Marie Donadieu/Première partie/III

Eugène Fasquelle (p. 47-74).
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III



Il y eut, sur le jardin d’un village obscur, une vie déchaînée qui prit les feuillages par masses, fit monter des pelouses une herbe épaisse, verte, grasse, qui toucha les fleurs et les créa à l’image de Dieu, qui se répandit sur les allées, franchit les bornes, domina le monde et qui inondait l’azur comme les rayons, comme les torrents du soleil. Tous ses sens et tout son cœur n’y pouvaient pas suffire. Les mots sont ridicules : Sa virginité s’était rompue comme une digue qui barrait les eaux du bonheur. Elle était allée d’autres fois dans la chambre. À se rappeler cela, elle sentait du feu par son ventre. Elle arrivait à Lyon, escamotait la leçon de piano, inventait des histoires pour réduire la maîtresse aux trois quarts. Raphaël l’attendait à côté de la porte. Ils marchaient dans la rue, pleins d’angoisse, apercevaient la maison, montaient l’escalier, entraient dans la chambre et se mêlaient l’un à l’autre. Quel cri ! Ils liquidaient l’arriéré de quatre jours, se gonflaient, luttaient à plein corps et retombaient enfin, suants, vidés, mais conservant au fond d’eux-mêmes le souvenir du passage d’un roi. Elle promenait cela dans les allées, arrêtait son œil sur une touffe d’herbe et la sentait lui répondre. Elle découvrit aux choses un sens intime et un langage. Il y avait des pigeons dans la maison. Lorsqu’elle était enfant, elle se plaisait à les effaroucher et ne remarquait dans leur vie que les chiures dont ils salissaient tous leurs perchoirs. Elle les vit un jour, dans leur cendre et leur plume, les comprit d’un seul coup, s’éclaira de leur passage et les nomma. Jamais elle ne s’était imaginée que les pigeons étaient des colombes. Un coin du monde en fut changé, la poésie s’accrut d’un oiseau. Elle pensa aux colombes en haut des toits, écouta leur plainte et s’en répéta le nom : roucoulement, dans un murmure qui lui gonflait la gorge aussi et la faisait participer aux grands roucoulements de l’amour. Elle s’augmentait et se troublait dans la qualité même de son sang, comme si quelque lourd poison eût pénétré dans son cœur pour en épaissir les battements. Un oiseau qui passe, une fleur bleue, un petit coup de la brise, l’atteignaient au bon endroit et, sans qu’elle en eût, lui faisaient jaillir un soupir. Il y avait dans sa chambre une gravure teintée qu’elle regarda bien des fois. C’était Ophélie. Assise et les cheveux dénoués, dans lesquels des pâquerettes tordues dessinaient une sorte de couronne, Ophélie, vêtue de sa robe flottante, les coudes sur les genoux, maniait le bluet, le coquelicot, la primevère, toute la ferblanterie des sentiments qu’on voit aux gravures dans les chambres des vierges, et levait encore les yeux au ciel. Sa lèvre était tendue. Sa bouche semblait dire : Voilà, j’ai cueilli la plus fraîche des fleurs et je vous la tends. Marie s’arrêtait devant cette image, la considérait longtemps, apprenait d’elle que les jeunes filles peuvent être mises en peinture et je ne sais quel transport qui fait qu’on ramasse les fleurs de la lande et qu’on les mêle aux pensées du bien-aimé. Un jour, elle demanda à Raphaël :

— Il y a dans ma chambre une jeune fille. C’est joli. Elle a de grands cheveux et des bouquets. Au-dessous d’elle, il y a écrit : Ophélie. Ça doit être une histoire. Qui était-ce qu’Ophélie ?

Il répondit :

— Je ne sais pas. C’est un nom.

