Marie ou l’esclavage aux États-Unis/10


SUITE DE L’EPREUVE.

2.

Depuis ce moment, je l’avoue, la société américaine perdit son prestige à mes veux ; la nature elle-même, qui d’abord m’avait paru si brillante, me sembla décolorée ; les plus beaux jours, comme les plus beaux sites, furent sans charmes pour moi ; toutes les choses extérieures deviennent indifférentes à celui que tourmente une secrète infortune, jamais je ne sentis mieux cette vérité qu’un jour où, parcourant les environs de New-York, je me pris à contempler sans émotion un sublime spectacle.

En face de moi se déroulaient au loin les riches campagnes du Nouveau-Jersey, tout éblouissantes de moissons dorées et fleuries ; à mes pieds une baie majestueuse qui s’emplit à deux sources dignes de sa grandeur, l’Hudson et l’Océan ; mille vaisseaux flottants ou enchaînés dans le port ; des pavillons de toutes couleurs hissés aux sommets des mâts, et formant comme un grand congrès de toutes les nations du monde ; le phénomène des voiles qui se croisent, enflées par le même vent ; le prodige de la vapeur laissant loin d’elle et les vents et les voiles ; le mouvement du commerce, le bruit de l’industrie, l’activité humaine rivalisant avec la nature d’éclat et de variété ; et, pour fond de ce tableau magnifique, la cime bleue des montagnes qui bordent la rivière du Nord… Ainsi s’offrait à moi d’un seul coup la triple merveille de la nature fertile, de la richesse industrielle et de la beauté pittoresque ; sur la terre, le laboureur et sa charrue ; le marchand et ses vaisseaux sur l’onde ; dans le ciel, les hauts sommets avec leurs aigles : triple emblème des besoins de l’homme, des conditions de son bien-être et de l’audace de son génie !

En tournant mes yeux à ma gauche, j’aperçus dans le lointain le rocher de Sandy Hook : c’est de là qu’on voit arriver les navires qui viennent d’Europe et du Maryland… la France et Baltimore !… mon père et Marie ! !… ma patrie ! Mon amour !… et je me perdis dans une de ces rêveries plus douces aux sens qu’à l’âme, où, en présence des beaux spectacles que donnent une nature brillante et féconde, une société riche et prospère, une mer calme sous un beau ciel, l’infortuné ne cesse pas de souffrir dans le fond de son cœur… L’air que je respirais était bienfaisant et pur ; mille objets récréaient ma vue, souriaient à mon imagination ; mille sensations délicieuses s’emparaient de mon corps… j’étais heureux, mais d’un bonheur qui restait à la surface ; les impressions ne faisaient que m’effleurer : elles s’efforçaient vainement de pénétrer dans mon sein. Il n’est point, hélas ! de joies profondes pour l’homme qui porte en lui-même le deuil de sa patrie absente, l’inquiétude de son amour et le vague de son avenir !

Je ne sais quel eût été le terme d’une méditation engagée dans la mélancolie : tout-à-coup je me sentis saisi par la main ; je me retourne brusquement et me trouve serré dans les bras de Georges… de Georges que j’aimais si tendrement ! car j’aimais en lui l’homme généreux et le frère de Marie. Le plus grand nombre nous fuit par instinct quand nous sommes malheureux ; mais pour un ami l’infortune est aimantée.

Georges arrivait de Baltimore ; il m’apprit de tristes événements passés pendant mon absence, et qui me prouvèrent combien le malheur était opiniâtre à poursuivre sa famille.

Il existait encore à cette époque dans la Géorgie quelques restes de tribus indiennes du nom de Chéroquis ; fidèles à leurs forêts natales, ces sauvages avaient toujours refusé de les quitter, et, dans plusieurs occasions, le gouvernement des États-Unis s’était engagé solennellement à les y maintenir. Cependant l’Américain de la Géorgie les voyait d’un œil jaloux en possession d’un sol fertile qui, pour donner de riches moissons, ne demandait qu’un peu de culture ; il entreprit donc de les expulser de leurs terres, et sa cupidité fut ingénieuse à leur susciter mille querelles.

