Marie Tudor (Victor Hugo)/Acte II

Marie Tudor
Oeuvres complètes, Texte établi par G. SimonLibrairie OllendorffIII (p. 38-63).
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DEUXIÈME JOURNÉE

LA REINE


Une chambre de l’appartement de la reine. — Un évangile ouvert sur un prie-Dieu. La couronne royale sur un escabeau. — Portes latérales. — Une large porte au fond. — Une partie du fond masquée par une grande tapisserie de haute lisse.


Scène PREMIÈRE.

LA REINE, splendidement vêtue, couchée sur un lit de repos ;
FABIANO FABIANI, assis sur un pliant, à côté. Magnifique costume. La jarretière.
FABIANI, une guitare à la main, chantant.

Quand tu dors, calme et pure,
Dans l’ombre, sous mes yeux,
Ton haleine murmure
Des mots harmonieux.
Ton beau corps se révèle
Sans voile et sans atours… —
Dormez, ma belle,
Dormez toujours !

Quand tu me dis : Je t’aime !
Ô ma beauté ! je croi…
Je crois que le ciel même
S’ouvre au-dessus de moi !
Ton regard étincelle
Du beau feu des amours… —
Aimez, ma belle,
Aimez toujours !

Vois-tu ? toute la vie
Tient dans ces quatre mots,
Tous les biens qu’on envie,
Tous les biens sans les maux !
Tout ce qui peut séduire,
Tout ce qui peut charmer : —
Chanter et rire,
Dormir, aimer !

(Il pose la guitare à terre.) Oh ! je vous aime plus que je ne peux dire, madame ! mais ce Simon Renard ! ce Simon Renard, plus puissant que vous-même ici ! je le hais.

LA REINE.

Vous savez bien que je n’y puis rien, mylord. Il est ici le légat du prince d’Espagne, mon futur mari.

FABIANI.

Votre futur mari !

LA REINE.

Allons, mylord, ne parlons plus de cela. Je vous aime, que vous faut-il de plus ? Et puis, voici qu’il est temps de vous en aller.

FABIANI.

Marie, encore un instant !

LA REINE.

Mais c’est l’heure où le conseil étroit va s’assembler. Il n’y a eu ici jusqu’à cette heure que la femme, il faut laisser entrer la reine.

FABIANI.

Je veux, moi, que la femme fasse attendre la reine à la porte.

LA REINE.

Vous voulez, vous ! vous voulez, vous ! regardez-moi, mylord. Tu as une jeune et charmante tête, Fabiano !

FABIANI.

C’est vous qui êtes belle, madame ! Vous n’auriez besoin que de votre beauté pour être toute-puissante. Il y a sur votre tête quelque chose qui dit que vous êtes la reine, mais cela est encore bien mieux écrit sur votre front que sur votre couronne.

LA REINE.

Vous me flattez.

FABIANI.

Je t’aime.

LA REINE.

Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Tu n’aimes que moi ? Redis-le-moi encore comme cela, avec ces yeux-là. Hélas ! nous autres pauvres femmes, nous ne savons jamais au juste ce qui se passe dans le cœur d’un homme. Nous sommes obligées d’en croire vos yeux, et les plus beaux, Fabiano, sont quelquefois les plus menteurs. Mais dans les tiens, mylord, il y a tant de loyauté, tant de candeur, tant de bonne foi, qu’ils ne peuvent mentir, ceux-là, n’est-ce pas ? Oui, ton regard est naïf et sincère, mon beau page. Oh ! prendre des yeux célestes pour tromper, ce serait infernal. Ou tes yeux sont les yeux d’un ange, ou ils sont ceux d’un démon.

FABIANI.

Ni démon, ni ange. Un homme qui vous aime.

LA REINE.

Qui aime la reine.

FABIANI.

Qui aime Marie.

LA REINE.

Écoute, Fabiano, je t’aime aussi, moi. Tu es jeune. Il y a beaucoup de belles femmes qui te regardent fort doucement, je le sais. Enfin, on se lasse d’une reine comme d’une autre. Ne m’interromps pas. Si jamais tu deviens amoureux d’une autre femme, je veux que tu me le dises. Je te pardonnerai peut-être si tu me le dis. Ne m’interromps donc pas. Tu ne sais pas à quel point je t’aime. Je ne le sais pas moi-même. Il y a des moments, cela est vrai, où je t’aimerais mieux mort qu’heureux avec une autre, mais il y a aussi des moments où je t’aimerais mieux heureux. Mon Dieu ! je ne sais pas pourquoi on cherche à me faire la réputation d’une méchante femme.

FABIANI.

Je ne puis être heureux qu’avec toi, Marie. Je n’aime que toi.

LA REINE.

Bien sûr ? Regarde-moi. Bien sûr ? Oh ! je suis jalouse par instants ! Je me figure, quelle est la femme qui n’a pas de ces idées-là ? — je me figure quelquefois que tu me trompes. Je voudrais être invisible, et pouvoir te suivre, et toujours savoir ce que tu fais, ce que tu dis, où tu es. Il y a dans les contes des fées une bague qui rend invisible, je donnerais ma couronne pour cette bague-là. Je m’imagine sans cesse que tu vas voir les belles jeunes femmes qu’il y a dans la ville. Oh ! il ne faudrait pas me tromper, vois-tu !

FABIANI.

Mais ôtez-vous donc ces idées-là de l’esprit, madame. Moi vous tromper, madame, ma reine, ma bonne maîtresse ! Mais il faudrait que je fusse le plus ingrat et le plus misérable des hommes pour cela ! Mais je ne vous ai donné aucune raison de croire que je fusse le plus ingrat et le plus misérable des hommes ! Mais je t’aime, Marie ! mais je t’adore ! mais je ne pourrais seulement pas regarder une autre femme ! Je t’aime, te dis-je ! mais est-ce que tu ne vois pas cela dans mes yeux ? Oh ! mon Dieu, il y a un accent de vérité qui devrait persuader, pourtant. Voyons, regarde-moi bien, est-ce que j’ai l’air d’un homme qui te trahit ? Quand un homme trahit une femme, cela se voit tout de suite. Les femmes ordinairement ne se trompent pas à cela. Et quel moment choisis-tu pour me dire des choses pareilles, Marie ? le moment de ma vie où je t’aime peut-être le plus ! C’est vrai, il me semble que je ne t’ai jamais tant aimée qu’aujourd’hui. Je ne parle pas ici à la reine. Pardieu, je me moque bien de la reine ! Qu’est-ce qu’elle peut me faire, la reine ? elle peut me faire couper la tête, qu’est-ce que cela ? Toi, Marie, tu peux me briser le cœur. Ce n’est pas votre majesté que j’aime, c’est toi. C’est ta belle main blanche et douce que je baise et que j’adore, et non votre sceptre, madame !