Le mois de juillet, cette année-là, enveloppa la campagne dans une vapeur plus claire, et l’on respirait le vent qui naissait dans les blés mûrs comme l’odeur de la terre heureuse. Il y eut des après-midi où l’ombre verte des feuilles accueillait le soleil en ses mailles et semblait un beau treillis, la claire-voie qui borde les jardins des Marie-rêvant. Il venait à la jeune fille le sentiment même qu’il fallait, et qui s’orientait dans le sens de la lumière pour en être doré. Parfois sa joie éclatait devant un rosier et la faisait comme parler aux roses : « Mais qu’avez-vous à être si fières ? Vous n’avez pas un Raphaël comme moi ! » Elle marcha beaucoup dans les allées. À quelque tournant, il allait apparaître. D’ailleurs il était là, ses souvenirs jonchaient le sol, sur lequel elle se baissait et cueillait par brassées des images qu’ensuite elle ne pouvait plus laisser choir.

Mais il y avait d’autres jours. Il y avait des soirs où, sous sa robe, son corps vivait dans la solitude. Son échine électrisée par les temps lourds ne pouvait plus supporter la moelle de ses vertèbres et, dans sa gorge, ce goût du sang, ce trop-plein de la vie qui la débordait, lui faisaient un mal à mourir. Elle se pliait en arrière et tendait la tête pour que quelqu’un vînt à son secours pomper sur sa bouche cet amour dont elle éclatait. Sa chambre était au premier étage. Certains soirs, elle n’y pouvait tenir. Lorsque les grands-parents dormaient, elle descendait l’escalier, en pantoufles, ménageait les portes et sortait au jardin. Elle se promenait jusqu’à des onze heures, vêtue de sa seule chemise, dans les nuits sans souffle, s’asseyant parfois sur l’herbe, se relevant soudain et marchant encore, dans une impatience qui lui faisait battre l’air et chercher un coin, une brise, une aventure qui l’eût sauvée de ses singulières douleurs. Il ne s’agissait plus de Raphaël, alors.

Leur amour allait vite. Il fut fier d’elle, tout aussitôt. Il se trouva qu’elle chantait des romances, qu’elle connaissait les notes du piano et qu’elle entraînait la vie dans son mouvement. Un jour de fête, à Lyon, il fallut bien qu’il la laissât entrer dans une baraque où trois coups de tam-tam percés de deux coups de grelots faisaient entendre jusque dans la rue une musique inconnue et comme souterraine. On dansait là la danse du ventre. Elle en comprit le sens et la portée ; puis elle voulut monter chez Raphaël où elle se déshabilla bien vite et repoussa l’amour qu’il lui tendait dès que la porte était close ; et, devant l’armoire à glace, campée, les coudes levés à la hauteur de la tête, elle remua des hanches et tourna du nombril avec une élasticité qui la mettait du premier coup au rang de celles que tous les jeux du désir ont façonnées.

Elle chantait une de ces romances qu’a composées Jean-Jacques Rousseau :

Que le jour me dure
Passé loin de toi…

Des paroles vieillottes, des « verts bocages », des « âmes éperdues » et de mille sentiments éternels et défunts, elle sortait, après cent cinquante ans, pareille à quelque image des Confessions et remuant un passé de nos grand’mères qui, du temps de Louis XV, posaient leurs bas pour passer le gué d’un ruisseau. Il était candidat ingénieur et rappelait ces enfants qui ne sont pas poètes et désarticulent un jouet pour voir ce qui se passe en son intérieur. Il ne pouvait attendre qu’elle eût fini, la saisissait dans ses bras et la portait au lit où, avant de la prendre, il avait quelque orgueil et considérait en elle l’instrument des belles chansons. Elle se débattait d’ailleurs, lancée sur un sentiment qu’elle eût bien mieux aimé poursuivre. C’était une fille très vive, mais pour laquelle une vision ou une rêverie passait avant le geste direct d’un Raphaël, qui n’appréciait guère dans les choses que ce qu’il en pouvait toucher.