La cause des Indiens était doublement sacrée, car c’était celle de la justice et du malheur ; ces pauvres sauvages, dans leur grossière simplicité, croyaient avoir assuré le succès de leur bon droit en disant : « Nous voulons mourir dans nos savanes parce que nous y sommes nés ; toute l’Amérique était à nos pères, nous n’en avons plus qu’une parcelle : laissez-nous-la. Vous nous reprochez notre ignorance et le peu de fruits que nous tirons d’une terre féconde ; mais que vous importe ? nous ne savons point comme vous bâtir des villes, cultiver les champs ; et nous n’ambitionnons point votre industrie ; nous préférons à vos cités, à vos campagnes, nos forêts incultes qui nous donnent du gibier pour vivre et des voûtes de verdure pour nous abriter, et puis nous ne pouvons les quitter parce qu’elles contiennent les ossements de nos pères. »

Ainsi parlait Mohawtan, chef indien, fameux par sa sagesse dans les conseils et sa valeur dans les combats ; l’Américain de la Géorgie écoutait ces paroles sans les comprendre, parce que c’était la voix du cœur ; il leur répondait :

— « Pourquoi demeurer dans ces forêts, si nous vous en donnons d’autres meilleures ? allez plus loin, par-delà le Mississipi, dans le territoire d’Arkansas, ou dans le Michigan voisin des grands lacs ; là vous trouverez de frais ombrages, de vastes prairies, des forêts pleines de daims et de bisons : le mot de patrie n’a point de sens quand la terre d’exil vaut mieux que le pays natal. »

Les Indiens ne comprenaient rien à ce langage, parce que c’était la voix de la corruption.

Le gouvernement de la Géorgie, digne expression des passions cupides des particuliers, employa d’abord tous les moyens de l’astuce et de la mauvaise foi pour obtenir des Indiens une retraite volontaire. Il leur représentait que la contrée nouvelle où ils émigreraient leur serait livrée à perpétuité ; il offrait de leur donner de l’or pour les terres qu’ils délaisseraient, et, afin de les tenter davantage, il promettait de les payer avec de l’eau-de-vie.

Cependant le chef indien avait le bon sens de répondre : « Nous imiterons l’exemple de nos pères qui n’ont point reculé devant les hommes blancs. Lorsque ceux-ci dressèrent leur hutte auprès de nos forêts, ils s’engagèrent à ne point nous y troubler ; d’où vient donc qu’on nous demande aujourd’ hui d’en sortir ! Déjà nous avons vendu beaucoup de terres ; on nous avait dit que l’argent rendrait nos existences plus douces et plus heureuses ; mais il a glissé de nos mains en même temps qu’on nous prenait nos forêts, et notre sort n’a point changé. Vous nous offrez l’eau de feu que nous aimons ; j’ignore comment il arrive que ce qui est bon fasse du mal : mais depuis que nous buvons cette liqueur délicieuse, les disputes, les rixes, les meurtres abondent parmi nous. Hommes blancs ! je ne sais point répondre à vos paroles, sinon que nous sommes toujours plus malheureux en vous écoutant. »

Voyant qu’ils n’obtenaient rien par l’adresse et la ruse, les Américains ont eu recours à la violence. Non à la violence des armes, mais à celle des décrets ; car ce peuple, faiseur de lois, placé en face de sauvages ignorants, leur livre une guerre de procureur ; * et, comme pour couvrir son iniquité d’un simulacre de justice, les expulse des lieux par acte en bonne forme.

