Marie Donadieu/Troisième partie/II

Eugène Fasquelle (p. 279-316).
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II



Elle monta l’escalier. Elle en était à la fin d’octobre et il lui semblait que le temps avait marché pour qu’elle montât l’escalier. Ses pas étaient des pas, sans réflexion, qui la haussaient d’une marche à tout coup, cependant qu’un sentiment simple comme la foi la portait au-dessus de tout ce que l’instant avait d’indécis et d’osé. Elle frappa, Jean ouvrit. On a souvent l’impression que l’on était nécessaire et que les hommes allaient de long en large en vous attendant.

Elle ne dit même pas : Me voilà, s’assit sur une chaise, posa sur ses genoux deux mains qu’elle ne savait comment employer et qui, mi-ouvertes, doucement tremblèrent. Être là suffisait, ainsi que des paroles.

Il la voyait, il resta debout sans un geste, la voyant. Puis il lui toucha la main du doigt, avec une façon de hasarder quelque chose. Elle le laissa faire et ne bougea pas, comme si elle eût craint de donner un autre cours à sa présence. Ensuite il alla à la joue, râpant un peu, appréciant le grain de la peau. Alors, pour se justifier, il dit :

— Tu as la joue toute froide.

Elle leva les yeux avec un mouvement qu’elle tenait prêt. Pendant un instant, ils n’avaient rien à dire. Elle était vêtue d’une robe gros-bleu, mais on ne savait jamais avec elle, à cause de ses yeux. Elle les étendait soudain l’un et l’autre, s’accentuait alors, s’ouvrait toute, comme un golfe où les voiles sur les barques sont déjà tendues. Elle était vêtue de deux yeux. Jean la découvrit, en somme. Depuis ses cheveux qu’elle relevait au-dessus de son front, parmi toute la peau si blanche de son visage, une ligne, un reflet, un sentiment adoucissait la forme de ses mâchoires, et lorsqu’on en arrivait à sa bouche, il semblait qu’elle fût là pour accompagner ses yeux et pour en accroître le langage.

Il dit :

— Tu reviens pour toujours ?

Elle répondit :

— Est-ce que tu croyais que je serais revenue ?

Puis, comme elle remuait ses jambes sous ses jupes, le bout de son pied dépassa. Il dit :

— Tu portes à présent des bas jaunes. Ça se porte beaucoup depuis quelque temps.

Elle baissa les yeux.

Leur premier désir fut de continuer une histoire interrompue, comme lorsqu’un passant vous ayant séparé dans la rue, celui qui marchait en avant a fait trois pas en attendant son compagnon. Leur premier désir fut de se ressouder au passé. Il dit :

— Je ne t’ai jamais parlé d’une petite cousine que j’avais. Elle s’appelait Valérie. Une fois, elle a fait sa première communion. Elle écrivait à maman pour lui en faire part : « Ma chère tante, et tu sais que c’est le plus beau jour de la vie. » C’est moi qui lui ai répondu. Je suis sûr qu’elle a fait une bonne première communion. Une autre fois, une de mes cousines m’avait dit : « Tu aurais dû venir à la fête de chez nous, tu aurais vu ta cousine Valérie qui est bien jolie. Et puis, ce n’est pas surtout qu’elle est jolie, c’est surtout cet air qu’elle a ! » Je n’ai jamais connu d’elle que sa première communion et la grâce qu’elle en avait gardée. Les jours de fête, elle était plus grave et riait simplement. Je lui ai écrit depuis ton départ. Tu ne sais pas : eh bien, elle est morte. Son père était mort, il aurait bien pleuré.

Elle répondit :

— Moi aussi, j’ai connu une Valérie. Elle était bien jolie, elle était brune et puis elle portait des bandeaux. Une fois, nous avons consulté l’Oracle des Dames. Il m’a répondu : Le prêtre qui doit t’enterrer n’est pas encore au monde. Et il lui a dit : Tu ne verras pas la fin de l’année. Elle est vraiment morte. C’était un joli nom, ça ne lui a pas porté bonheur.

Il dit ensuite :

— Tu es restée à Lyon tout le temps ?

— Oui.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je ne sais pas. Oh ! si. Une fois, il y avait un jeune homme au coin d’une rue. J’ai cru que c’était toi. Je me suis sauvée. Pendant deux jours j’ai attendu qu’on sonne.

— Ce n’était pas moi.

Elle dit :

— Est-ce que tu m’aimes encore ?

— Je ne sais pas.

Il la regarda.

Elle était tout autre. Ses deux joues blanches, chargées d’une autre blancheur, sous un givre léger, vêtues de poudre de riz, comme une chair fine et qu’il faut conserver. Elles étaient là, fragiles comme ce qui est à portée de la main. Il vit aussi ses lèvres. L’une et l’autre, passées au rouge, haussées d’un ton, parfumées, comme si à leur goût naturel on eût ajouté un bonbon. Puis les yeux bordés de noir, en souvenir de vous. Ne semble-t-il pas qu’on les enchâsse, qu’on les conserve, et que la lumière que vous y aviez mise est là, qui parle de votre gloire. Dieu ne s’est pas arrêté à la Terre, car, la voyant si belle, il créa par le monde d’autres Terres encore. Et vous…

— Tu es belle, Marie.

— C’est pour toi, répondit-elle. Il faut que je sois belle.

Il rentrait en lui-même, se défendait déjà et ne lui présentait qu’un quart de son corps.