Elle marchait. Une telle vie, bientôt, lui parut monotone, avec ses mercredis et ses samedis qui tombaient l’un après l’autre. Elle était romanesque, quoiqu’elle n’eût pas de lecture, de la race de celles qui aiment leur amant à la façon des chapitres de certains livres qui les passionnèrent un jour de spleen. Elle voulut qu’un soir Raphaël vînt la prendre chez son grand-père. L’aventure eut sa couleur. Elle lui donna toutes les explications pour qu’il sût bien trouver la maison. Le jardin avait une porte verrouillée donnant sur la rue. Il se tint là, dans la nuit. Lorsque dix heures sonnèrent au clocher de l’église, elle ouvrit la porte. Elle avait attendu, avec précision, le dernier coup, qui était nécessaire à la beauté de l’histoire. Elle eût pu se vêtir d’un jupon et d’un corsage, mais elle était en chemise, parce que cela lui semblait plus pittoresque. Il quitta ses souliers, elle lui prit la main et l’entraîna à sa suite dans l’escalier où le ronflement du grand-père qui franchissait les cloisons et le craquement des marches à chacun de leurs pas la faisaient s’arrêter silencieusement, retenir son souffle, goûter à la crainte. Elle fut bienheureuse, cette nuit-là, comme on l’est dans le péché, et chacun des cris que lui arrachaient les caresses semblait dessiner à jamais sur le mur qui faisait face à son lit l’image d’une autre Ophélie qui composait plus que des bouquets. Lorsqu’il l’eut quittée, à trois heures du matin et qu’elle se trouva seule, son cœur débordait la chambre. Il lui vint les plus étranges pensées, sur son grand-père, sur sa grand’mère, sur des souvenirs de lecture, sur des images de deux sous et qui lui donnaient toutes le même orgueil : « Vous n’avez pas comme moi un roman d’amour ! »

Jamais autant qu’à cette époque elle ne se sentit près de sa tante. De la gêne qui toujours accompagne un premier amour, elle se dégagea comme on se met à l’aise lorsqu’on rentre chez soi. Un soir, la tante était descendue à sa suite ; mais, lorsqu’au coin de la rue, elle eût vu Raphaël attendre, elle fit demi-tour et remonta travailler, sans plus. Quand la jeune fille revint, Amélie la laissa s’approcher, termina le point commencé, puis dit :

— Et si ton grand-père l’apprend, c’est sur moi que ça retombe. Espèce d’imbécile, comme si tu étais pressée ! Tu en avais bien besoin, d’un étudiant. Enfin, moi, je n’ai plus rien à te dire. Pour toi, tu l’as voulu, tu l’as fait : tâche au moins que ça te profite !

Marie baissa les yeux, mais ce fut une date. Huit jours plus tard, elle tutoyait sa tante. Elle se réjouit davantage et, chaque fois, lorsqu’elle arrivait à Lyon, elle faisait des taquineries avec la sonnette de l’appartement. Les choses prirent leur équilibre définitif le jour où Raphaël fut présenté en qualité d’amant. Amélie fut nommée « la mère Zoé ».

Ils étaient heureux à trois. André Couvert revenait à six heures et demie de son bureau, alors il prenait ses pantoufles, puis se versait l’absinthe. Il ne demandait à la destinée que de lui conserver cela. Lorsque Marie n’était pas là, ils parlaient d’elle. Ils se l’ajoutèrent l’un et l’autre. La mère Zoé riait au milieu des amours. Elle avait de chaque côté des lèvres deux plis assez placides de femme expérimentée qui se distendaient alors et balançaient une gourmandise dans sa bouche. Raphaël finit par être admis aux repas. Il savait vivre et apportait un gâteau. La mère Zoé donnait des conseils pour ne pas avoir d’enfant.

Ce fut une famille, avec les promenades du dimanche. Bientôt, du reste, un nouveau lien les unit. Raphaël, par son ami Joseph qui avait des relations en ville, eut vent qu’une chienne avait mis bas et qu’on ne savait pas où caser les petits. Il demanda l’un d’eux, on les lui présenta tous, et il choisit dans la bande une petite chienne blanche tachetée. Elle avait quinze jours, il l’apporta à la tante. Elle fut nourrie au biberon, on l’appela Diane ; elle grandit et devint pour eux tous une de ces vies de second ordre que l’on aime et qui vous font réfléchir. Marie se l’attacha à l’endroit même où s’attachait Raphaël. Lui, pour la voir, prit l’habitude d’aller chez Amélie. Maintenant c’était là qu’avaient lieu les rendez-vous.