[Note de l’auteur. * Réf. ] La législature de la Géorgie statua que les Indiens n’étaient point propriétaires, mais seulement usufruitiers ; qu’il appartenait à la souveraineté nationale de fixer la durée de cet usufruit ; et, déclarant qu’il avait cessé, elle autorisa les Américains à prendre les terres des Indiens ; ceux-ci, peu versés dans les distinctions que fait la jurisprudence entre l’usufruit et la propriété, ne comprirent rien à ce décret, sinon qu’on les chassait pour se mettre à leur place ; ils protestèrent encore une fois… La querelle fut déférée au jugement de la cour suprême des États-Unis ; ce tribunal auguste, placé au sommet de l’échelle sociale, dans des régions inaccessibles aux basses passions, se prononça solennellement en faveur des indigènes, et déclara qu’on n’avait point le droit de les déposséder : le débat semblait terminé. Cependant, comme des gens d’affaires ne manquent jamais de raisons légales, même pour désobéir aux lois, les Géorgiens repoussèrent avec mépris l’arrêt de la suprême cour, disant que la question jugée par ce tribunal n’était point de sa compétence. Ce n’était pas déclarer la guerre, mais c’était la rendre inévitable.

Tous ces faits s’étaient passés peu de temps après mon départ de Baltimore ; ils avaient excité une vive indignation dans toutes les âmes généreuses. Nelson, qui toute sa vie avait éprouvé une profonde sympathie pour le malheur des Indiens, ne put, à la nouvelle de ces événements, contenir l’ardeur de son zèle. « Ces malheureux, s’écria-t-il, trouveront quelques sentiments de pitié dans la Nouvelle-Angleterre ; mais aucun habitant du Sud ne les secourra contre l’oppression : une faible distance me sépare d’eux ; je leur dois mon appui ; j’irai soutenir leurs droits, et saurai si la justice et la loi sont devenues de vains mots dans un pays où jadis elles régnaient en souveraines. »

Nelson passa aussitôt dans la Virginie, et de là dans le pays des Chéroquis, laissant Georges auprès de Marie. Il gagna d’abord la confiance des Indiens en leur parlant de religion, et tenta de se faire entendre des Géorgiens en tenant le langage de la raison et de l’équité. Ses paroles eurent de la puissance sur les uns et sur les autres ; elles animèrent les Chéroquis à la défense de leurs droits, et firent chanceler les convictions de plusieurs Américains, jusque-là fort ennemis des indiens, et qui soupçonnèrent pour la première fois que leur haine était aussi injuste que cruelle. Cependant le plus grand nombre des Géorgiens s’endurcit dans ses instincts cupides ; et la conduite de Nelson les irrita tellement, que la législature, se faisant l’instrument de leurs passions, ordonna que le ministre presbytérien fût jeté dans une prison, comme fauteur de guerre civile. Cette violence excita une grande rumeur parmi les Indiens et leurs partisans. Un régiment de l’armée des États-Unis fut envoyé par le président pour prêter main-forte à l’arrêt de la suprême cour, dont les Géorgiens méconnaissaient l’autorité. Ceux-ci, de leur côté, bravant le gouvernement fédéral, convoquèrent leurs milices ; et tout annonçait une violente et prochaine collision, lorsque, cédant, soit à un sentiment de crainte, soit à l’ennui d’une existence sans cesse troublée par la chicane et la mauvaise foi, la moitié des Chéroquis se résolut à l’exil, et, sans formalité, livra aux Américains les terres, objet de leur convoitise. Après une détention de deux mois, Nelson fut tiré de son cachot : il revint aussitôt à Baltimore, se ressouvenant peu des traitements barbares qu’il avait subis, mais le cœur pénétré des infortunes qu’il avait vues, et dont il avait inutilement tenté d’adoucir la rigueur. Dès le retour de Nelson à Baltimore, Georges en était parti pour venir à New-York. Après m’avoir raconté ces tristes événements, le fils de Nelson m’entretint longuement de sa sœur. Je ne me lassais point de l’entendre et de l’interroger… il me dit de Marie des choses si touchantes, que j’eus honte de mes incertitudes. J’oubliai les funestes chances de l’avenir, pour ne penser qu’à mon amour… c’est d’ailleurs un lien puissant que l’estime d’un ami ! Georges, si sincère, si confiant dans mes sentiments pour sa sœur, m’enchaînait plus par sa droiture qu’il ne l’eût pu faire par la ruse et par l’habileté.