LA REINE.

Merci, mon Fabiano. Adieu. — Mon Dieu, mylord, que vous êtes jeune ! les beaux cheveux noirs et la charmante tête que voilà ! — Revenez dans une heure.

FABIANI.

Ce que vous appelez une heure, vous, je l’appelle un siècle, moi ! (Il sort.)

Sitôt qu’il est sorti, la reine se lève précipitamment, va à une porte masquée, l’ouvre, et introduit Simon Renard.



Scène II.

LA REINE, SIMON RENARD.
LA REINE.

Entrez, monsieur le bailli. Eh bien ! étiez-vous resté là ? l’avez-vous entendu ?

SIMON BENARD.

Oui, madame.

LA REINE.

Qu’en dites-vous ? Oh ! c’est le plus fourbe et le plus faux des hommes ! Qu’en dites-vous ?

SIMON RENARD.

Je dis, madame, qu’on voit bien que cet homme porte un nom en i.

LA REINE.

Et vous êtes sûr qu’il va chez cette femme la nuit ? vous l’avez vu ?

SIMON RENARD.

Moi, Chandos, Clinton, Montagu, dix témoins.

LA REINE.

C’est que c’est vraiment infâme !

SIMON RENARD.

D’ailleurs la chose sera encore mieux prouvée à la reine tout à l’heure. La jeune fille est ici, comme je l’ai dit à votre Majesté. Je l’ai fait saisir dans sa maison cette nuit.

LA REINE.

Mais est-ce que ce n’est pas là un crime suffisant pour lui faire trancher la tête à cet homme, monsieur ?

SIMON RENARD.

Avoir été chez une jolie fille la nuit ? Non, madame. Votre Majesté a fait mettre en jugement Trogmorton pour un fait pareil ; Trogmorton a été absous.

LA REINE.

J’ai puni les juges de Trogmorton.

SIMON RENARD.

Tâchez de n’avoir pas à punir les juges de Fabiani.

LA REINE.

Oh ! comment me venger de ce traître ?

SIMON RENARD.

Votre Majesté ne veut la vengeance que d’une certaine manière ?

LA REINE.

La seule qui soit digne de moi.

SIMON RENARD.

Trogmorton a été absous, madame. Il n’y a qu’un moyen, je l’ai dit à Votre Majesté. L’homme qui est là.

LA REINE.

Fera-t-il tout ce que je voudrai ?

SIMON RENARD.

Oui, si vous faites tout ce qu’il voudra.

LA REINE.

Donnera-t-il sa vie ?

SIMON RENARD.

Il fera ses conditions ; mais il donnera sa vie.

LA REINE.

Qu’est-ce qu’il veut ? savez-vous ?

SIMON RENARD.

Ce que vous voulez vous-même. Se venger.

LA REINE.

Dites qu’il entre, et restez par là à portée de la voix. — Monsieur le bailli !

SIMON RENARD, revenant.

Madame ?…

LA REINE.

Dites à mylord Chandos qu’il se tienne là dans la chambre voisine avec six hommes de mon ordonnance, tous prêts à entrer. — Et la femme aussi, toute prête à entrer ! — Allez.

Simon Renard sort.
La reine, seule.

Oh ! ce sera terrible !

Une des portes latérales s’ouvre. Entrent Simon Renard et Gilbert.



Scène III.

LA REINE, GILBERT, SIMON RENARD.
GILBERT.

Devant qui suis-je ?

SIMON RENARD.

Devant la reine.

GILBERT.

La reine !

LA REINE.

C’est bien. Oui, la reine. Je suis reine. Nous n’avons pas le temps de nous étonner. Vous, monsieur, vous êtes Gilbert, un ouvrier ciseleur. Vous demeurez quelque part par là au bord de l’eau avec une nommée Jane, dont vous êtes le fiancé ; et qui vous trompe, et qui a pour amant un nommé Fabiano qui me trompe, moi. Vous voulez vous venger, et moi aussi. Pour cela, j’ai besoin de disposer de votre vie à ma fantaisie. J’ai besoin que vous disiez ce que je vous commanderai de dire, quoi que ce soit. J’ai besoin qu’il n’y ait plus pour vous ni faux ni vrai, ni bien ni mal, ni juste ni injuste, rien que ma vengeance et ma volonté. J’ai besoin que vous me laissiez faire et que vous vous laissiez faire. Y consentez-vous ?

GILBERT.

Madame…

LA REINE.

La vengeance, tu l’auras. Mais je te préviens qu’il faudra mourir. Voilà tout. Fais tes conditions. Si tu as une vieille mère, et qu’il faille couvrir sa nappe de lingots d’or, parle, je le ferai. Vends-moi ta vie aussi cher que tu voudras.

GIIBERT.

Je ne suis plus décidé à mourir, madame.

LA REINE.

Comment !

GILBERT.

Tenez, majesté, j’ai réfléchi toute la nuit. Rien ne m’est prouvé encore dans cette affaire. J’ai vu un homme qui s’est vanté d’être l’amant de Jane. Qui me dit qu’il n’a pas menti ? J’ai vu une clef. Qui me dit qu’on ne l’a pas volée ? J’ai vu une lettre. Qui me dit qu’on ne l’a pas fait écrire de force ? D’ailleurs, je ne sais même plus si c’était bien son écriture, il faisait nuit, j’étais troublé, je n’y voyais pas. Je ne puis donner ma vie, qui est la sienne, comme cela. Je ne crois à rien, je ne suis sûr de rien. Je n’ai pas vu Jane.