— Marie, il aurait mieux valu que je ne te trouve pas belle. Je ne sais pas si tu étais belle, autrefois. Autrefois, je ne te voyais pas comme si tu étais Marie, je te voyais comme si tu avais été Jean. Je t’ai regardée bien des fois, il me semblait voir je ne sais quoi : ma main, mon corps, mon image. Aujourd’hui, je te vois, je t’apprécie, je te trouve belle. La séparation s’est effectuée, Marie.

Elle eut un mot très habile :

— Tu ne m’aimais pas, Jean. Dis-moi que tu ne m’aimais pas.

Alors, il se dressa, fit face et trouva bien autre chose à lui répondre.

— Viens là, Marie.

Elle ne mit pas longtemps à s’approcher.

— Donne-moi tes deux mains.

Il les lui prit, d’ailleurs.

— Regarde-moi dans les yeux. Sais-tu si je ne t’aime pas encore !

Elle le regarda. Il vit deux yeux bleus au fond desquels il ne savait quoi, comme la cité d’au-dessous des eaux, mystérieuse, profonde, où les hommes sont autres, l’attirait et l’entraînait selon le poids de son cœur. On dit que lorsque la mer est basse, il en sort parfois la flèche d’un clocher.

Il parla, pourtant :

— Je ne sais pas si je connais ton corps. Je ne t’ai jamais eue pour mon plaisir. J’avais un sentiment, je le portais en toi pour te voir y répondre.

Puis il se tut et la vit encore. Et tout cela était immédiat et si bon qu’il en sentait la substance impérieuse faire en lui son chemin et repousser d’organe en organe un sentiment qui eût pu les habiter.

Elle fit :

— Oh ! bien aimé !

Elle dit cela, et il semblait que, soudain, la Belle au Bois Dormant avait remué dans le fond de son cœur. Ensuite, elle approcha sa poitrine, la mit à celle de Jean, appuya, ondula, comme on insiste, comme on ajoute une raison à d’autres raisons. L’homme en était entouré. Il saisit cela, il comprenait des choses l’une après l’autre.

Elle lui donna sa bouche, il la goûta, un suc singulier l’emplit jusqu’au bord. Ce fut une victoire. Il se tut, comme s’il n’avait plus rien à dire. Ils s’abattirent ensemble, il vint à elle, elle le reçut tout entière et sentit, pendant qu’il passait, la vie d’un homme s’étendre et ombrager une femme à jamais.

Ils se levèrent ensuite. Jean alla s’asseoir. Marie, calmée, simple, déjà maîtresse, prenait ses premières mines. Elle dit :

— Tu vois que j’ai bien fait de revenir.

Mais il garda pour lui-même sa face, la posa entre ses deux mains et resta si longtemps qu’elle tendit l’oreille comme s’il avait parlé bas. Ce fut un peu plus tard qu’il se leva sans un mot, on eût dit sans un geste et qu’ouvrant la fenêtre, puis s’accoudant à la barre d’appui, il tourna le dos.

Elle essaya encore, elle croyait que rien ne s’use et que la force d’une femme courbe un homme comme une charge. Elle dit :

— Embrasse-moi, Jean.

Il ne l’écouta même pas, conserva la barre d’appui et, replié, seul, comme adossé, se tint si loin d’elle qu’elle le regarda longtemps pour le voir. C’était un beau soir. Au tournant de la Seine, une souplesse avait pris l’onde qui, sans hâte et toute sûre, vers la gauche, du côté du bout du monde, suivait une autre onde encore. Le ciel était tendre et fin, l’air était cendré, l’air était tout en ciel. Et Octobre semblable à un fruit qui va bientôt tomber !

Il n’attendit pas davantage.

— Non, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela ! Autrefois, nous aurions été l’un près de l’autre à nous dire : Souviens-toi… Qu’est-ce qui a passé entre nous ? Nous avons cru nous ressouder par un baiser. Je suis triste.

Il se tut, puis il reprit :

— Peut-être n’est-ce qu’en ce moment et pour un instant que je suis triste. Ne dis rien, tout est fini : nous avons pris chacun notre place. Autrefois aussi, j’étais triste. Quand j’étais triste, autrefois, je sentais la mélancolie du monde. Aujourd’hui, quand je suis triste, je pense. Je pense, et que ce mot t’apprenne où j’en suis. Tu reviens trop tard : tu m’as laissé le temps de réfléchir. Et je sais que tout devait arriver. Il a été dit : Dieu viendra avec la vérité, il jugera les vivants et les morts. Marie, Dieu n’aura rien à faire : ils se jugeront eux-mêmes. Il y a tant d’harmonie que chacun, de lui-même, et selon sa pente, ira en son endroit. Tu m’as quitté, tu es allée en ton endroit. Certes, tu m’as trompé lorsque tu m’as menti, mais je sais aujourd’hui que tu m’avais trompé bien davantage. Je croyais t’avoir trouvée. Je me disais : « Elle est là, en moi, comme un bouquet que l’on a mis dans un vase, j’en porte toutes les fleurs. » Je connais aujourd’hui bien plus que tes mots et bien plus que les événements de ta vie : je connais ton sens. Tu m’as quitté, tu es allée ailleurs, simplement, comme une pierre tombe. Vois, tu es ici, et je te dis que tu n’es pas chez toi. Je t’ai prise, je t’ai eue comme autrefois. L’instant était celui de l’élection, celui du partage. Je ne sais même pas si tu comprends encore ces mots. Ensuite, je t’ai tourné le dos, j’aurais pleuré. Je trouvais à cet instant quelque chose de défini, de strict, de manqué. Et maintenant, sens-tu tout ce qui hésite dans ma chair et dans mon âme ?