Je ne tardai pas à remarquer dans la physionomie de Georges quelque chose d’extraordinaire : son langage, ouvert et naturel quand il me parlait de sa famille, devenait mystérieux et embarrassé dès que notre conversation prenait un tour plus général. Des réticences, des exclamations brèves, des mouvements soudains et comprimés, tout annonçait en lui le travail intérieur d’un sentiment profond qu’il s’efforçait vainement de renfermer en lui même. Je ne fus pas long-temps sans comprendre que le trouble dont je le voyais agité se rattachait à sa position d’homme de couleur. Quelques-unes de mes observations sur la misère des noirs l’avaient fait tressaillir, et, comme je lui peignais avec émotion les injustices que j’avais remarquées dans la société américaine, j’aperçus une ombre de sourire errer sur ses lèvres, et, saisissant ma main, il me dit d’une voix ferme : « Ami, prenons courage, nous verrons des temps meilleurs… les jours de liberté ne sont pas loin… l’oppression qui pèse sur nos frères de Virginie est à son comble… la même tyrannie poussera les Indiens à la révolte… bientôt… » Et, comme s’il eût regretté d’avoir dit ces mots, il s’arrêta tout-à-coup ; son visage devint sombre, son regard terrible. Il avait cessé de parler, mais sa pensée suivait son cours. Je l’interrogeai : « L’avenir, me dit-il d’un ton mystérieux, un avenir prochain vous répondra. » Ces paroles, et l’accent dont il les avait prononcées, étaient propres à m’inquiéter ; cependant Georges écarta ce sujet. Alors nous nous abandonnâmes à ces doux entretiens que l’amitié seule connaît, et dont l’amour peut seul fournir le texte. Il est si rare de rencontrer un ami qui comprenne les mystères du cœur !

Georges ne m’offrait pas un confident vulgaire : ce titre de frère de la femme que, j’aimais donnait à mon amitié pour lui tous les charmes d’un sentiment plus tendre ; il y avait dans son âme un peu de l’âme de Marie… celle que ……. et, dans sa confiance naïve, il aimait d’avance en moi l’époux de sa sœur.

Tout en nous épanchant ainsi l’un dans l’autre, nous allions où le hasard conduisait nos pas, et nous vînmes à passer près du théâtre de New-York. La foule s’agitait à l’entour, nous nous approchâmes, et j’y entendis quelques voix prononcer ces mots : Napoléon à Schoenbrunn et à Sainte-Hélène. C’était l’annonce de ce spectacle qui peuplait les abords du théâtre, ordinairement déserts, et arrachait les Américains à leur indifférence accoutumée.

Le nom de Napoléon est grand dans tous les mondes ! il n’est point de contrée si lointaine qui n’ait reçu le reflet de sa gloire ; point de sol si ferme qui n’ait tremblé de sa chute. Le Français peut voyager par tout pays sans craindre le mépris et l’injure ; il trouve partout bon visage d’hôte ; l’honneur du nom français est toujours là pour le recevoir.

L’Américain de la Louisiane et l’Anglais du Canada n’avouent point la France malheureuse et abaissée ; mais, quand vous leur parlez de Napoléon, ils se rappellent tout d’un coup que leurs aïeux étaient Français.

J’entraînai Georges au théâtre, attiré moi-même bien moins par un intérêt d’amusement que par un instinct d’orgueil national. Hélas ! j’étais loin de prévoir que cette soirée terminerait amèrement un jour qui n’avait pas été sans douceur.

Je jouissais vivement d’un spectacle qu’un an auparavant j’avais vu en France. Le costume, le geste, la parole brève, et le silence de l’homme du siècle, étaient aussi puissants sur l’assemblée américaine que sur une réunion de Français ; le nom de Napoléon était, à vrai dire, toute la pièce ; car le plus grand nombre des spectateurs ne comprenait pas un mot de notre langue. Cependant l’enthousiasme était général : la liberté applaudissait la gloire.