LA REINE.

On voit bien que tu aimes ! tu es comme moi, tu résistes à toutes les preuves. Et si tu la vois, cette Jane, si tu l’entends avouer le crime, feras-tu ce que je veux ?

GILBERT.

Oui. À une condition.

LA REINE.

Tu me la diras plus tard.

À Simon Renard.

— Cette femme ici tout de suite !

Simon Renard sort. La reine place Gilbert derrière un rideau qui occupe une partie du fond de l’appartement.

— Mets-toi là.

Entre Jane, pâle et tremblante.



Scène IV.

LA REINE, JANE, GILBERT, derrière le rideau.
LA REINE.

Approche, jeune fille. Tu sais qui nous sommes ?

JANE.

Oui, madame.

LA REINE.

Tu sais quel est l’homme qui t’a séduite ?

JANE.

Oui, madame.

LA REINE.

Il t’avait trompée. Il s’était fait passer pour un gentilhomme nommé Amyas Pawlet. ?

JANE.

Oui, madame.

LA REINE.

Tu sais maintenant que c’est Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil ?

JANE.

Oui, madame.

LA REINE.

Cette nuit, quand on est venu te saisir dans ta maison, tu lui avais donné rendez-vous, tu l’attendais ?

JANE, joignant les mains.

Mon Dieu, madame !

LA REINE.

Réponds.

JANE, d’une voix faible.

Oui.

LA REINE.

Tu sais qu’il n’y a plus rien à espérer ni pour lui ni pour toi ?

JANE.

Que la mort. C’est une espérance.

LA REINE.

Raconte-moi toute l’aventure. Où as-tu rencontré cet homme pour la première fois ?

JANE.

La première fois que je l’ai vu, c’était… — Mais à quoi bon tout cela ? Une malheureuse fille du peuple, pauvre et vaine, folle et coquette, amoureuse de parures et de beaux dehors, qui se laisse éblouir par la belle mine d’un grand seigneur. Voilà tout. Je suis séduite, je suis déshonorée, je suis perdue. Je n’ai rien à ajouter à cela. Mon Dieu ! vous ne voyez donc pas que chaque mot que je dis me fait mourir, madame ?

LA REINE.

C’est bien.

JANE.

Oh ! votre colère est terrible, je le sais, madame. Ma tête ploie d’avance sous le châtiment que vous me préparez…

LA REINE.

Moi ! un châtiment pour toi ! Est-ce que je m’occupe de toi, folle ? Qui es-tu, malheureuse créature, pour que la reine s’occupe de toi ? Non, mon affaire, c’est Fabiano. Quant à toi, femme, c’est un autre que moi qui se chargera de te punir.

JANE.

Eh bien, madame, quel que soit celui que vous en chargerez, quel que soit le châtiment, je subirai tout sans me plaindre, je vous remercierai même, si vous avez pitié d’une prière que je vais vous faire. Il y a un homme qui m’a prise orpheline au berceau, qui m’a adoptée, qui m’a élevée, qui m’a nourrie, qui m’a aimée et qui m’aime encore ; un homme dont je suis bien indigne, envers qui j’ai été bien criminelle, et dont l’image est pourtant au fond de mon cœur, chère, auguste et sacrée comme celle de Dieu ; un homme qui sans doute, à l’heure où je vous parle, trouve sa maison vide et abandonnée, et dévastée, et n’y comprend rien et s’arrache les cheveux de désespoir. Eh bien, ce que je demande à votre majesté, madame, c’est qu’il n’y comprenne jamais rien, c’est que je disparaisse sans qu’il sache jamais ce que je suis devenue, ni ce que j’ai fait, ni ce que vous avez fait de moi. Hélas ! mon Dieu ! je ne sais pas si je me fais bien comprendre, mais vous devez sentir que j’ai là un ami, un noble et généreux ami, — pauvre Gilbert ! oh ! oui, c’est bien vrai ! — qui m’estime et qui me croit pure, et que je ne veux pas qu’il me haïsse et qu’il me méprise… — Vous me comprenez, n’est-ce pas, madame ? L’estime de cet homme, c’est pour moi bien plus que la vie, allez ! Et puis cela lui ferait un si affreux chagrin ! Tant de surprise ! Il n’y croirait pas d’abord. Non, il n’y croirait pas. Mon Dieu ! pauvre Gilbert ! Oh ! madame ! ayez pitié de lui et de moi. Il ne vous a rien fait, lui. Qu’il ne sache rien de ceci, au nom du ciel ! Au nom du ciel ! qu’il ne sache pas que je suis coupable, il se tuerait. Qu’il ne sache pas que je suis morte, il mourrait.

LA REINE.

L’homme dont vous parlez est là qui vous écoute, qui vous juge et qui va vous punir.

Gilbert se montre.
JANE.

Ciel ! Gilbert !

GILBERT, à la reine.

Ma vie est à vous, madame.

LA REINE.

Bien. Avez-vous quelques conditions à me faire ?

GILBERT.

Oui, madame

LA REINE.

Lesquelles ? Nous vous donnons notre parole de reine que nous y souscrivons d’avance.

GILBERT.

Voici, madame. — C’est bien simple. C’est une dette de reconnaissance que j’acquitte envers un seigneur de votre cour qui m’a fait beaucoup travailler dans mon métier de ciseleur.

LA REINE.

Parlez.

GILBERT.

Ce seigneur a une liaison secrète avec une femme qu’il ne peut épouser, parce qu’elle tient à une famille proscrite, Cette femme, qui a vécu cachée jusqu’à présent, c’est la fille unique et l’héritière du dernier lord Talbot, décapité sous le roi Henri VIII.

LA REINE.

Comment ! es-tu sûr de ce que tu dis là ? Jean Talbot, le bon lord catholique, le loyal défenseur de ma mère d’Aragon, il a laissé une fille, dis-tu ? Sur ma couronne, si cela est vrai, cette enfant est mon enfant ; et ce que Jean Talbot a fait pour la mère de Marie d’Angleterre, Marie d’Angleterre le fera pour la fille de Jean Talbot.

