc ; il a les mêmes droits civils et politiques ; il peut être président des États-Unis ; mais, en fait, l’exercice de tous ces droits lui est refusé, et c’est à peine s’il peut saisir une position sociale supérieure à la domesticité.

Dans ces États de prétendue liberté, le nègre n’est plus esclave ; mais il n’a de l’homme libre que le nom.

Je ne sais si sa condition nouvelle n’est pas pire que la servitude : esclave, il n’avait point de rang dans la société humaine ; maintenant il compte parmi les hommes, mais c’est pour en être le dernier.

Il n’est pas rare, dans le Sud, de voir les blancs bienveillants envers les nègres. Comme la distance qui les sépare est immense et non contestée, les Américains libres ne craignent pas, en s’approchant de l’esclave, de l’élever à leur niveau ou de descendre au sien.

Dans le Nord, au contraire, où l’égalité est proclamée, les blancs se tiennent éloignés des nègres, pour n’être pas confondus avec ceux-ci ; ils les fuient avec une sorte d’horreur, et les repoussent impitoyablement afin de protester contre une assimilation qui les humilie, et de maintenir dans les mœurs la distinction qui n’est plus dans les lois.

Peut-être aussi l’oppression qui pèse sur toute une race d’hommes paraît-elle plus odieuse et plus révoltante, à mesure que le pays où elle se rencontre est régi par des institutions plus libres.

L’Orient nous offre des pays barbares, où le caprice d’un tyran se joue de la vie des hommes, où la puissance publique s’annonce par des spoliations, et la soumission des sujets par des bassesses, où la force tient lieu de loi, le bon plaisir de justice, l’intérêt de morale, et la misère universelle de consolation. Là, chacun subit la vie comme un destin : oppresseur ou opprimé, eunuque ou sultan, victime ou bourreau. Nulle part le mal, nulle part le bien ; il n’y a que d’heureuses fortunes et des sorts malheureux : le crime et la vertu sont des fatalités.

M’étonnerai-je de trouver dans ces contrées funestes des millions d’hommes voués à l’esclavage ? Non ; à peine remarquerai-je cet outrage à la morale dans une société fondée sur le mépris de toutes les lois de la nature et de l’humanité ; là, chaque vice social est un principe, et non un abus ; il est nécessaire à l’harmonie du tout.

J’éprouve une autre impression quand, chez un peuple libre, je rencontre des esclaves ; lorsqu’au sein d’une société civilisée et religieuse, je vois une classe de personnes pour laquelle cette société s’est fait des lois et des mœurs à part ; pour les uns une législation douce, un code sanguinaire pour les autres ; d’un côté, la souveraineté des lois ; de l’autre, l’arbitraire ; pour les blancs, la théorie de l’égalité ; pour les noirs, le système de la servitude… deux morales contraires : l’une, au service de la liberté ; l’autre, à l’usage de l’oppression ; deux sortes de mœurs publiques : celles-ci douces, humaines, libérales ; celles-là cruelles, barbares, tyranniques.

Ici le vice me choque davantage, parce qu’il est en relief sur des vertus… mais ce fond de lumière, qui rend l’ombre plus saillante, la rend aussi plus importune à ma vue…

Les tyrans sont peut-être de bonne foi quand ils disent qu’on ne saurait gouverner les hommes sans des lois iniques et cruelles ; ils n’en savent pas d’autres ; et ce langage peut être cru des peuples qui n’ont jamais connu que la tyrannie.

Mais une pareille excuse n’appartient point à une nation qui est en possession d’institutions libres ; elle sait que l’esclavage est mauvais parce qu’elle jouit de la liberté ; elle doit détester l’injustice et la persécution, puisqu’elle pratique chaque jour l’équité, la charité, la tolérance…

Dans un pays barbare, en présence des plus grandes misères, on n’a dans le cœur qu’une haine, c’est contre le despote. À lui seul la puissance ; par lui tous les maux ; contre lui toutes les imprécations.

Mais, dans un pays d’égalité, tous les citoyens répondent des injustices sociales, chacun d’eux en est complice. Il n’existe pas en Amérique un blanc qui ne soit barbare, inique, persécuteur envers la race noire.

En Turquie, dans la plus affreuse détresse, il n’y a qu’un despote ; aux États-Unis, il y a pour chaque fait de tyrannie dix millions de tyrans.

Ces réflexions se présentaient sans cesse à mon esprit, et je sentais se développer dans mon âme le germe d’une haine profonde contre tous les Américains ; car enfin l’infortune de Marie était l’œuvre de leurs lois barbares et de leurs odieux préjugés ; chacun d’eux était à mes yeux un ennemi.