Plus d’une année passa. La seconde année de régiment, Raphaël obtint une permission d’un mois et partit pour son pays. On était en septembre. Marie avait trouvé la maîtresse qu’il lui fallait et qui donnait des leçons, même pendant les vacances. Basile la laissait aller. Il suivait la pente et se mirait parfois dans une de ces anses où se calment les eaux courantes. On les aime davantage, d’avoir remué les reflets du soleil et de vous les apporter là.

Elle venait à Lyon et prolongeait ses séjours. Elle lâchait sa tante, descendait dans les rues du mois de septembre qui reçoivent d’un ciel voilé la joie plus délicate qui succède aux grands coups d’été. Il y avait quelque part un coin pour elle. À gauche de la place Bellecour, si nue, et dont la géométrie lui faisait mal comme les plus sévères principes ; à gauche de la pierre et du vent, elle allait s’asseoir dans l’Allée des Veuves. C’est une allée, presque un jardin, avec des pelouses, des marchandes de fleurs et l’ombre des arbres qui semble en septembre se pacifier comme une veuve. Elle s’asseyait, dans la fraîcheur si bonne qu’on l’eût dite arrosée. Du bout de son ombrelle, elle chatouillait la terre ; d’un tout petit peu de son cœur, elle sentait ce qui passe et l’attendait à venir.

Dès les premiers jours, un jeune homme prit une chaise à côté d’elle. Il était grand, mince, avec des yeux de malade et laissait couler vers elle ses sentiments comme un filet d’eau. Ils se parlèrent. Il avait cette tendresse des jeunes gens qui sentent encore leur mère et pour lesquels l’amour est une chaleur dont on s’entoure à cause de l’éternel hiver. Marie le comprenait. Elle ne sut pas le fuir et passa auprès de lui deux après-midi pendant lesquelles l’air de l’Allée des Veuves se prit de finesse et de mélancolie. Un mois d’absence ! Un mois d’absence s’étendait devant ses yeux, qu’elle considérait tout là-bas, plus qu’au bout de l’allée, pour lequel elle se sentait petite et faible comme une fourmi que l’on chargea d’un long voyage. Comme elle avait envie de s’arrêter en route et de faire sa ronde avec une cigale qui lui criait : Viens donc ! du haut d’une brindille. On avait choisi la plus petite fourmi, qui était légère et bariolée et que le vent même poussait à la tentation. Elle en vint là. Son sang sifflait hors de son cœur, elle était rouge et malade, elle allait là, plutôt que de mourir. Il était jeune, avocat stagiaire, et habitait un petit appartement à fauteuils et à tapis qui sentait la jeune fille comme les appartements des jeunes gens qui ne fument pas. Il la dégrafa lentement ; il se détournait, se tordait et joignait les mains : « Oh, mon Dieu ! est-ce possible ! » Elle avait honte et osait à peine tirer sur ses manches lorsqu’il lui posait son corsage. Elle n’eut pas beaucoup de plaisir. Ensuite, il la regarda de ses deux yeux de couleur tendre. Ils étaient beaux. On les sentait en communication directe avec son cœur.