GILBERT.

Alors ce sera sans doute un bonheur pour Votre Majesté de rendre à la fille de lord Talbot les biens de son père ?

LA REINE.

Oui, certes, et de les reprendre à Fabiano ! — Mais a-t-on les preuves que cette héritière existe ?

GILBERT.

On les a.

LA REINE.

D’ailleurs, si nous n’avons pas de preuves, nous en ferons. Nous ne sommes pas la reine pour rien.

GILBERT.

Votre majesté rendra à la fille de lord Talbot les biens, les titres, le rang, le nom, les armes et la devise de son père. Votre Majesté la relèvera de toute proscription et lui garantira la vie sauve. Votre Majesté la mariera à ce seigneur, qui est le seul homme qu’elle puisse épouser. À ces conditions, madame, vous pourrez disposer de moi, de ma liberté, de ma vie et de ma volonté, selon votre plaisir.

LA REINE.

Bien. Je ferai ce que vous venez de dire.

GILBERT.

Votre majesté fera ce que je viens de dire ? La reine d’Angleterre me le jure, à moi, Gilbert, l’ouvrier ciseleur, sur sa couronne que voici et sur l’évangile ouvert que voilà ?

LA REINE.

Sur la royale couronne que voici et sur le divin évangile que voilà, je te le jure !

GILBERT.

Le pacte est conclu, madame. Faites préparer une tombe pour moi, et un lit nuptial pour les époux. Le seigneur dont je parlais, c’est Fabiani, comte de Clanbrassil. L’héritière de Talbot, la voici.

JANE.

Que dit-il ?

LA REINE.

Est-ce que j’ai affaire à un insensé ? Qu’est-ce que cela signifie ? Maître ! faites attention à ceci, que vous êtes hardi de vous railler de la reine d’Angleterre, que les chambres royales sont des lieux où il faut prendre garde aux paroles qu’on dit, et qu’il y a des occasions où la bouche fait tomber la tête !

GILBERT.

Ma tête, vous l’avez, madame. Moi, j’ai votre serment !…

LA REINE.

Vous ne parlez pas sérieusement. Ce Fabiano ! cette Jane !… — Allons donc !

GILBERT.

Cette Jane est la fille et l’héritière de lord Talbot.

LA REINE.

Bah ! vision ! chimère ! folie ! Les preuves, les avez-vous ?

GILBERT.

Complètes. (Il tire un paquet de sa poitrine.) — Veuillez lire ces papiers.

LA REINE.

Est-ce que j’ai le temps de lire vos papiers, moi ? Est-ce que je vous ai demandé vos papiers ? Qu’est-ce que cela me fait, vos papiers ? Sur mon âme, s’ils prouvent quelque chose, je les jetterai au feu, et il ne restera rien.

GILBERT.

Que votre serment, madame.

LA REINE.

Mon serment ! mon serment !

GILBERT.

Sur la couronne et sur l’évangile, madame ! c’est-à-dire sur votre tête et sur votre âme, sur votre vie dans ce monde et sur votre vie dans l’autre.

LA REINE.

Mais que veux-tu donc ? Je te jure que tu es en démence.

GILBERT.

Ce que je veux ? Jane a perdu son rang, rendez-le-lui ! Jane a perdu l’honneur, rendez-le-lui ! Proclamez-la fille de lord Talbot et femme de lord Clanbrassil, — et puis prenez ma vie !

LA REINE.

Ta vie ! mais que veux-tu que j’en fasse de ta vie à présent ? Je n’en voulais que pour me venger de cet homme, de Fabiano ! Tu ne comprends donc rien ? Je ne te comprends pas non plus, moi. Tu parlais de vengeance ! C’est comme cela que tu te venges ? Ces gens du peuple sont stupides ! Et puis, est-ce que je crois à ta ridicule histoire d’une héritière de Talbot ? Les papiers ! tu me montres les papiers ! Je ne veux pas les regarder. Ah ! une femme te trahit, et tu fais le généreux ! À ton aise. Je ne suis pas généreuse, moi ! j’ai la rage et la haine dans le cœur. Je me vengerai, et tu m’y aideras. Mais cet homme est fou ! il est fou ! il est fou ! Mon Dieu ! pourquoi en ai-je besoin ? C’est désespérant d’avoir affaire à des gens pareils dans des affaires sérieuses !

GILBERT.

J’ai votre parole de reine catholique. Lord Clanbrassil a séduit Jane, il l’épousera !

LA REINE.

Et s’il refuse de l’épouser ?

GILBERT.

Vous l’y forcerez, madame.

JANE.

Oh ! non ! ayez pitié de moi, Gilbert !

GILBERT.

Eh bien ! s’il refuse, cet infâme, votre majesté fera de lui et de moi ce qu’il lui plaira.

LA REINE, avec joie.

Ah ! c’est tout ce que je veux !

GILBERT.

Si ce cas-là arrivait, pourvu que la couronne de comtesse de Waterford soit solennellement replacée par la reine sur la tête sacrée et inviolable de Jane Talbot que voici, je ferai, moi, tout ce que la reine m’imposera.

LA REINE.

Tout ?

GILBERT.

Tout. — Même un crime, si c’est un crime qu’il vous faut ; même une trahison, ce qui est plus qu’un crime ; même une lâcheté, ce qui est plus qu’une trahison.

LA REINE.

Tu diras ce qu’il faudra dire ? tu mourras de la mort qu’on voudra ?

GILBERT.

De la mort qu’on voudra.

JANE.

Ô Dieu !

LA REINE.

Tu le jures ?

GILBERT.

Je le jure.

LA REINE.

La chose peut s’arranger ainsi. Cela suffit. J’ai ta parole, tu as la mienne. C’est dit. (Elle paraît réfléchir un moment. À Jane.) — Vous êtes inutile ici, sortez, vous. On vous rappellera.

JANE.