Je sentais enfin arriver jusqu’au fond de mon âme une impression de bonheur, lorsque mon oreille est subitement frappée du bruit de clameurs violentes qui s’élèvent de l’assemblée ; je regarde au-dessous de moi, et vois mille gestes injurieux dirigés vers la place que j’occupais auprès de Georges. Bientôt nous entendons ces cris : « Qu’il sorte ! C’est un homme de couleur ! » Tous les regards étaient fixés sur nous. Les exclamations s’apaisaient par intervalles, mais bientôt elles recommençaient avec une nouvelle force ; la foule passait alternativement du calme à l’agitation et de l’agitation au calme, comme si le fait qui l’irritait lui eût paru tour-à-tour certain et douteux. Je distinguai, dans la multitude, un homme qui paraissait diriger le mouvement, et faisait de grands efforts pour communiquer aux autres son indignation feinte ou réelle : « Quelle honte, s’écriait-il, un mulâtre parmi nous ! » En parlant de la sorte, il montrait Georges du doigt. Alors un cri général s’élevait dans la salle : « Qu’il sorte ! c’est un homme de couleur ! »

Je compris, dès l’origine de cette scène, tout ce qu’elle aurait de funeste, et mon cœur se serra. Georges demeurait immobile et muet ; ses yeux lançaient des éclairs de fureur. Cependant les clameurs allaient toujours croissant : le trépignement devenait général. Alors un homme se lève dans la foule, et, du geste, imposant silence, il fait signe qu’il va parler. Chacun se tait aussitôt. « Pourquoi, » dit cet Américain, dont je n’ai jamais su le nom, et qu’à sa philantropie j’eusse pris pour un quaker si les quakers ne s’interdisaient le théâtre ; « pourquoi chasser de la salle celui qu’on désigne ! rien n’indique qu’il soit de race noire : on dit que c’est un homme de couleur, mais on ne le prouve pas. » Ces paroles, prononcées froidement, furent accueillies avec un léger murmure d’approbation. Aucune voix ne s’éleva pour contredire ; l’instigateur de la querelle n’était plus à la place où je l’avais remarqué. Le calme, qui, chez les Américains, a quelque chose d’une passion violente, avait soudain repris sur eux son empire ; et un orage terrible était conjuré, lorsque Georges, dont la colère long-temps étouffée avait besoin d’éclater : « Oui, » s’écria il d’une voix formidable, en promenant sur l’assemblée un regard qui semblait la défier ; « oui, je suis un homme de couleur. » Un tonnerre de clameurs accueillit cette déclaration. « Qu’il sorte, le misérable ! l’infâme ! cria-t-on de toutes pins. Le fils de Nelson restait impassible. L’irritation de la multitude était arrivée à son comble ; déjà elle éclatait en grossières injures. Alors se levant de son siège et envoyant aux spectateurs un geste méprisant : « Lâches ! s’écria Georges, qui vous liguez mille contre un seul, je vous défie tous et vous demande raison de vos outrages ! »

Cette apostrophe violente et digne excita une huée de rires et de murmures. a Cet homme trouble le spectacle, dit sans s’émouvoir un Américain qui était près de moi ; il est de couleur, et s’obstine à rester parmi nous. »

Il disait ces paroles en montrant Georges à des agents de police survenus pour exécuter les ordres du public. « Quelle honte ! » m’écriai-je ; et, me tournant vers l’Américain, dont la tranquille inimitié m’irritait plus que la bruyante haine de la foule :

— « Je suis heureux, lui dis-je, dans la confusion générale de pouvoir distinguer un ennemi ; celui que vous insultez m’est aussi cher qu’un frère, et je vous demande réparation de l’outrage fait à mon ami. — Votre ami ! vous êtes donc aussi un homme de couleur ? »

— Si je l’étais je n’en aurais point de honte ; mais détrompez-vous, et si vous ne donnez point satisfaction aux gens d’origine africaine, vous ne la refuserez pas sans doute à un Français. »

L’Américain me répondit avec un grand sang-froid : — « Je suis venu ici pour le spectacle, et non pour avoir un duel… non, je ne me battrai point… faut-il, parce que ce mulâtre s’entête à rester ici, que je vous tue ou que je sois tué par vous ? »

— « Quelle lâcheté, m’écriai-je dans un transport de colère et d’indignation…. »

Et j’allais le frapper au visage, lorsque je vois Georges se débattant entre les mains des hommes de la police, qui l’arrachaient de sa place ; l’aspect des violences auxquelles il se livrait fut peut-être ce qui me rendit calme ; je sentis tout le danger d’une lutte déjà trop grave ; je saisis Georges et l’entraînai hors du théâtre en lui disant ces mots toujours puissants sur lui : « Pensez à Marie. » Je m’empressai de satisfaire l’autorité ; nous nous transportâmes chez un alderman, auquel je donnai caution pour Georges et pour moi. La liberté lui fut aussitôt rendue.