Lorsqu’elle rentra, le lendemain, dans la maison de Basile, elle était lasse comme si chacun des sentiments de la veille l’avait piétinée sur la route. Elle conserva jalousement son silence et prévint toute parole par des écarts qui la menèrent jusqu’au fond du jardin où, assise, le poing dans la joue, pareille à une vieille, elle regarda défiler ses fautes et pleura soixante-dix années de vie passée. Pourtant, le désir ne la quittait pas, à la veille de la mort, et elle sentait encore sa chair mâchée agiter tous ses vieux tendons. Alors elle se leva, monta à sa chambre et écrivit au bien-aimé :

« Mon Raphaël. De loin, de près, toujours ! Je t’aime, Raphaël adoré, je t’aime, je puis le dire que je t’aime. Oh ! ton nom est pour moi un coin du ciel bleu. Quand je l’écris, je ne puis m’empêcher de voir ton image passer devant mes yeux. Je suis folle, folle d’amour, de désir, j’ai soif de tes baisers, de tes caresses. Oh ! quand les sentirai-je sur ma joue brûlante de fièvre, car j’ai la fièvre, la fièvre du désir. Je voudrais t’avoir là, te posséder et me donner, me donner tout entière à toi. Oh ! c’est mon rêve. J’ai sur moi un petit papier comme on en vend dans les fêtes ; il y a un portrait et puis ton nom. Je le garde précieusement car c’est ton nom, Raphaël. Je t’envoie une petite image, j’ai embrassé les deux grosses roses qui s’y trouvent. Ce sont deux baisers que je t’envoie. Oh ! Raphaël, jamais tu ne comprendras tout ce que mon cœur renferme d’amour pour toi et de dévouement. Je t’adore, je suis jalouse, tu ne m’écris guère. Eh bien ! si jamais tu venais à ne plus m’aimer, à aimer une autre femme, eh bien ! je me maîtriserais et je m’arrangerais de manière à être toujours au courant de toutes tes actions ; et quoi que tu fasses, quoi qu’il t’arrive, quoi que tu aies besoin, je serais toujours là pour mettre à ton service un dévouement sans bornes, une amitié à toute épreuve et, en un mot, si tu souffres je te consolerai, si tu es malade je te soignerai ; si tu cours un danger, au prix de ma vie, de ma santé, de ma liberté, je te sauverai. »

Elle ne put pas aller plus loin. Pendant quelques minutes, elle attendit qu’un souffle poussât une boule de nerfs qui s’arrêtait dans sa gorge. Elle fut bien malheureuse. Elle sortit de sa poche un canif qui ne la quittait jamais. Il le lui avait offert un jour, elle lui avait donné un sou. Elle en ouvrit la lame, l’approcha de son poignet, donna un coup. Une goutte de sang perla, qui grossit ; elle prit une plume neuve, la trempa. Il lui sembla prolonger les choses qu’elle venait d’écrire. Elle le lui mit sur la lettre : « Mais tu ne sens donc pas que c’est avec mon sang que je t’aime ! » Le sang poisseux ne coule pas assez pour écrire ; elle retourna en prendre, n’y parvint pas et fouilla du bout de sa plume jusqu’au fond de la piqûre. Elle écrivit encore : « J’étouffe ! Je voudrais pouvoir plonger ma plume dans mon cou. » Puis elle lâcha tout, mit son bras au-dessus de la lettre et laissa tomber, goutte à goutte, du sang, un sang qu’elle eût voulu verser pour son amour.


Et deux jours plus tard, elle allait au rendez-vous que lui avait donné l’autre. Leur aventure dura trois semaines. Chaque fois elle se disait : « J’ai péché contre le ciel et contre moi. Je vous salue, Marie pleine de grâces, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni… » Elle ne passait pas un mot, elle eût voulu inventer des expiations.

Raphaël revint, qui la délivrait. Elle le regarda bien dans les yeux et lui dit : « Jure-moi que tu m’as été fidèle ! » Elle ne se rappelait rien, mais elle ne voulut plus passer dans l’Allée des Veuves.


Une année nouvelle commença. Elle avait dix-neuf ans. Ses cheveux, relevés autour du front, dégageaient son visage et le sortaient à la lumière, comme ces femmes dont les voiles tombent et qui sont restées blanches à l’ombre du harem. Ses yeux la suivaient, deux yeux bleus, qu’elle croyait gris, et dont la prunelle se tournait en haut vers ce que l’on appelle l’idéal. Elle surgissait soudain. On ne l’appréciait pas tout d’abord ; mais, dès qu’elle s’était calmée, on en avait une surprise : « Ah ! voilà de la pervenche ! » Elle vous eût longtemps trompé.