Alors elle dit :

— Jean, c’est méchant ce que tu dis là. Tu profites de ce que je suis venue, exprès pour me faire des méchancetés. Si j’avais su, je serais restée chez moi. Tu vois, Raphaël ne sait pas que je suis ici. Moi, je suis une petite sotte. Je suis toujours les mouvements de mon cœur.

Mais il ne lâchait pas facilement ses pensées. Je n’ai que cela ! avait-il l’habitude de dire.

— Écoute, Marie, depuis que je ne t’ai vue, il s’est passé beaucoup d’événements. Il s’est passé la nuit de ton départ. Il y a eu une nuit où il s’est passé bien plus que ton départ. Je ne te dirai pas comment j’ai bu tout d’abord. J’ai vu Margot. Souviens-toi de Margot. Elle était petite et douce et riait d’être ainsi faite. Elle m’a dit : « Ne t’inquiète pas pour une femme ! » Peut-être est-ce avec ce mot et par orgueil que, plus tard, j’ai compris. J’ai pensé : Celle-ci sait se mettre à sa place. Puis j’ai dormi. J’ai dormi seul, net, ferme, ayant mes armes auprès de moi. Je te craignais encore. Cette nuit n’a pas duré longtemps. Je me souviens du matin ; comme je m’habillais, je me disais : À tout à l’heure, camarade, à tout à l’heure ! Il n’y a pas eu de tout à l’heure. De toi, il me restait du fromage et du pain. Je mangeais mon fromage et mon pain dans la chambre, en marchant. Comment dirais-je ? Je mangeais avec exactitude et sachant qu’il me restait du temps pour chaque bouchée. Ma taille était droite, je ne pensais pas encore. Je compris que j’allais remporter la victoire. En vérité, je n’ai pas eu à combattre. Il suffit que l’on sache se tenir. Je sentais mon corps, je te dis que le poids de l’homme suffit. Il me reste de cette nuit l’impression que toute une race en moi était jeune : je la guidais comme un pasteur. C’est alors que je suis allé à la fenêtre. Si tu savais comme tout était simple ! Tu étais exactement ma moelle et ma base et, me retrouvant debout, je sentais que je n’allais pas mourir. Je ne sais pas s’il y eut jamais un pareil matin sur le monde. Il était cinq heures. Dressé sur la ville, je la regardais dormir avec pitié. Mais comment exprimer mon bonheur ! L’air existait encore. Je pensais qu’en plein centre, là-bas, dans la mer, des hommes sur un bateau étaient assemblés et vivaient. Ah ! il y avait bien autre chose que toi, dans le monde. L’air, vraiment, s’ouvrait à ma poitrine. Je l’appelais : camarade, mon camarade ! Il me semblait qu’il me répondît et qu’au fond de moi-même, où je le sentais par flots, il cicatrisait tout, en passant. Écoute, Marie. Ce jour-là fut le plus beau jour de ma vie. Je me soulevais à pleins bras comme on soulève un enfant, je me sentais bien plus fort que moi-même et, me demandant quelle vaillance m’avait été donnée, je me penchais sur le mal que tu m’avais fait et je le chassais d’une chiquenaude.

— Oh ! tais-toi, Jean, tais-toi ! ce n’est pas vrai. Tu as dû pleurer, tu as pleuré, moi je veux que tu aies pleuré ! Tu ne m’aimais pas, d’abord. Oh ! non, tu ne m’aimais pas. Si tu m’avais aimée, tu ne m’aurais pas laissée partir. Tu n’as rien fait, tu m’as dit : Vas-t’en ! Oui, tu m’as dit : Vas-t’en ! Moi, je le sais. Au fond, tu étais peut-être bien content que je m’en aille. Moi, j’étais trop heureuse. Je n’ai jamais été heureuse, je ne pouvais pas m’habituer au bonheur. La vie n’a jamais été bonne pour moi, je me suis mis en colère, je l’ai laissé venir, je lui ai dit : Contente-toi, fais-m’en donc encore davantage ! Je suis partie comme cela, j’étais folle. Toute la nuit j’ai entré mes ongles dans ma peau. Je me sentais dans mon rôle. Raphaël m’a posé une serviette mouillée sur les tempes. C’est bien fait pour lui, il m’a soignée jusqu’au lendemain. Il a pleuré. Mais si j’avais su que tu ne m’aimais pas, moi je n’aurais pas pleuré. C’est lui qui me l’a dit : S’il t’avait aimée, il ne t’aurait pas laissée partir.

— Il avait raison. Je t’aimais comme une chose que j’avais reçue, je ne t’aimais pas comme une chose que l’on a conquise. Je t’ai retenue à deux mains, mais je n’ai pas su me pencher en arrière pour que tu m’entraînes avec toi. Je ne t’aimais pas jusqu’à l’aventure et jusqu’à la mort. Peut-être étais-tu déjà vaincue en moi et que l’autre voix, celle qu’aujourd’hui j’entends, dominait la tienne et me créait une destinée plus profonde.

— Oh, tiens ! tiens ! fit-elle.