Ô Gilbert ! qu’avez-vous fait là ? Ô Gilbert ! je suis une misérable, et je n’ose lever les yeux sur vous ! Ô Gilbert ! vous êtes plus qu’un ange, car vous avez tout à la fois les vertus d’un ange et les passions d’un homme ! (Elle sort.)



Scène V.

LA REINE, GILBERT, puis SIMON RENARD, LORD CHANDOS et les Gardes.
LA REINE, à Gilbert.

As-tu une arme sur toi ? un couteau, un poignard, quelque chose ?

GILBERT, tirant de sa poitrine le poignard de lord Clanbrassil.

Un poignard ? oui, madame.

LA REINE.

Bien. Tiens-le à ta main. (Elle lui saisit vivement le bras.) — Monsieur le bailli d’Amont ! lord Chandos !

Entrent Simon Renard, lord Chandos et les gardes.

— Assurez-vous de cet homme ! il a levé le poignard sur moi. Je lui ai pris le bras au moment où il allait me frapper. C’est un assassin !

GILBERT.

Madame !…

LA REINE, bas à Gilbert.

Oublies-tu déjà nos conventions ? est-ce ainsi que tu te laisses faire ?

Haut.

— Vous êtes tous témoins qu’il avait encore le poignard à la main. Monsieur le bailli, comment se nomme le bourreau de la Tour de Londres ?

SIMON RENARD.

C’est un Irlandais appelé Mac Dermon.

LA REINE.

Qu’on me l’amène. J’ai à lui parler.

SIMON RENARD.

Vous-même ?

LA REINE.

Moi-même.

SIMON RENARD.

La reine parlera au bourreau ?

LA REINE.

Oui, la reine parlera au bourreau, la tête parlera à la main. — Allez donc !

Un garde sort.

— Mylord Chandos, et vous, messieurs, vous me répondez de cet homme. Gardez-le là, dans vos rangs, derrière vous. Il va se passer ici des choses qu’il faut qu’il voie. — Monsieur le lieutenant d’Amont, lord Clanbrassil est-il au palais ?

SIMON RENARD.

Il est là, dans la chambre peinte, qui attend que le bon plaisir de la reine soit de le voir.

LA REINE.

Il ne se doute de rien ?

SIMON RENARD.

De rien.

LA REINE, à lord Chandos.

Qu’il entre.

SIMON RENARD.

Toute la cour est là aussi qui attend. N’introduira-t-on personne avant lord Clanbrassil ?

LA REINE.

Quels sont parmi nos seigneurs ceux qui haïssent Fabiani ?

SIMON RENARD.

Tous.

LA REINE.

Ceux qui le haïssent le plus ?

SIMON RENARD.

Clinton, Montagu, Somerset, le comte de Derby, Gerard Fitz-Gerard, lord Paget, et le lord chancelier.

LA REINE, à lord Chandos.

Introduisez ceux-là, tous, excepté le lord chancelier. Allez. (Chandos sort. À Simon Renard.) — Le digne évêque chancelier n’aime pas Fabiani plus que les autres, mais c’est un homme à scrupules. (Apercevant les papiers que Gilbert a déposés sur la table.) — Ah ! il faut pourtant que je jette un coup d’œil sur ces papiers.

Pendant qu’elle les examine, la porte du fond s’ouvre. Entrent, avec de profonds saluts, les seigneurs désignés par la reine.



Scène VI.

Les Mêmes, LORD CLINTON, et les autres seigneurs.
LA REINE.

Bonjour, messieurs. Dieu vous ait en sa garde, mylords ! (À lord Montagu.) Anthony Brown, je n’oublie jamais que vous avez dignement tenu tête à Jean de Montmorency et au sieur de Toulouse dans mes négociations avec l’empereur mon oncle. — Lord Paget, vous recevrez aujourd’hui vos lettres de baron Paget de Beaudesert en Stafford. — Eh mais ! c’est notre vieil ami lord Clinton ! Nous sommes toujours votre bonne amie, mylord. C’est vous qui avez exterminé Thomas Wyat dans la plaine de Saint-James. Souvenons-nous-en tous, messieurs. Ce jour-là, la couronne d’Angleterre a été sauvée par un pont qui a permis à mes troupes d’arriver jusqu’aux rebelles, et par un mur qui a empêché les rebelles d’arriver jusqu’à moi. Le pont, c’est le pont de Londres. Le mur, c’est lord Clinton.

LORD CLINTON, bas, à Simon Renard.

Voilà six mois que la reine ne m’avait parlé. Comme elle est bonne aujourd’hui !

SIMON RENARD, bas, à lord Clinton.

Patience, mylord. Vous la trouverez meilleure encore tout à l’heure.

LA REINE, à lord Chandos.

Mylord Clanbrassil peut entrer.

À Simon Renard.

— Quand il sera ici depuis quelques minutes…

Elle lui parle à l’oreille, et lui désigne la porte par laquelle Jane est sortie.
SIMON RENARD.

Il suffit, madame.

Entre Fabiani.



Scène VII.

Les Mêmes, FABIANI.
LA REINE.

Ah ! le voici !…

Elle se remet à parler bas à Simon Renard.
FABIANI, à part, salué par tout le monde et regardant autour de lui.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a que de mes ennemis ici, ce matin. La reine parle bas à Simon Renard. Diable ! elle rit ! mauvais signe !

LA REINE, gracieusement, à Fabiani.

Dieu vous garde, mylord !

FABIANI, saisissant sa main, qu’il baise.

Madame…

À part.

— Elle m’a souri. Le péril n’est pas pour moi.

LA REINE, toujours gracieuse.

J’ai à vous parler. (Elle vient avec lui sur le devant du théâtre.)

FABIANI.

Et moi aussi, j’ai à vous parler, madame. J’ai des reproches à vous faire. M’éloigner, m’exiler pendant si longtemps ! Ah ! il n’en serait pas ainsi, si, dans les heures d’absence, vous songiez à moi comme je songe à vous.

LA REINE.

Vous êtes injuste. Depuis que vous m’avez quittée, je ne m’occupe que de vous.

FABIANI.

Est-il bien vrai ? ai-je tant de bonheur ? Répétez-le-moi.