Je voyais bien des tentatives faites par quelques hommes généreux pour remédier au mal ; mais ce mal est de ceux qui ne se guérissent que par les siècles.

Dans une société où tout le monde souffre une égale misère, il se forme un sentiment général qui pousse à la révolte, et quelquefois la liberté sort de l’excès même de l’oppression.

Mais dans un pays où une fraction seulement de la société est opprimée, pendant que tout le reste est à l’aise, on voit la majorité arranger ses existences heureuses en regard des misères du petit nombre ; tout se trouve dans l’ordre et sagement réglé : bien-être d’un côté, abjection et souffrance de l’autre. L’infortuné peut se faire entendre, mais non se faire craindre, et le mal, quelque révoltant qu’il soit, ne se guérit point par son extrémité, parce qu’il grandit sans s’étendre.

Le malheur des noirs opprimés par la société américaine ne peut se comparer à celui d’aucune des classes souffrantes que présentent les autres peuples. Il y a partout de l’hostilité entre les riches et les prolétaires ; cependant ces deux classes ne sont séparées par aucune barrière infranchissable : le pauvre devient riche ; le riche, pauvre ; c’en est assez pour tempérer l’oppression de l’un par l’autre. Mais quand l’Américain écrase de son mépris la population noire, il sait bien qu’il n’aura jamais à redouter le sort réservé au nègre.

J’étais sans cesse témoin de quelque triste événement qui me révélait la haine profonde des Américains contre les noirs.

Un jour, à New-York, j’assistais à une séance de la cour des sessions. Sur le banc des accusés était assis un jeune mulâtre, auquel un Américain reprochait des actes de violence. « Un blanc frappé par un homme de couleur ! quelle horreur ! quelle infamie ! » s’écriait-on de toutes parts. Le public, les jurés eux-mêmes, étaient indignés contre le prévenu, avant de savoir s’il était coupable. Je ne saurais vous dire l’impression pénible que me fit éprouver le débat… Chaque fois que le pauvre mulâtre voulait parler, sa voix était étouffée, soit par l’autorité du juge, soit par les murmures de la foule. Tous les témoins l’accablèrent ; les plus favorables furent ceux qui ne dirent rien contre lui. Les amis du plaignant avaient bonne mémoire ; ceux dont le mulâtre invoquait les souvenirs ne se rappelaient rien. Il fut condamné sans délibération… Un frémissement de joie s’éleva de la foule : murmure mille fois plus cruel au cœur du malheureux que la sentence du magistrat : car le juge est payé pour faire sa tâche, tandis que la haine du peuple est gratuite. Peut-être est-il coupable ; mais innocent, n’eût-il pas eu le même sort ?

Cependant la loi de l’État de New-York ne reconnaît que des hommes libres, tous égaux entre eux ! Qu’est-ce donc qu’un principe écrit dans les lois quand il est démenti par les mœurs ? Hélas ! la justice que trouve en Amérique l’homme de couleur est comme celle que rencontre chez nous, après la guerre civile, le parti vaincu chez le vainqueur.

Les nègres égaux des blancs !… quel mensonge ! Je voyais dans l’enceinte même de la cour des sessions les Américains séparés des noirs : pour les premiers, une place de distinction dans l’audience ; au fond de la salle, le public nègre parqué dans une étroite galerie. Pourquoi donc cette barrière placée entre les uns et les autres, comme pour s’opposer à leur fusion ?

Il existe à Philadelphie une maison de refuge où sont envoyés les jeunes gens et les jeunes filles qui ont commis quelque délit tenant le milieu entre la faute et le crime : l’influence de la famille n’est plus assez puissante sur eux : le châtiment de la prison serait trop rigoureux ; la maison de refuge, plus sévère que l’une, moins cruelle que l’autre, convient à ces délinquants précoces, mais non endurcis. Un jour, en visitant cet établissement, je fus surpris de n’y pas voir un seul enfant de race noire. J’en demandai la cause au directeur, qui me dit : « Ce serait dégrader les enfants blancs que de leur associer des êtres voués au mépris public. »

Une autre fois, je témoignai mon étonnement de ce que les enfants des nègres étaient exclus des écoles publiques établies pour les blancs ; on me fit observer qu’aucun Américain ne voudrait envoyer son enfant dans une école où il se trouverait un seul noir.

Alors je me rappelai ces paroles prononcées par Marie dans son désespoir ;

« La séparation des blancs et des nègres se retrouve partout : dans les églises, où l’humanité prie ; dans les hôpitaux, où elle souffre ; dans les prisons, où elle se repent ; dans le cimetière, où elle dort de l’éternel sommeil. »

Tout était vrai dans ce tableau, que j’avais regardé comme une exagération de la douleur.