Une vie nouvelle commença. Elle le sentit dès le retour de Raphaël. La cause en était simple. Elle avait aimé cet homme ; elle avait cru qu’il détenait tout. Lorsqu’elle eût connu la volupté par ailleurs, elle vit que tous les hommes détenaient quelque chose. Elle le voyait bien, lorsqu’elle se promenait à son bras. Il y en avait, aux chapeaux de soie, dont les vêtements, coupés dans un beau style, dessinaient l’élégance de la « saison » et qui prolongeaient leurs gestes par des cannes plaquées d’argent. Il y en avait qui passaient avec des ports de tête, une assurance qu’ils tenaient haut et qu’ils faisaient sonner en marchant. Il y avait des faces que barraient des rides, derrière lesquelles on sentait une passion tenace et dure qui eût percé les fronts pour soulever les plis. Il y avait bien des yeux : les yeux des adolescents qui sortent tout ce qu’ils contiennent, les yeux des employés qui ne brillent que le dimanche, les yeux des riches, qui s’y connaissent et qui vous touchent pour vous apprécier. Il y avait les yeux en colère des ouvriers des fabriques et il y avait des contremaîtres pleins d’un espoir neuf et qui regardaient le monde avec de beaux yeux de barbares. Il y avait tout ce qu’un regard effleure, les terres vierges soupçonnées par delà le premier coteau, pour lesquelles il faut descendre la chaloupe du bord et mener à la découverte trois des aventuriers de l’équipage. Un éclat de voix, une plume de chapeau, la courbe d’un passant, une façon de se presser qu’avaient deux amoureux, lui semblaient le geste d’un autre bonheur pour lequel elle était née. Elle avait le sentiment de la femme en elle et se sentait partir pour si loin qu’elle n’avait le mépris d’aucune arrivée. Un voyou et sa compagne, un ivrogne, une dispute dans la rue, quelque louche animal reniflant ses jupes au passage, tout ce qui était de la vie, ce qu’un monde assimile et ce qu’il vomit, les hommes et leurs matières, tout atteignait la jeune fille, envahissait les passages et venait en son cœur alimenter un feu central qui recevait les pierres, les fondait et les faisait bouillir.

Raphaël n’en connaissait que deux ou trois coups d’amour et cet orgueil qu’ont les hommes lorsque leur femme les déborde. Il croyait avoir éveillé des rêves et profitait de quelques désirs. C’est pendant la troisième année de régiment qu’il se tourna vers Paris. Son père eût voulu arrêter là les dépenses et se l’associer dans ce métier d’entrepreneur où un homme neuf et jeune a de quoi bâtir. Ensuite il l’eût marié à la fille d’un entrepreneur pour doubler les entreprises. Raphaël ne voulut rien entendre. Si parfois une pensée lui en venait, il n’avait pas le temps de la réfléchir, de la promener en lui comme se promènent les pensées. Il la sentait refluer tout à coup vers son diaphragme, où des fibres chaudes l’attachaient à Marie et barraient tout autre sentiment. Un homme alors n’a rien à craindre. Il imagina un semblant d’examen qui lui donnait le titre d’« élève libre à l’école des Ponts et Chaussées », profita de l’ignorance de son père, prétexta que pour les grandes entreprises il lui fallait faire de grandes études et, à Pâques déjà, il avait tout arrangé pour que trois ou quatre des années à venir pussent se passer à Paris, librement.

Quant à Marie, peut-être eût-elle tout abandonné, avec cette facilité qu’ont les femmes de repartir sur un autre espoir. Amélie pourtant veillait au grain. Elle avait dit :

— Halte-là ! Ce serait trop facile, si les hommes vous quittaient ensuite. Il t’a eue, et moi je te promets qu’il te gardera.

Marie immobilisait son regard sur une fente du parquet et la parcourait niaisement du bout de son pied. Elle était une toute petite fille lorsqu’on la prenait sur un sujet qu’elle ignorait.