LA REINE, toujours souriant.

Je vous le jure.

FABIANI.

Vous m’aimez donc comme je vous aime ?

LA REINE.

Oui, mylord. — Certainement, je n’ai pensé qu’à vous. Tellement que j’ai songé à vous ménager une surprise agréable à votre retour.

FABIANI.

Comment ! quelle surprise ?

LA REINE.

Une rencontre qui vous fera plaisir.

FABIANI.

La rencontre de qui ?

LA REINE.

Devinez. — Vous ne devinez pas ?

FABIANI.

Non, madame.

LA REINE.

Tournez-vous.

Il se retourne et aperçoit Jane sur le seuil de la petite porte entr’ouverte.
FABIANI, à part.

Jane !

JANE, à part.

C’est lui !

LA REINE, toujours avec un sourire.

Mylord, connaissez-vous cette jeune fille ?

FABIANI.

Non, madame !

LA REINE.

Jeune fille, connaissez-vous mylord ?

JANE.

La vérité avant la vie. Oui, madame.

LA REINE.

Ainsi, mylord, vous ne connaissez pas cette femme ?

FABIANI.

Madame, on veut me perdre. Je suis entouré d’ennemis. Cette femme est liguée avec eux sans doute. Je ne la connais pas, madame ! je ne sais pas qui elle est, madame !

LA REINE, se levant et lui frappant le visage de son gant.

Ah ! tu es un lâche ! Ah ! tu trahis l’une et tu renies l’autre ! Ah ! tu ne sais pas qui elle est ! Veux-tu que je te le dise, moi ? Cette femme est Jane Talbot, fille de Jean Talbot, le bon seigneur catholique mort sur l’échafaud pour ma mère. Cette femme est Jane Talbot, ma cousine, Jane Talbot, comtesse de Shrewsbury, comtesse de Wexford, comtesse de Waterford, pairesse d’Angleterre ! Voilà ce que c’est que cette femme ! — Lord Paget, vous êtes commissaire du sceau privé, vous tiendrez compte de nos paroles. La reine d’Angleterre reconnaît solennellement la jeune femme ici présente pour Jane, fille et unique héritière du dernier comte de Waterford. (Montrant les papiers.) Voici les titres et les preuves, que vous ferez sceller du grand sceau. C’est notre plaisir. (À Fabiani.) Oui, comtesse de Waterford ! et cela est prouvé ! et tu rendras les biens, misérable ! Ah ! tu ne connais pas cette femme ! Ah ! tu ne sais pas qui est cette femme ! Eh bien, je te l’apprends, moi ! c’est Jane Talbot ! et faut-il t’en dire plus encore ?… (Le regardant en face, à voix basse, entre les dents.) — Lâche ! c’est ta maîtresse !

FABIANI.

Madame…

LA REINE.

Voilà ce qu’elle est. Maintenant, voici ce que tu es, toi. — Tu es un homme sans âme, un homme sans cœur, un homme sans esprit ! tu es un fourbe et un misérable ! tu es… Pardieu, messieurs, vous n’avez pas besoin de vous éloigner. Cela m’est bien égal que vous entendiez ce que je vais dire à cet homme ! Je ne baisse pas la voix, il me semble. — Fabiano, tu es un misérable, un traître envers moi, un lâche envers elle, un valet menteur, le plus vil des hommes, le dernier des hommes ! Cela est pourtant vrai, je t’ai fait comte de Clanbrassil, baron de Dinasmonddy, quoi encore ? baron de Darmouth en Devonshire. Eh bien, c’est que j’étais folle ! Je vous demande pardon de vous avoir fait coudoyer par cet homme-là, mylords. Toi, chevalier ! toi, gentilhomme ! toi, seigneur ! Mais compare-toi donc un peu à ceux qui sont cela, misérable ! mais regarde, en voilà autour de toi, des gentilshommes ! Voilà Bridges, baron Chandos ; voilà Seymour, duc de Somerset ; voilà les Stanley, qui sont comtes de Derby depuis l’an quatorze cent quatre-vingt-cinq ! voilà les Clinton, qui sont barons Clinton depuis douze cent quatre-vingt-dix-huit ! Est-ce que tu t’imagines que tu ressembles à ces gens-là, toi ? Tu te dis allié à la famille espagnole de Peñalver, mais ce n’est pas vrai, tu n’es qu’un mauvais italien, rien, moins que rien ! fils d’un chaussetier du village de Larino ! — Oui, messieurs, fils d’un chaussetier ! Je le savais, et je ne le disais pas, et je le cachais, et je faisais semblant de croire cet homme quand il parlait de sa noblesse. Car voilà comme nous sommes, nous autres femmes. Ô mon Dieu ! je voudrais qu’il y eût des femmes ici, ce serait une leçon pour toutes. Ce misérable ! ce misérable ! il trompe une femme et renie l’autre ! Infâme ! certainement tu es bien infâme ! Comment ! depuis que je parle il n’est pas encore à genoux ! À genoux, Fabiani ! Mylords, mettez cet homme de force à genoux !

FABIANI.

Votre majesté…

LA REINE.

Ce misérable, que j’ai comblé de bienfaits ! ce laquais napolitain, que j’ai fait chevalier doré et comte libre d’Angleterre ! Ah ! je devais m’attendre à ce qui arrive ! On m’avait bien dit que cela finirait ainsi. Mais je suis toujours comme cela, je m’obstine, et je vois ensuite que j’ai eu tort. C’est ma faute. Italien, cela veut dire fourbe ! Napolitain, cela veut dire lâche ! Toutes les fois que mon père s’est servi d’un italien, il s’en est repenti. Ce Fabiani ! Tu vois, lady Jane, à quel homme tu t’es livrée, malheureuse enfant ! — Je te vengerai, va ! — Oh ! je devais le savoir d’avance, on ne peut tirer autre chose de la poche d’un italien qu’un stylet, et de l’âme d’un italien que la trahison !

FABIANI.

Madame, je vous jure…

LA REINE.