Aux États-Unis comme en Angleterre, l’argent est un passe-port universel, et il n’y a guère de lois pénales qu’on ne puisse éluder en payant. Ce phénomène se conçoit encore dans un pays aristocratique comme l’Angleterre ; mais il se comprend à peine au sein d’une démocratie qui ne reconnaît point la supériorité des richesses. *

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Le lendemain, Georges avait passé de l’exaspération la plus violente à une fureur muette et sombre ; son silence m’effrayait plus que les éclats de sa colère : je l’entendis murmurer sourdement ces paroles : « Quelle destinée ! recevoir l’outrage, et ne le point venger !… »

— « Ami, lui dis-je en l’interrompant, n’exhale point cette plainte en ma présence ; car je suis heureux ; c’est moi qui vengerai ton injure ; l’orgueilleux Américain sera bien forcé de m’accorder la réparation qu’il refuse à ton sang… »

Tandis que nous parlions ainsi sur la voie publique, notre attention fut excitée par un entretien assez vif auquel se livraient plusieurs personnes réunies. La querelle du théâtre était le sujet de leurs débats. — « C’est, » disait l’un des interlocuteurs, « une chose étrange que l’audace des gens de couleur. » — « Que pensez-vous, » disait un autre, « de ce Français qui propose un duel à un Bostonien ? — On dit que le Yankee a reçu un soufflet. — Eh bien ! celui qui l’a donné aura un procès ! ** »

[Note de l’auteur. ** Réf. ]

— « Quels hommes ! » s’écria Georges avec mépris, et nous nous éloignâmes.

Telle est en effet l’opinion publique dans le Nord des États-Unis. Toutes les querelles aboutissent aux tribunaux ; on suit dans toute sa rigueur le principe que nul ne doit se faire justice soi-même ; et chacun la demande à la loi.

Il n’en est point ainsi dans tous les États du Sud et de l’Ouest ; là le duel se retrouve, ou du moins quelque chose qui lui ressemble.

Ce n’est plus ce combat élégant, aux armes courtoises et chevaleresques, où l’on voit, moins avides de sang que d’honneur, deux champions intrépides qui craignent presque autant d’être vainqueurs que vaincus ; et qui, rivaux plutôt qu’ennemis, plus esclaves d’un préjugé que d’une passion, aspirent moins à triompher l’un de l’autre parla force et l’adresse, qu’à se vaincre en générosité.

En Amérique, le duel a toujours une cause grave, et le plus souvent une issue funeste ; on envoie ou l’on accepte un cartel, non pour être agréable au monde, mais afin de complaire à son ressentiment. Le duel n’est pas une mode, un préjugé, c’est un moyen de prendre la vie de son ennemi. Chez nous, le duel le plus sérieux s’arrête en général au premier sang ; rarement il cesse en Amérique autrement que par la mort de l’un des combattants.

Il y a dans le caractère de l’Américain un mélange de violence et de froideur qui répand sur ses passions une teinte sombre et cruelle ; il ne cède point, quand il se bat en duel, à l’entraînement d’un premier mouvement ; il calcule sa haine, il délibère ses inimitiés, et réfléchit ses vengeances.

On trouve, dans l’Ouest, des États demi-sauvages où le duel, par ses formes barbares, se rapproche de l’assassinat ; et même dans les États du Sud, où les mœurs sont plus polies, on se bat bien moins pour l’honneur que pour se tuer.

Du reste, cette barbarie du duel en Amérique est la meilleure garantie de sa prochaine disparition, il ne peut résister à l’influence d’une civilisation en progrès ; au contraire, on le voit se maintenir, en dépit des lumières, dans les pays où l’aménité même de ses formes le protége, où il tient par de profondes racines à l’élégance des mœurs et aux préjugés de l’honneur.