— Mais, ma tante, il va partir à Paris, et moi, mon grand-père ne voudra pas que j’aille avec lui.

Amélie en eut de la colère.

— Ah ! toi encore, tu es maline. Mais retiens donc ce que je te dis : Ton grand-père t’aime et, que ce soit un grand-père ou un amoureux, quand un homme vous aime, c’est comme quand un âne porte du sel et qu’il veut passer la rivière. Mais, avec ton grand-père, ça ira encore mieux que tu ne te le figures. Non ce qui m’inquiéterait, ce serait l’autre. Enfin, je m’en charge : il est riche et il t’emmènera… Au besoin, tu connais l’adresse de ses parents. Bien !

Pendant quelques jours, Amélie chercha. Elle avait de nombreux points de repère. Elle inventa une histoire qui se tenait assez bien : Une vieille dame, qui habitait Paris et passait à Lyon quelques mois chaque année, ayant fait la connaissance de Marie, s’était soudain prise d’affection pour elle et l’avait trouvée bien isolée pour une jeune fille. Elle avait perdu autrefois une enfant de dix-huit ans qu’elle adorait. Voici pourquoi elle aurait voulu se l’attacher comme demoiselle de compagnie. Elle était vieille, avec des caprices de vieille dame habituée à la fortune, et, comme elle n’avait pas d’enfant, mon petit grand-père, on ne sait pas ce qui peut arriver. C’est peut-être pour mon bien. Elle m’a dit : « Ça m’est égal. Votre grand-père, votre grand-père… Moi, je lui écrirai à votre grand-père. Je ne veux plus être seule, depuis que je vous connais. Je vous emmène à Paris. »

— Comprends-tu, continuait la tante. Elle s’appelle Madame Crouzat. Toi, tu es Mademoiselle Marie Donadieu, chez Madame Crouzat. Comme ça, tu auras une adresse. Et ton grand-père pourra même t’envoyer de l’argent.

Marie éclata d’intelligence. La tante la crut surprise.

— Grande godiche ! dit-elle. Tu t’émerveilles de tout. On voit bien que tu n’as jamais rien vu.

— Mais, ma petite tante, je n’oserai jamais dire tout ça à mon grand-père.

— Non, mais écoutez-la ! s’écria Amélie. Tu nous en racontes. Voyons : es-tu une femme, oui ou non ?

Marie se tut. Les idées la travaillaient en silence, accentuaient un peu la courbe de son menton et faisaient tout juste passer deux ou trois mouvements dans la peau de ses joues.

Elle n’eut pas même à jouer son rôle. Basile l’examinait chaque jour comme on examine un jardin que l’on soigne. Il ne songeait plus à ce qu’il avait fait, mais il pensait toujours à ce qui lui restait à faire : « Il y a là-bas la place d’un bouquet de roses. » Il n’avait jamais rien remarqué des aventures d’amour. Lorsqu’il la voyait heureuse, il ne s’en demandait pas la cause : un bonheur lui tenait lieu de toutes raisons. Mais depuis quelques jours, elle avait des inclinaisons, il ne savait quoi qui s’échappait d’elle et qu’elle suivait des yeux. Il la prit à part et le lui demanda. Elle répondit :

— Oh ! rien. C’est rien, tu sais.

Il lui mit la main sur l’épaule, elle était assise. Il pencha la tête et la regarda, avec de bons yeux, avec de grands yeux couleur d’étang calme. Il la connaissait, il savait qu’il fallait la forcer à confesser ses petits désirs :

— Pourquoi es-tu toujours si timide avec moi ?

Elle se laissa arracher la chose : Il y avait une vieille dame… Elle lui raconta tout : « Comme elle n’a pas d’enfant, mon petit grand-père, on ne sait pas ce qui peut arriver. C’est peut-être pour mon bien… Tu vois que je ne suis pas timide. »

Il redevint grave comme lorsque la vie se fait difficile et qu’il ne faut gaspiller aucun sentiment. Elle se baissa, puis elle prit ce tortillement de chatte qui se frotte au bon endroit.