Il va se parjurer, à présent ! il sera vil jusqu’à la fin, il nous fera rougir jusqu’au bout devant ces hommes, nous autres faibles femmes qui l’avons aimé ! il ne relèvera seulement pas la tête !

FABIANI.

Si, madame ! je la relèverai. Je suis perdu, je le vois bien. Ma mort est décidée. Vous emploierez tous les moyens, le poignard, le poison…

LA REINE, lui prenant les mains et l’attirant vivement sur le devant du théâtre.

Le poison ! le poignard ! que dis-tu là, italien ? la vengeance traître, la vengeance honteuse, la vengeance par derrière, la vengeance comme dans ton pays ! Non, signor Fabiani, ni poignard, ni poison. Est-ce que j’ai à me cacher, moi ? à chercher le coin des rues la nuit, et à me faire petite quand je me venge ? Non, pardieu ! je veux le grand jour, entends-tu, mylord ? le plein midi, le beau soleil, la place publique, la hache et le billot, la foule dans la rue, la foule aux fenêtres, la foule sur les toits, cent mille témoins ! Je veux qu’on ait peur, entends-tu, mylord ! qu’on trouve cela splendide, effroyable et magnifique, et qu’on dise : C’est une femme qui a été outragée, mais c’est une reine qui se venge ! Ce favori si envié, ce beau jeune homme insolent que j’ai couvert de velours et de satin, je veux le voir plié en deux, effaré et tremblant, à genoux sur un drap noir, pieds nus, mains liées, hué par le peuple, manié par le bourreau. Ce cou blanc où j’avais mis un collier d’or, j’y veux mettre une corde. J’ai vu quel effet ce Fabiani faisait sur un trône, je veux voir quel effet il fera sur un échafaud.

FABIANI.

Madame…

LA REINE.

Plus un mot ! Ah ! plus un mot ! Tu es bien véritablement perdu, vois-tu. Tu monteras sur l’échafaud comme Suffolk et Northumberland. C’est une fête comme une autre que je donnerai à ma bonne ville de Londres ! Tu sais comme elle te hait, ma bonne ville ! Pardieu ! c’est une belle chose, quand on a besoin de se venger, d’être Marie, dame et reine d’Angleterre, fille de Henri VIII, et maîtresse des quatre mers ! Et quand tu seras sur l’échafaud, Fabiani, tu pourras, à ton gré, faire une longue harangue au peuple, comme Northumberland, ou une longue prière à Dieu, comme Suffolk, pour donner à la grâce le temps de venir ; le ciel m’est témoin que tu es un traître et que la grâce ne viendra pas ! Ce misérable fourbe qui me parlait d’amour et me disait « tu » ce matin ! — Eh ! mon Dieu, messieurs, cela paraît vous étonner que je parle ainsi devant vous, mais, je vous le répète, que m’importe ? (À lord Somerset.) Mylord duc, vous êtes constable de la Tour, demandez son épée à cet homme.

FABIANI.

La voici, mais je proteste. En admettant qu’il soit prouvé que j’ai trompé ou séduit une femme…

LA REINE.

Eh ! que m’importe que tu aies séduit une femme ? est-ce que je m’occupe de cela ? ces messieurs sont témoins que cela m’est bien égal !

FABIANI.

Séduire une femme, ce n’est pas un crime capital, madame. Votre majesté n’a pu faire condamner Trogmorton sur une accusation pareille.

LA REINE.

Il nous brave, maintenant, je crois ? le ver devient serpent. Et qui te dit que c’est de cela qu’on t’accuse ?

FABIANI.

Alors, de quoi m’accuse-t-on ? Je ne suis pas anglais, moi, je ne suis pas sujet de votre majesté. Je suis sujet du roi de Naples et vassal du saint-père. Je sommerai son légat, l’éminentissime cardinal Polus, de me réclamer. Je me défendrai, madame. Je suis étranger. Je ne puis être mis en cause que si j’ai commis un crime, un vrai crime. — Quel est mon crime ?

LA REINE.

Tu demandes quel est ton crime ?

FABIANI.

Oui, madame.

LA REINE.

Vous entendez tous la question qui m’est faite, mylords. Vous allez entendre la réponse. Faites attention, et prenez garde à vous tous tant que vous êtes, car vous allez voir que je n’ai qu’à frapper du pied pour faire sortir de terre un échafaud. — Chandos ! Chandos ! ouvrez cette porte à deux battants ! Toute la cour ! tout le monde ! faites entrer tout le monde !

La porte du fond s’ouvre. Entre toute la cour.



Scène VIII.

Les Mêmes, LE LORD CHANCELIER, toute la cour.
LA REINE.

Entrez, entrez, mylords. J’ai véritablement beaucoup de plaisir à vous voir tous aujourd’hui. — Bien, bien, les hommes de justice, par ici, plus près, plus près. — Où sont les sergents d’armes de la chambre des lords, Harriot et Herbert ? Ah ! vous voilà, messieurs. Soyez les bienvenus. Tirez vos épées. Bien. Placez-vous à droite et à gauche de cet homme. Il est votre prisonnier.

FABIANI.

Madame, quel est mon crime ?

LA REINE.

Mylord Gardiner, mon savant ami, vous êtes chancelier d’Angleterre, nous vous faisons savoir que vous ayez à vous assembler en diligence, vous et les douze lords commissaires de la chambre étoilée, que nous regrettons de ne pas voir ici. Il se passe des choses étranges dans ce palais. Écoutez, mylords. Madame Élisabeth a déjà suscité plus d’un ennemi à notre couronne. Il y a eu le complot de Pietro Caro, qui a fait le mouvement d’Exeter, et qui correspondait secrètement avec madame Élisabeth par moyen d’un chiffre taillé sur une guitare. Il y a eu la trahison de Thomas Wyat, qui a soulevé le comté de Kent. Il y a eu la rébellion du duc de Suffolk, lequel a été saisi dans le creux d’un arbre après la défaite des siens. Il y a aujourd’hui un nouvel attentat. Écoutez tous. Aujourd’hui, ce matin, un homme s’est présenté à mon audience. Après quelques paroles, il a levé un poignard sur moi. J’ai arrêté son bras à temps. Lord Chandos et monsieur le bailli d’Amont ont saisi l’homme. Il a déclaré avoir été poussé à ce crime par lord Clanbrassil.