Les hospices, ainsi que les geôles, renferment des quartiers distincts, où les malades et les criminels sont classés selon leur couleur ; partout les blancs sont l’objet de soins et d’adoucissements que n’obtiennent point les pauvres nègres.

J’ai vu aussi dans chaque ville deux cimetières séparés l’un pour les blancs, l’autre pour les gens de couleur. Etrange phénomène de la vanité humaine ! Quand il ne reste plus des hommes que poussière et corruption, leur orgueil ne se résout point à mourir, et trouve encore sa vie dans le néant des tombeaux !…

Cependant, si l’ambition de l’homme survit, sa puissance expire au sépulcre. Quelle que soit la distance qui sépare les squelettes privilégiés des ossements d’une race inférieure, tous ces restes misérables sont bientôt empreints de la teinte uniforme que donne la terre à ses hôtes ; la même surface les recouvre, pesante ou légère ; des vers pareils leur dévorent le cœur ; le même oubli ronge leur mémoire.

Mais ce qui me jeta dans un long étonnement, ce fut de trouver cette séparation des blancs et des nègres dans les édifices religieux. Qui le croirait ? des rangs et des priviléges dans les églises chrétiennes ! Tantôt les noirs sont relégués dans un coin obscur du temple ; tantôt ils en sont complétement exclus. Jugez quel serait le déplaisir d’une société choisie, s’il fallait qu’elle se mêlât à des êtres grossiers et mal vêtus. La réunion au temple saint est le seul divertissement qu’autorise le dimanche. Pour la société américaine, l’église, c’est la promenade, le concert, le bal, le théâtre ; les femmes s’y montrent élégamment parées. Le temple protestant est un salon où l’on prie Dieu. Les Américains souffriraient d’y rencontrer des êtres de basse condition ; ne serait-il pas fâcheux aussi que l’aspect hideux d’un visage noir vînt ternir l’éclat d’une brillante assemblée ? Dans une congrégation de bonne compagnie, le plus grand nombre sera nécessairement d’avis qu’on ferme la porte aux gens de couleur : la majorité le voulant ainsi, rien ne saurait l’empêcher.

Les églises catholiques sont les seules qui n’admettent ni priviléges ni exclusions ? la population noire y trouve accès comme les blancs. Cette tolérance du catholicisme et cette police rigoureuse des temples protestants, ne tiennent pas à une cause accidentelle, mais à la nature même des deux cultes.

Le ministre d’une communion protestante doit son office à l’élection, et, pour garder sa place, il lui faut conserver la faveur du plus grand nombre de ses commettants ; sa dépendance est donc complète, et il est condamné, sous peine de disgrâce, à ménager les préjugés et les passions qu’il devrait combattre sans pitié.

Au contraire, le prêtre catholique est maître absolu dans son église ; il ne relève que de son évêque, qui ne reconnaît lui-même d’autre autorité que celle du pape. *

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Chef d’une assemblée dont il ne dépend pas, il s’inquiète peu de lui déplaire en blâmant ses erreurs et ses vices ; il dirige sa congrégation selon sa foi, tandis que le ministre protestant gouverne la sienne selon son intérêt. Celui-ci est admis dans le temple par une secte ; l’autre ouvre son église à tous les hommes : le premier accepte la loi ; le second l’impose.

Voyez le ministre protestant, docile, obséquieux envers ceux qui lui ont donné mandat ; et le prêtre catholique, mandataire de Dieu seul, parlant avec autorité aux hommes dont le devoir est de lui obéir.

Les passions orgueilleuses des blancs ordonnent au pasteur protestant de repousser du temple de misérables créatures, et les nègres en sont exclus.

Mais ces nègres, qui sont des hommes, entrent dans l’église catholique, parce que là ce n’est plus l’orgueil humain qui commande : c’est le prêtre du Christ qui domine.

Je fus à cette occasion frappé d’une triste vérité : c’est que l’opinion publique, si bienfaisante quand elle protège, est, lorsqu’elle persécute, le plus cruel de tous les tyrans.

Cette opinion publique, toute puissante aux États-Unis veut l’oppression d’une race détestée, et rien n’entrave sa haine.