Il était assis, elle se précipita sur lui, d’un bloc. Elle occupa ses genoux, elle était là, rien ne pouvait maintenant occuper cette place. De sa bouche, elle lui garnit la bouche, de ses deux bras elle entoura le reste, de tout son poids elle appuya, comme une mer de naufrage, comme la seule chose vivante et qui vous bouche l’étendue. L’homme en éprouva une sensation d’asphyxie. D’une main, elle déboutonna son corsage ; l’instant était assez difficile, elle devait sortir ses deux bras des manches. Elle le fit avec précision, se glissant, s’écoulant, et dans un double mouvement qui, d’une part, la portait hors de sa robe et, de l’autre côté se repliant, la contractait, l’enroulait d’un long tour autour de sa proie. Alors, il vit sa peau. Elle était blanche et souple et garnie d’une chair insoupçonnée, grasse, merveilleuse, parlante, comme si un miracle eût passé là. Il fallait bien qu’il la respirât, n’ayant rien autre à respirer. Parfois, elle se haussait au souffle de sa poitrine, un soupir en sortait et un frisson qu’on eût voulu saisir au passage.

— Vois, disait-elle, je n’ai pas de corset. Tu sais, mes deux seins, je ne sais pas pourquoi tu aimais tant mes seins. Je t’ai dit une fois : Je te les donne ; tu m’as répondu : Je les prendrai. Tu avais oublié de les prendre. Vois-tu, je suis venue pour te les apporter. Mais, dis-moi, mon petit Jean, qu’est-ce que tu veux en faire ? Ils étaient si bien à leur place. Regarde ! Ils sont durs. Tu m’as dit : ce sont les hémisphères de Magdebourg, il a fallu six chevaux pour les séparer. Toi aussi, tu aimais les femmes, tu aimais les petites femmes. Qu’est-ce qu’elles t’ont donc fait que tu n’en veux plus ? Est-ce que tu ne me trouves pas à ton goût ? Tu ne vas pourtant pas en prendre une autre. Et si tu en voulais une autre, c’est moi qui te la choisirais.

Vraiment, la question s’agrandissait, elle l’agrandissait elle-même. Il ne s’agissait plus de Marie, il s’agissait d’une femme et de la victoire. Et elle jouait de ses bras et de ses mains, pétrissait les joues, le cou, la poitrine de l’homme, l’amollissait selon sa science et, d’un coup, appuyait sur lui tous ses bonheurs.

— Souviens-toi de mon pays. On s’asseyait le dimanche soir tout au-devant de la grille et pour mieux s’en apercevoir : Jalot apprenait à jouer de la clarinette. Il partait, on disait : Ça y est, voilà mon Jalot ! Et tout d’un coup, en plein milieu, il se taisait pour apprendre encore mieux. Je crois plutôt qu’il se disait : Si j’en restais où j’en suis, c’est si bon ce qu’on sait ! Tu vois que Jalot m’a beaucoup servi. Il y avait des petits enfants qui, tout le jour, avaient porté des bottines. Alors, quand venait la saison, on leur disait : Je t’achèterai des espadrilles pour te délasser. Ils couraient pour mieux montrer combien ils étaient délassés. Il y avait ma grand’mère qui m’apportait un fichu. C’est très difficile à expliquer, mais c’était sa manière à elle de me gronder. Il y avait, de l’autre côté de la rue, la Grande Ourse au-dessus du toit du voisin. Oh ! je la connais ! Le toit d’un homme m’a repéré le monde. La rue montait vers notre droite. Il y avait chaque soir, plus loin que son sommet, un bruit comme si toute la Terre l’avait fait. Je disais : « Grand-père, on ne peut pas entendre d’ici les trains passer, il n’y a pas de vent dans la campagne ; alors qu’est-ce que c’est ? » Il me répondait : « J’ai toujours cru que c’était le bruit du Temps qui passe. » On se sentait grand. Il y avait, assis sur des chaises, des gens que toujours on avait connus. Cela représentait mon village et sa vie, et il y a en moi quelque chose qui fait comme Jalot. Mon cœur, mes poumons, mon foie, mon sein, tout ce qui est moi-même, tout ce qui me suffit, chaque organe redit à son voisin comment était fait mon village. Oui, il y a des choses de lui que je sens dans les os de mes côtes. Je ne suis pas bien compliquée, je suis un petit village qui ne te gênera pas, mais je suis un village entier. Connais-tu l’amour ? L’amour, c’est lorsqu’on s’assied le dimanche soir et que tout cela vous suffit. Tu n’auras pas à aller plus loin que la Grande Ourse et tu connaîtras sa place. Je serai tout cela pour toi, et tout cela c’est toute la vie. Comprends donc combien tu n’aurais plus peur. Je serais toute la vie ; si tu venais à mourir, je me tuerais, toute la vie s’en irait en même temps que toi.

Et elle répétait :

— Comprends donc. Celui-là est le maître du monde qui, lorsqu’il meurt, sent que le monde entier va mourir. Je serai toute la vie ; si tu venais à mourir, je me tuerais, toute la vie s’en irait en même temps que toi.

Ce n’est pas tant parce qu’il lui donnait raison que parce que tout ce qu’elle lui offrait était à portée de la main. Chacun de ses sens en appréciait l’usage. Il pensait d’ordinaire avec ampleur, visait loin et décrivait sa courbe comme une parabole qui tombe là où on l’avait décidé. Il ne parlait pas. Un travail nombreux l’attaquait à sa base, qui produisait une dissociation singulière et qui, s’en prenant à sa pensée, la séparait par morceaux. Parfois, il sortait de lui un rien d’attention, quelque chose comme un insecte qui, se posant quelque part sur la peau de cette femme, y buvait la vie et s’en gorgeait. Il se trouvait bien, retournait un sentiment dans sa tête et celui-ci, au chaud, s’étendait là comme dans un lit où il fait bon dormir. Et qu’aurait-il pu trouver ailleurs, qui valût cela ? Un beau jour, on part autour du monde et voici qu’un soir, dans un canton perdu, une fraîcheur descend, qui ressemble aux fraîcheurs que l’on avait trouvées partout. Il y a les cruelles paroles de l’Imitation : « Que pouvez-vous voir ailleurs, que vous ne voyiez où vous êtes ? Voilà le ciel, la terre et les éléments ; or, c’est d’eux que tout est fait… Quand tout ce qui est au monde serait présent à vos yeux, que serait-ce qu’une vision vaine ?… »