FABIANI.

Par moi ? Cela n’est pas. Oh ! mais voilà une chose affreuse ! Cet homme n’existe pas. On ne retrouvera pas cet homme. Qui est-il ? où est-il ?

LA REINE.

Il est ici.

GILBERT,
sortant du milieu des soldats derrière lesquels il est resté caché jusqu’alors.

C’est moi.

LA REINE.

En conséquence des déclarations de cet homme, nous, Marie, reine, nous accusons devant la chambre aux étoiles cet autre homme, Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil, de haute trahison et d’attentat régicide sur notre personne impériale et sacrée.

FABIANI.

Régicide, moi ! c’est monstrueux ! Oh ! ma tête s’égare, ma vue se trouble ! Quel est ce piège ? Qui que tu sois, misérable, oses-tu affirmer que ce qu’a dit la reine est vrai ?

GILBERT.

Oui.

FABIANI.

Je t’ai poussé au régicide, moi ?

GILBERT.

Oui.

FABIANI.

Oui ! toujours oui ! malédiction ! C’est que vous ne pouvez pas savoir à quel point cela est faux, messeigneurs ! Cet homme sort de l’enfer. Malheureux, tu veux me perdre, mais tu ignores que tu te perds en même temps. Le crime dont tu me charges te charge aussi. Tu me feras mourir, mais tu mourras. Avec un seul mot, insensé, tu fais tomber deux têtes, la mienne et la tienne. Sais-tu cela ?

GILBERT.

Je le sais.

FABIANI.

Mylords, cet homme est payé…

GILBERT.

Par vous. Voici la bourse pleine d’or que vous m’avez donnée pour le crime. Votre blason et votre chiffre y sont brodés.

FABIANI.

Juste ciel ! — Mais on ne représente pas le poignard avec lequel cet homme voulait, dit-on, frapper la reine. Où est le poignard ?

LORD CHANDOS.

Le voici.

GILBERT, à Fabiani.

C’est le vôtre. — Vous me l’avez donné pour cela. On en retrouvera le fourreau chez vous.

LE LORD CHANCELIER.

Comte de Clanbrassil, qu’avez-vous à répondre ? reconnaissez-vous cet homme ?

FABIANI.

Non.

GILBERT.

Au fait, il ne m’a vu que la nuit. — Laissez-moi lui dire deux mots à l’oreille, madame ; cela aidera sa mémoire. (Il s’approche de Fabiani.) — Tu ne reconnais donc personne aujourd’hui, mylord, pas plus l’homme outragé que la femme séduite ? Ah ! la reine se venge, mais l’homme du peuple se venge aussi. Tu m’en avais défié, je crois ! Te voilà pris entre les deux vengeances, mylord ! Qu’en dis-tu ? — Je suis Gilbert le ciseleur !

FABIANI.

Oui ! je vous reconnais. — Je reconnais cet homme, mylords. Du moment où j’ai affaire à cet homme, je n’ai plus rien à dire.

LA REINE.

Il avoue !

LE LORD CHANCELIER, à Gilbert.

D’après la loi normande et le statut vingt-cinq du roi Henri VIII, dans le cas de lèse-majesté au premier chef, l’aveu ne sauve pas le complice. N’oubliez point que c’est un cas où la reine n’a pas le droit de grâce, et que vous mourrez sur l’échafaud comme celui que vous accusez. Réfléchissez. Confirmez-vous tout ce que vous avez dit ?

GILBERT.

Je sais que je mourrai, et je le confirme.

JANE, à part.

Mon Dieu ! si c’est un rêve, il est bien horrible !

LE LORD CHANCELIER, à Gilbert.

Consentez-vous à réitérer vos déclarations la main sur l’évangile ? (Il présente l’évangile à Gilbert, qui y pose la main.)

GILBERT.

Je jure, la main sur l’évangile, et avec ma mort prochaine devant les yeux, que cet homme est un assassin ; que ce poignard, qui est le sien, m’a été donné par lui pour le crime ; que cette bourse, qui est la sienne, m’a été donnée par lui pour le crime. Que Dieu m’assiste ! c’est la vérité !

LE LORD CHANCELIER, à Fabiani.

Mylord, qu’avez-vous à dire ?

FABIANI.

Rien. — Je suis perdu !

SIMON RENARD, bas, à la reine.

Votre Majesté a fait mander le bourreau. Il est là.

LA REINE.

Bon, qu’il vienne.

Les rangs des gentilshommes s’écartent, et l’on voit paraître le bourreau, vêtu de rouge et de noir, portant sur l’épaule une longue épée dans son fourreau.



Scène IX.

Les Mêmes, LE BOURREAU.
LA REINE.

Mylord duc de Somerset, ces deux hommes à la Tour ! — Mylord Gardiner, notre chancelier, que leur procès commence dès demain devant les douze pairs de la chambre aux étoiles, et que Dieu soit en aide à la vieille Angleterre ! Nous entendons que ces hommes soient jugés tous deux avant que nous partions pour Exford, où nous ouvrirons le parlement, et pour Windsor, où nous ferons nos pâques.

Au bourreau.

— Approche, toi ! Je suis aise de te voir. Tu es un bon serviteur. Tu es vieux, tu as déjà vu trois règnes. Il est d’usage que les souverains de ce royaume te fassent un don, le plus magnifique possible, à leur avènement. Mon père Henri VIII t’a donné l’agrafe en diamants de son manteau. Mon frère Édouard VI t’a donné un hanap d’or ciselé. C’est mon tour maintenant. Je ne t’ai encore rien donné, moi. Il faut que je te fasse un présent. Approche. (Montrant Fabiani.) — Tu vois bien cette tête, cette jeune et charmante tête, cette tête qui, ce matin encore, était ce que j’avais de plus beau, de plus cher et de plus précieux au monde, eh bien ! cette tête, tu la vois bien, dis ? — je te la donne !