En général, il appartient à la sagesse des législateurs de corriger les mœurs par les lois, qui sont elles-mêmes corrigées par les mœurs. Cette puissance modératrice n’existe point dans le gouvernement américain. Le peuple qui hait les nègres est celui qui fait les lois ; c’est lui qui nomme ses magistrats, et, pour lui être agréable, tout fonctionnaire doit s’associer à ses passions. La souveraineté populaire est irrésistible dans ses impulsions ; ses moindres désirs sont des commandements ; elle ne redresse pas ses agents indociles, elle les brise. C’est donc le peuple avec ses passions qui gouverne ; la race noire subit en Amérique la souveraineté de la haine et du mépris.

Je retrouvais partout ces tyrannies de la volonté populaire.

Ah ! c’est une étrange et cruelle destinée que celle d’une population entière implantée dans un monde qui la repousse !

L’aversion et le mépris dont elle est l’objet se reproduisent sous mille formes. J’ai vu toute une famille de nègres menacée de mourir de faim pour une dette d’un dollar. Aux États-Unis, la loi donne au créancier le droit d’emprisonner son débiteur pour la moindre somme d’argent * et le créancier est toujours cru sur parole.

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Un jour, je promenais dans New-York mes tristes méditations, lorsque des cris lamentables, poussés à peu de distance de moi, éveillèrent mon attention. C’était un pauvre nègre qu’on menait en prison ; une femme noire le suivait tout en pleurs avec ses enfants. Emu de compassion, je m’approchai de la négresse, et lui demandai la cause de ses larmes. Elle laissa tomber sur moi un regard douloureux et dur, comme si elle eût jugé que ma question n’était qu’une moquerie et une lâche dérision de sa misère ; un nègre, aux États-Unis, ne croit point à la pitié des blancs ; cependant je renouvelai ma question d’un ton de voix qui trahissait une émotion profonde. Alors la pauvre femme me dit que son mari était traîné en prison pour n’avoir pas payé le prix de quelques livres de pain. « Aucun marchand, ajouta-t-elle, n’a voulu nous faire le moindre crédit, et nous n’avons trouvé personne qui nous prêtât une obole ! »

L’impitoyable créancier qui, pour un frivole intérêt, faisait tant de malheureux, avait, il est vrai, pour lui le texte d’une loi, et cette loi est aussi bien applicable aux Américains qu’aux gens de couleur. Mais, si la règle est uniforme, son exécution n’est point la même pour tous ; et il existe en faveur des blancs une pitié publique qui tempère la rigueur des lois les plus cruelles.

Jugez enfin, par un seul exemple, du rang qu’occupent les nègres dans l’opinion publique : les prostituées elles-mêmes les repoussent ; elles croiraient, en acceptant les caresses d’un noir, dégrader la dignité de la race blanche ! Il y a une infamie que ces infâmes ne se permettent pas : c’est celle d’aimer un homme de couleur.

Et ne croyez pas que, dans les États libres du Nord, l’origine des gens de couleur devenus blancs par le mélange des races, soit oubliée et perdue de vue.

La tradition y est aussi sévère que dans le Sud. Vainement, pour déconcerter ses ennemis, l’homme de couleur, à figure blanche, quittera le pays où le vice de son sang est connu pour aller dans un autre État chercher, au sein d’une société nouvelle, une nouvelle existence : le mystère de son émigration est bientôt découvert. L’opinion publique, si indulgente pour les aventuriers qui cachent leur nom et leurs antécédents, recherche impitoyablement les preuves de la descendance africaine.

Le banqueroutier du Massachusetts trouve honneur et fortune dans la Louisiane, où nul ne s’enquiert des ruines qu’il a faites ailleurs.

L’habitant de New-York, que gênent les liens d’un premier mariage, délaisse sa femme sur la rive gauche de l’Hudson, et va, sur la rive droite, en prendre une autre dans le Nouveau-Jersey, où il vit tranquille et bigame.

Le voleur et le faussaire qu’ont flétris les lois sévères du Rhode-Island, trouvent sans peine, dans le Connectitut, du travail et de la considération.

Il n’est qu’un seul crime dont le coupable porte en tous lieux la peine et l’infamie, c’est celui d’appartenir à une famille réputée de couleur. La couleur effacée, la tache reste ; il semble qu’on la devine quand elle ne se voit plus ; il n’est point d’asile si secret, ni de retraite si obscure, où elle parvienne à se cacher.

Tel était le pays où m’avait jeté ma destinée ! c’était le monde où je devais passer mes jours avec la fille de Nelson ! Au milieu de tant de haines, toute espérance de bonheur n’était-elle pas une chimère ? Oh ! combien mon cœur souffrait de ces iniquités, dont tout le poids retombait sur Marie ! de quelle puissante indignation mon âme était saisie ! et que d’amertume je sentais s’amasser au fond de mon cœur !