La scène du spectacle avait jeté Georges dans une situation morale impossible à décrire : le trouble de son âme était extrême, et de violentes passions y fermentaient sans doute ; il paraissait maître de ses emportements ; on voyait de la résignation dans sa colère : cette puissance de Georges sur lui-même m’effraya ; il me parut que sa tête roulait quelque dessein important, et qu’il n’échappait à l’empire d’un sentiment que parce qu’il était sous le joug d’une idée ; il passait ses nuits en méditations : et, je lui voyais pendant le jour des relations étranges avec des gens de couleur dont il ne m’avait jamais parlé ; redoutant tout de ce caractère impétueux et de ce cœur blessé, je fis entendre au frère de Marie tous les conseils que peut inspirer l’amitié la plus tendre ; vingt fois je crus que le secret sortirait de sa poitrine gonflée… mais, à l’instant où sa bouche allait tout révéler, un mouvement, en quelque sorte convulsif, portait sa main sur ses lèvres et refoulait dans son sein le mystère prêt à s’échapper.

Cependant, pour prévenir de plus fâcheuses conséquences, je m’empressai de faire quelques démarches auprès des autorités de New-York. Je rendis visite au gouverneur de l’État, au chancelier, au maire et au recorder de la ville ; je trouvai chez ces magistrats une simplicité qui me surprit et une bienveillance dont je fus touché : point de luxe dans leurs habitations, point d’affectation dans leurs manières, point de hauteur dans leurs personnes ; rien qui annonçât des hommes de pouvoir. Aux États-Unis, comme il n’existe point de rangs, il n’y a point de parvenus, et, partant, point d’insolence ; et puis les fonctionnaires publics changent si souvent et savent si bien que leur règne est éphémère, qu’ils ne cessent pas d’être citoyens pour s’épargner la peine de le redevenir.

Chacun d’eux parut fort étonné de l’intérêt que je portais à un homme de couleur ; cependant nul ne m’en blâma ; ils approuvaient même ma conduite, envisagée sous le point de vue philosophique.

J’avais été recommandé au gouverneur par un de ses amis ; il m’écouta sans m’interrompre une seule fois (chose étrange de la part d’un fonctionnaire public). Quand j’eus cessé de parler, il réfléchit et me dit : « J’arrangerai cette affaire. » Je lui objectai que la justice en était saisie : « Qu’importe ? » me répondit-il. Le lendemain même il m’annonça qu’aucune poursuite judiciaire ne serait dirigée ni contre Georges ni contre moi.

Dans une république, les fonctionnaires ont moins de pouvoir défini que dans les gouvernements monarchiques et plus d’autorité discrétionnaire. Le peuple craint toujours de déléguer trop de sa souveraineté ; il concède peu à ses agents, mais il leur laisse faire beaucoup quand il les voit agir dans le sens de ses passions. Le public du théâtre avait exprimé la volonté qu’un expulsât Georges de la salle ; mais le gouverneur pensait avec raison que nul ne tenait à ce qu’on le mît en jugement. Cela étant, la justice n’avait plus rien à faire. Le ministère public, n’est point aux États-Unis comme en France, ardent à s’établir le redresseur de tous les torts et le vengeur de toutes les injures privées. Chez nous, on suit la loi ; en Amérique, l’opinion.

Je regardai comme un bonheur inespéré d’avoir échappé aux embarras que pouvait nous susciter la violence de Georges. Celui-ci donna peu d’attention à l’heureuse issue de mes démarches ; il ne remarqua les bons procédés des magistrats que pour s’en affliger, car rien n’est aussi amer que le bienfait au cœur d’un ennemi. Quelques jours après, il me quitta pour retourner à Baltimore. Je ne parvins point à pénétrer le motif qui l’avait amené à New-York. Hélas ! j’eusse multiplié mes questions et mes conseils, si j’eusse deviné l’objet de ce voyage et prévu les malheurs qui devaient suivre.