Tantôt elle lui bouchait la bouche avec la chair nue de son bras, tantôt, d’une large main qu’elle lui posait au cœur, elle propageait des ondes singulières, car la peau d’une femme va plus loin que ce qu’elle vient à toucher. Il l’accueillait, il la sentait en lui pousser et, comme une bouture que l’on plante s’accroît, se prolonge, se crée de profondes racines et se nourrit enfin du suc intérieur, un lien mystérieux naissait de la femme à l’homme par un simple contact, avec une étrange chimie, avec une sève que l’un d’eux semblait puiser dans l’autre. Il y songeait. Tu as eu une mère, tu as vécu neuf mois dans le ventre d’une femme, tu en es encore tout imprégné et c’est cela que tu retrouves, comme un voyageur reconnaît son pays.

Et elle disait encore.

— Méchant… Tu m’as dit que je n’étais pas à ma place. Tu vois, maintenant, je me suis mise à ma place.

Et elle s’asseyait bien mieux, elle s’asseyait jusqu’à ce que le bout de ses pieds ne touchât plus le sol.

— C’est mon poids. Tiens, tu le portes ; tout de suite tu t’es habitué à le porter. Je ne te gênerai donc guère. Tes deux petites oreilles… elles m’entendent, alors pourquoi ne dis-tu rien ? Je leur crierai : Je t’aime ! Et si l’oreille droite ne suffit pas, je prendrai l’oreille gauche. Ouvre la bouche. Je crie dedans : Je t’aime ! Mon amour va jusque dans ta gorge. Oh ! je sais bien, moi, tu m’as trompée. Tu as été voir petite Margot. J’étais partie. Ce n’est pas une raison, parce que j’étais partie. Tu aurais dû m’attendre, ou alors tu n’avais pas confiance en moi. Je veux que tu ne m’aies jamais trompée. Moi, je l’ai trompé, l’autre. Oui, dans le temps, avant que je ne te connaisse. C’est toi que j’aime, puisque j’ai eu des amants lorsque j’étais avec l’autre. J’avais envie de le tromper encore à Lyon, par colère. Mais je me suis dit : Non, parce que c’est mon petit Jean que je tromperais. Oh ! je sais, tu m’en veux parce que je suis partie avec lui. Mais, mon petit Jean, le bon matelot est celui qui a déjà fait naufrage. Autrefois, il y avait des risques, puisque je ne connaissais pas mes faiblesses. Maintenant, je me surveillerai, j’examinerai mon cœur comme on examine un toit, de crainte qu’il ne tombe. Moi aussi, je suis un savant ingénieur ; j’ai la pratique des fissures. Et puis, mon grand-père. Lorsque je suis partie l’an dernier, il pleurait parce qu’il ne voulait pas que je m’en aille. Je l’ai revu, il sait tout, il a pleuré parce qu’il ne veut pas que je revienne à lui. Je n’ai rien dit, j’étais heureuse, je pensais : J’ai passé longtemps à faire de la peine aux autres ; tout le mal que je porte doit être épuisé, il ne me reste plus que du bonheur, je vais aller l’offrir à Jean. Et puis, maintenant, nous serons deux à t’aimer. Il y a maman. Écoute, Jean, j’ai une maman à mon tour : je l’avais bien gagnée. Je te raconterai tout cela : on m’avait fait croire qu’elle était morte. Elle m’a dit : « Mets tes deux mains sur ma hanche, il me semblera que tu es encore en moi. » C’est elle qui m’a donné cette robe. J’ai voulu pour toi m’habiller toute en maman. Elle m’a dit encore : « Quitte l’autre, c’est celui-ci qu’il te faut. » Si je te manquais, tu aurais quelqu’un à qui t’en plaindre. Elle n’a pas été heureuse. Écoute, Jean, tu as bon cœur, nous lui ferons oublier tout, l’un après l’autre. N’est-ce pas un but pour ta vie, est-ce que cela ne te tente pas, que de prendre une pauvre femme, de te pencher sur elle et de découvrir tout le mal qu’elle a porté ? Si tu ne veux pas me prendre pour moi, prends-moi pour elle. J’ai lu les livres de la piété filiale ; ce sera plus beau que ta mère, ce sera la mienne. Je suis de retour à Paris en compagnie de Raphaël. Je lui ai dit : « Je descends faire une commission. » J’ai mis mon chapeau, me voilà. Bonjour, ma petite commission ! Je suis venue à toi au prix d’un mensonge. Je ne mentirai plus, je garderai celui-là pour que nous le pressions sur notre cœur. Je t’ai tout dit. Interroge-moi encore.