— Je ne t’en ai pas parlé ; je t’aimais assez pour savoir que tu ne voudrais pas.

Il la regarda, elle tendit les yeux pour qu’il la vît encore mieux.

De ce qui se passa ensuite, d’un voyage à Lyon que fit Basile, de tous les renseignements que lui donna Amélie, de l’atmosphère enfin d’une vie de grand-père, la vie se composa dans la petite maison, et elle s’accrut encore d’une bonté d’arrière-saison, d’un de ces besoins qu’ont les vieux de l’automne de chasser leurs bonheurs. La grand’mère avait dit : « Moi, je n’y vois pas clair du tout. » Elle avait été domestique et ne se rendait qu’à des raisons d’argent. Son mot fortifia Basile dans la délicatesse et dans les sentiments. Il eut pourtant quelques sursauts et dit une fois :

— Moi, je veux aller la voir à Paris, cette dame Crouzat.

— Oh ! tu peux y aller, répondit Marie. Elle aussi voudrait te voir.

On lui avait composé une adresse, dans une agence, passage de l’Opéra. Amélie faisait écrire les lettres, les envoyait à l’agence, qui les expédiait à Basile avec le timbre de Paris, et elle recevait encore les réponses adressées à Madame Crouzat. Madame Crouzat écrivait : « Parvenue au terme de ma carrière, à cet âge où la femme se retourne vers le passé et pense à Dieu qui l’a frappée dans les siens, j’ai trouvé sur ma route une jeune fille, votre enfant, et je ne sais pourquoi s’est allégé mon fardeau. Il est bien tard, sans doute. La religion ne m’avait pas consolée… » Basile en pleurait. Ah ! comme il comprenait qu’on aimât sa Marie ! Il ne se décida, du reste, que le jour où Madame Crouzat offrit à Marie cinquante francs par mois, avec le titre de demoiselle de compagnie. Malgré tout, Basile était un paysan et voulait bâtir sur quelque chose.

On n’annonça la nouvelle à Raphaël que lorsque tout fut arrêté. Il fut étonné. Chacun avait marché dans son sens : les deux femmes qui faisaient leur travail de taupe et le fils d’entrepreneur, silencieux, qui calculait longtemps à l’avance l’adjudication des bâtisses. Il rit, sans un mot, au grand-père facile, à des cafés de Paris, à l’amour d’une jolie fille qui prenait des proportions dans sa tête comme la conquête des femmes. Il se rappelait les scènes de son ancien collage, des histoires sèches et fanées et les noyait dans une joie soudaine qui sortait de sa tête, la débordait et faisait glou-glou comme le vin qu’on verse des bouteilles pleines. Il rit à cela, sentit sa peau, sa chair, son cœur, du bien-être encore, une poussée intérieure qui le grossissait jusqu’à l’éclatement et lui faisait mépriser tous les hommes et toutes les femmes dont il avait connaissance.

Quant à Marie, il y eut un fait qui la marquait. Raphaël quitta le régiment en septembre. Elle vécut chez son grand-père jusqu’au 15 octobre, date de son départ à Paris. Un de ses cousins vint les voir. Il était lieutenant de cavalerie. Il passa huit jours chez Basile. Il couchait dans une des chambres du haut, non loin de sa cousine. Il portait un uniforme moelleux, voyant, enrubanné comme un cœur de femme. Il entreprenait Marie, mettait la main à la poignée de son sabre, soignait son port de tête. L’amour eût été bon, le temps était lourd, le voisinage des chambres leur eût permis de se caresser nus l’un et l’autre. Elle pensait à l’avocat, à des aventures qui sont bonnes et ne laissent pas de traces, à l’amour des officiers qui vous élève au-dessus des soldats. Elle résista pourtant. Sa tête ne suivait plus la poussée de ses sens, huit jours de volupté lui semblaient inutiles. Elle devenait femme : elle savait se retenir.