Il entendait cela. Son cœur, son sang, ses poumons, les os de sa poitrine formaient un seul mélange qui lui montait comme si tous ses organes eussent fondu, comme si son âme même eût été pompée. Et par ailleurs un vide singulier, une fuite effrayante et grossière : on eût dit que le vertébré qu’il portait en lui l’allait quitter. Alors, il fit un mouvement, pour savoir s’il savait encore faire un mouvement. Il s’agita à droite, il s’agita à gauche, il se coula hors de Marie et, profitant d’un geste, passa sa tête. Pareil à l’affamé qui mord un bouillon et le mâche avec ses deux mâchoires, d’un coin, il aperçut la fenêtre et le jour, s’y jeta de tous ses yeux, se tint à eux et les mangea. Tout aussitôt, il put penser. Il se prenait à un mot, il se prenait à une branche, elle apparaissait, il la saisissait à deux mains, l’appuyait sur lui et lui demandait la foi. Comme on récite une prière pour chasser les mauvaises pensées, il était là : « Le cœur affaibli par les femmes… Vendre son âme pour avoir une femme… Il ne faut pas vendre son âme pour avoir une femme… Celle-ci, comme un mur, m’a caché la fenêtre et le jour… Ne te laisse pas arrêter par les petites choses avant d’avoir atteint les grandes… » Et, mécaniquement, selon le conseil de ceux qui furent tentés, il cherchait un souffle en lui pour animer ses formules. Et comme il le cherchait, il donna un souffle pour le trouver. Alors, ce fut comme si un cavalier lui sortait du cœur. Et le monde, soudain, fut frappé par quatre sabots. Et Jean pensa une pensée de Pascal : « Console-toi. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. J’ai pensé à toi dans mon agonie, j’ai versé telle goutte de sang pour toi. » Et lorsqu’il l’eût pensée, il lui sembla que le mauvais ange, lentement, lui traversait la moelle du dos et lui sortait par la nuque en sifflant.

Et tout se remit en place dans son corps, et c’était le matin : un vent de rosée, un vent matinal, sur une terre de débauche balançait une rose. Le reste se passa en deux temps. Tout d’abord, il tendit la tête et rejeta cette femme vers la gauche comme on déplace une entrave. Alors, il vit le jour et se sentit né pour le jour. Puis il se secoua, se dressa et la lança tout entière par la chambre.

Elle alla tomber, elle étendit les deux bras pour protéger sa face. Il s’enfuit vers la fenêtre, il lui semblait respirer pour la première fois.

— Aa… h ! fit-il.

Mais, de la masse gisante, une voix encore sortit.

— Tu m’as jetée à terre, Jean. Tu ne sais pas : j’aurais voulu que tu me jettes à terre. Je me disais : Je mettrai mes deux bras autour de ma tête et je les appuierai sur toutes les paroles qu’il me fera entendre. Puis, plus tard, lorsque je serai seule, je m’étendrai pour moi-même, je replierai mes deux bras pour fermer le monde, je garderai une pose que toutes les personnes n’auront pas eue et que nous serons seuls : lui, à m’avoir donnée, moi, à avoir reçue. Je veux un geste de moi qu’il ait formé. Je l’appuierai sur mon front pour me porter bonheur. Mais, dis-moi que je reste. Tu vois, je ne tiendrai pas beaucoup de place, tu pourras marcher par la chambre. Je t’assure que le bon Dieu l’a voulu : ta petite cousine Valérie — oh ! va, j’ai compris, — eh bien, elle est morte ! Moi, je ne mourrai jamais, je serai là pour mourir lorsque tu mourras.

Puis elle reprenait, elle s’écoulait comme une eau sous une pierre.

— Regarde, je reste ici couchée, ne sachant plus où j’en suis. J’ai cherché si longtemps que je t’avais bien mérité. Pense donc que j’ai eu beaucoup d’amants avant d’arriver à toi. Mais, dans ce temps-là, je savais encore arriver. La Terre pouvait me répondre, puisque j’avais confiance en elle. Aujourd’hui, comment dire ? Il me reste tout, et c’est cela qui me gêne. Si tu savais combien il y a des hommes dans la vie et si tu savais combien chacun d’eux me semble vide ! Je m’imagine que toute la Terre est creuse. Et pourtant il va me falloir la couvrir tout entière avec mes deux pieds. Il va falloir que je sache qu’elle est creuse à chaque pas. Que veux-tu que je cherche autre chose que ce que j’ai perdu ? Partout où je passe la main, je sens que tu me manques. Ah ! tu m’avais bien calmée ! Je vais passer toute ma vie à te chercher. Comment veux-tu que je te trouve, puisque tu m’obliges à te tourner le dos. Tu sais, le Juif-Errant : c’est parce qu’il avait vu le vrai Dieu. Vois si je suis malheureuse : j’ai appris à parler comme toi. Je sais parler, je suis intelligente. Quand il s’agit de toi, je suis toujours intelligente. C’est à cause de mon cœur qui se trouve si bien dans mon corps qu’il se promène jusque dans ma tête.

Mais il répondait déjà.

— Écoute, Marie, il n’y a pas longtemps. Un soir, le soleil allait se coucher. J’étais à la campagne, je descendais un chemin creux. Tu sais combien l’été a été bon. Comment dirais-je ? Il faisait vert, il faisait comme une prairie fait aux vaches. J’ai toujours beaucoup aimé les vallons. Je ne puis pas expliquer cela. Je me coucherais à l’ombre d’un vallon comme si j’avais été oublié, comme si Dieu m’avait borné là et m’avait caché dans l’herbe pour qu’il ne pût pas m’arriver de mal. Et voici qu’au détour du chemin, une chaumière était posée, vraiment une chaumière blonde. Je ne dirai pas que je t’ai vue, je dirai que je t’ai goûtée. Je ne sais pas comment tu entras en moi, mais soudain je te sentis comme lorsqu’on a communié. On croise ses deux bras sur sa poitrine, on se dit : Il est là ! J’avais autrefois bâti ma vie sur la tendresse. Il me semblait que la Terre, ici, décrivait un vallon et, abdiquant l’étendue, déposait une chaumière au milieu. Il y a des coins du monde qui te redonnent à ma mémoire et auxquels je crois que tu as manqué. Mais tu étais là avec tes deux yeux bleus, avec la chaumière, avec un vallon, avec une fleur vive, avec cette fleur de tes yeux qui tremblent et qui reçoivent la vie avec attention. Je regardais à droite, je regardais à gauche, un ruisseau s’arrêtait dans sa voie ; je n’ai pas pu me rendre compte, mais quelque chose existait, qui était au complet. Il semblait ne pas y avoir de pente, et un équilibre singulier, une paix unique, une symétrie, comme si tous les objets du vallon dont j’occupais le centre se fussent répondus par-dessus ma tête. Je m’assis ; d’ordinaire je vais beaucoup plus loin que là où je suis. Ah ! Marie, je m’occupais du passé ; en vérité, il n’y avait plus de temps, je regardais, je composais tout pour mon bonheur, je prenais un sentiment d’autrefois, je le promenais dans ma tête comme pour savoir ce qu’il ferait de moi, comme pour expérimenter une forme d’avenir. Je t’installais dans le sentier, je t’installais au seuil de la chaumière, je me demandais : Comment ferait-elle ici ? Je m’essayais à des pensées comme ceci : « La femme est un roseau, le plus souple de la nature. » Je plissais ta petite bouche, je l’appliquais sur mon cœur ; car la bouche d’une femme va plus loin que notre peau. Tu aspirais un peu comme lorsqu’on donne un baiser. Autrefois, il m’eût semblé que mon cœur était pompé, que mon cœur allait pénétrer dans ta gorge. Tu m’as dit : « L’amour, c’est lorsqu’on s’assied et que tout cela vous suffit. » Eh bien, j’étais assis, Marie, et je sentis que quelque chose me manquait. Je t’assure que tout se passa comme si tu avais été auprès de moi. Je t’assure que je t’expérimentais. Et tiens, aujourd’hui, tu es auprès de moi et tout se passe encore comme dans le vallon. Je pensais : « Si par hasard, en cet instant, j’étais seul et que je me misse à travailler, je suis sûr que j’aurais du génie. » Ou bien : « Je me sens spirituel, je me sens intelligent pour le monde entier, et voilà que je suis morne auprès d’elle. » Ou bien : « Il y a des amis, il y a des voyages. Quelqu’un que je connais est allé pêcher la baleine. Un autre n’a pas encore fait son choix. Oh ! combien il y a de choses que je n’ai pas encore découvertes ! » Cela ne comporte ni mystère ni philosophie. Une nuit, tu m’as quitté, il y eut un déplacement dans ma masse comme si elle eût dû m’entraîner, comme si mon poids se penchait. Il m’a fallu redresser beaucoup de choses pour ne pas lui céder, il m’a fallu, jusqu’aux sources les plus reculées, chercher le mouvement, la force, le courage, les arracher par lambeaux, les unir et me pencher en arrière et fonder un équilibre d’autant plus lourd que je craignais encore un ébranlement.

Il était debout, il portait sa tête, il ouvrait la bouche, il s’arrêtait parfois ; elle sentit que la voix d’un homme passe entre ses dents. Et il dit encore :

— Veux-tu un exemple, veux-tu que je te dise combien j’ai trouvé de joies autre part. Je connais d’autres sentiments que la tendresse, je connais des jeux de sentiments meilleurs que l’amour. Je te parlerai des voyages. J’ai vu un soir un explorateur. Il revenait alors du Golfe Persique et, m’en montrant des photographies, me donnait je ne sais quel désespoir comme d’avoir manqué à mon bonheur. Une planche sur la mer, une montagne, une autre réunion d’hommes, un autre soleil, mais il y avait surtout ce sentiment d’avoir quitté quelque chose et d’être une façon de héros par sa seule présence. Et l’homme qui me montrait cela avait du calme, du poids, assez de science pour classer les pays et les races ; je le suivais, je remontais aux jours de l’origine, aux jours de la séparation comme lorsque Adam vit goutte à goutte se différencier le chaos. Je sentais la Terre en entier comme une sphère, comme une seule Terre vivante, comme le globe que Charlemagne portait tout entier dans sa main. Un grand courant l’entourait, il y avait des points où l’on s’arrête et d’où l’on part. Je pressais sur moi la matière terrestre, ma poitrine m’avait manqué. Certes, j’avais connu une femme et, par elle, un jour où mon sang me sortait du cœur comme un peuple nouveau, mais tout : Paris, l’amour, l’argent, tout cela me semblait à peine un jeu d’enfant, un infime village où l’on s’arrête un jour pour saluer un souvenir. Je me souviens que Dostoïevski, dans un de ses livres, parle de « la vie vivante » et dit qu’elle doit être toute simple, que le jour où quelqu’un l’aura découverte, on en sera étonné. Ce soir-là, j’ai découvert la « vie vivante ». Il suffisait d’être debout sur ses jambes dans un endroit du Golfe Persique ; il suffisait d’être là, de sentir que l’homme est fait pour vivre sur la Terre et, alors, de la parcourir. Et il n’y a pas que les voyages, Marie. Il y a d’autres choses vers lesquelles je suis orienté.

Il appuyait encore, il se tournait vers un objet pour qu’aucun homme ne le pût prendre, pour que tout ce qui l’entourait lui appartînt.

— Vous autres, femmes, depuis trop longtemps vous nous trompez. Un jour viendra où l’homme donnera moins d’importance à ce qui l’a trompé. Il y aura comme une science nouvelle, je te l’annonce, comme une science nouvelle de la résistance des matériaux. Le mariage repose sur une erreur. La femme ne peut pas vivre seule ; alors, elle attire l’homme pour ne pas vivre seule, alors elle l’absorbe pour mieux sentir qu’en aucun point de sa moelle elle n’est seule. L’amour est dévorant. Du reste, il ne s’agit pour moi ni d’avoir tort ni d’avoir raison. Comprends bien cela : je suis orienté par ailleurs. Peut-être n’arriverai-je qu’un centimètre plus loin que je l’eusse fait, t’ayant à ma charge, peut-être m’eusses-tu offert assez de compensations pour que je ne regrette rien. Il est trop tard. Ce centimètre est à moi, il est la plus haute manifestation de ma vie ; je l’aurai, dussè-je retomber ensuite.

Certes, elle entendait les paroles : il y en eut deux ou trois qu’elle porta, qui la chargeaient et qu’elle écoulait ensuite lentement, en remuant ses vertèbres l’une après l’autre. Certes, elle entendait les paroles ; elle les suivait elle-même, on eût dit qu’elle les rampait.

— Je prends ma tête à deux mains, disait-elle ; je contiens ma tête avec mes deux mains. Il me semble que quelque chose en moi s’est déformé : j’appuie, je voudrais tout ramener au bonheur. Je ne peux pas. Ma tête est plus forte que mes deux mains. Oh ! Jean, si l’on me faisait une blessure, s’il y avait un homme assez bon pour m’ouvrir la route, je crois que lorsque mon âme traverserait mon corps pour s’en aller, elle me viderait de tous mes maux. Oh ! dis-moi qu’il est bon de mourir. Il y a des amants qui sont morts ensemble. On s’enlace longtemps, l’éternité commence, on la goûte, elle est là, elle est au bout d’un baiser. Tu sais, la volupté : l’éternité tout entière s’en empare et l’applique sur vous au moment de votre mort. Ou plutôt, tu ne sais pas. Tu avais un revolver, Jean. Je le connais : il était nacré, il était fin, il allait à la paume de ma main. Je t’assure qu’il était fait pour moi. Regarde : je ne suis plus couchée, je m’assieds, je m’adosse à ton lit. Je serai toute nue si tu le désires. Je suis belle, Jean, je ne crains pas de mourir nue. Et lorsque tu t’étendras sur ma peau, je veux que tu te multiplies, que tout en toi s’enroule autour de mon corps, qu’il n’y ait pas un point que tu n’occupes, pas un point que tu m’aies laissé. Je te dis même qu’il n’y aura pas de mort. Il y aura que, petit à petit, je sentirai que je m’évapore. Je penserai : Je me quitte, je vais aller habiter mon Jean.

Il marchait alors, il se campa, il lui semblait arrêter du pied une balle qu’un enfant a lancé.

— Marie, quelqu’un m’a dit un jour : « La femme est un poids mort. » J’ai répondu : « Oui, mais un poids mort qui ronge, qui attaque le poids vivant. » Tu le comprendras, si toutefois tu t’es entendue parler. Mais moi, je suis content de ce jour. Veux-tu que je te l’avoue ? Véritablement, je l’attendais, je le marquais, je me disais : Passé cela, je saurai à quoi m’en tenir. Tu comprendras : on raisonne, on s’entoure de principes, on les a à portée de la main comme des papiers. Si tu savais comme la vie vivante s’en amuse, comme tout emporte nous-même. Eh bien, Marie, je suis heureux. Nous avons été en présence. Les premiers jours de la séparation, j’ai comparé ce que j’avais perdu à ce qui me restait encore : alors, j’ai compris que je n’avais rien perdu. Mais je me demandais pourtant : Si tu retrouvais ce que tu as perdu, est-ce que la simple surprise de le retrouver ne te donnerait pas un sentiment nouveau ? Connais-tu les « sentiments nouveaux » ? Les sentiments nouveaux sont forts comme la jeunesse à qui il manque sa place. Je t’avais perdue. Je pensais : Tout ce que l’on retrouve est doré. Est-ce qu’elle ne va pas briller plus que le soleil à mes yeux ? Eh bien, je te le répète, je suis content. J’ai remporté une telle victoire que, vraiment, je ne t’en veux pas. Mon pauvre camarade, tu m’as beaucoup servi. Mais il va falloir que tu partes. Allons, lève-toi. Tu n’as pas de mal ? Tiens, j’arrive. Je vais t’aider à te lever.

Il la prenait sous les bras. Elle adoptait dans la vie une habitude de se faire soulever.

— Ne sois pas brutal, disait-elle.

Il la remua un peu comme pour épousseter ses épaules.

— Et maintenant, tends bien tes bras. Je vais te passer ton corsage.

Plutôt que d’inventer un geste, elle eût mieux aimé que ses manches lui arrachent la peau en passant.

— Alors, tu crois que je ne pourrai plus être heureuse ?

— Oui. Être heureux, c’est un état, c’est un métier. Dans toute ta vie tu as bien dû apprendre que tu ne le connaissais pas.

Ils se donnèrent un baiser, d’ailleurs.

— Oh ! appuie, disait-elle. Que j’aie au moins le poids de tes baisers !

— Tu peux chercher un autre homme, Marie. Après tout…

Elle répondit :

— Il faut déjà beaucoup de foi pour chercher.


fin