Beauchemin (p. 119-128).

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Toujours la même turelure !

Pour les hommes, le train du matin, le bois, les charrois, parfois une visite clandestine à quelque ouache de rats musqués, le train du soir et de longues heures d’oisiveté à fumer la pipe. Un voyage au marché de Sorel, le samedi, la grand’messe, à Sainte-Anne, le dimanche, demeuraient leurs meilleures distractions.

Pour les femmes les trois repas interrompant les besognes domestiques, parfois une assemblée entre voisines, à tailler de la catalogne ou à natter de la guenille, tout en se faisant aller la langue.

Avec février une tempête se leva sur la campagne. Pendant deux jours au delà, elle souffla sans répit. Et tout le temps la neige tomba. Elle tomba par étoiles, par flocons, par brins, tantôt fine et poudreuse, tantôt folle et tantôt frivolante. Peu à peu elle combla les creux, coucha les clôtures qu’on avait négligé d’enlever et abolit les frontières. Bientôt elle emprisonna chaque habitation. Puis elle isola le Chenal du Moine.

On ne parvenait pas à réchauffer les maisons. Bien qu’on eût calfeutré de tapis le seuil des portes, un air froid courait sur le plancher ; il pénétrait les murs.

Le premier soir, les Beauchemin se couchèrent tôt, mais à tout moment, la plainte des liards autour de la maison ou l’éclatement de clous leur faisaient ouvrir les yeux. À peine endormie, l’Acayenne s’éveilla en criant :

— Le bourgot ! le bourgot !

Didace la poussa :

— T’as le pesant ! Réveille-toi !

— Le bourgot qui appelle !

— Voyons donc ! Tu rêves ! C’est le vent qui rafale dans la cheminée.

L’Acayenne tâta le drap de laine, la courtepointe rude, la main velue du père Didace.

— Ah ! dit-elle, frissonnante et mal éveillée, je me pensais encore par chez nous.

Elle bâilla :

— À c’t’heure que tu m’as réveillée, je pourrai p’us me rendormir. Va falloir que tu me parles…

Furieux qu’elle usât ainsi de détours envers lui et surtout qu’elle eût sans cesse l’esprit à ses Cayens, le père Didace se mit à crier à toute voix :

— J’étais-ti pour te laisser réveiller toute la paroisse ? T’hurlais à la mort. Tu menais un sabbat du yâble !

Le lendemain, ils s’éveillèrent plus tard que d’ordinaire. Une faible lumière bleue passait avec peine par les fenêtres qu’obscurcissaient des bancs de neige. La cuisine offrait l’aspect d’un caveau. Avant même de manger, les hommes se hâtèrent de déblayer une ouverture afin de laisser pénétrer la clarté, puis de pelleter une allée jusqu’aux bâtiments. Phonsine, debout près de la porte, prit plaisir à regarder travailler Amable et le père Didace : armés de pelles de bois, ils ouvraient une tranchée en découpant de grands carrés ouateux qu’ils lançaient par-dessus leur épaule. Soudain, une folie s’empara d’elle. Nu-tête, à moitié vêtue, elle courut au dehors. Les bras écartés, de tout son long elle se jeta dans le premier banc de neige, y laissant l’empreinte de son corps en forme de croix, un geste qu’elle rêvait d’accomplir depuis son enfance. En se relevant, elle entendit, à travers la tempête, le rire éraillé du père Didace. Toute réjouie, elle retourna dans la maison :

— Le père Didace qui rit, dit-elle.

— T’es ben assez folle, lui répondit l’Acayenne qui avait été témoin de la scène. Quand t’auras attrapé quelque inflammation de poumons, tu seras guère avancée. Et cherche qui c’est qui te soignera ? Vas-tu devenir fantiseuse à c’t’heure ? ajouta-t-elle en examinant la jeune femme de la tête aux pieds.

Sa joie subitement éteinte, Phonsine, s’efforçant de paraître encore plus maigre, abaissa lentement la vue sur son ventre. Non, personne ne pouvait deviner son état de grossesse. À l’idée qu’un jour elle devrait peut-être abandonner son corps aux mains de l’Acayenne, elle frissonna. Le moment venu de mettre son enfant au monde, elle demanderait à Laure Provençal de l’assister, ou même à Angélina, si Marie-Amanda n’arrivait pas à temps. Elles, sauraient la soigner.

Le père Didace revenait, les pieds gros de neige. L’Acayenne courut à lui, un petit balai à la main :

— Attends, que j’t’époussète la neige !

— Une vraie bordée ! dit le père Didace.

— On en a-t-il encore pour longtemps ? s’impatienta l’Acayenne qui avait hâte d’être au printemps.

Avant de rendre oracle, le père Didace leva la tête :

— Pour toute la journée… la nuitte… et une partie de la journée de demain. Le temps est blanc.

— Miséricorde ! on va ben être enneigés à tout jamais ! Moi qui me fiais sur les patates, qui commencent à avoir des ergots, pour craire que c’était le printemps ! dit-elle en ouvrant le petit tiroir de la commode, dans toute sa grandeur.

— Quoi c’est que tu furettes là ? lui demanda Didace.

Dans le fond du tiroir étroit on rangeait les papiers importants ; au bord, les livres de prière et les images. Quand quelqu’un y avait à faire, il ne le tirait toujours qu’à demi. Seul Didace, en tant que chef de famille, usait du droit de l’ouvrir en entier. Phonsine pensa que l’Acayenne devait en avoir inspecté le contenu.

— Je furette pas, répondit l’Acayenne. Je cherche l’almanach. Je le trouve pas nulle part.

— Pourquoi faire, l’almanach ? demanda Phonsine.

— Quiens, pour connaître le temps.

— On n’n’a pas.

— Une maison pas d’almanach, j’ai pas encore vu ça, s’étonna l’Acayenne. C’est plus que rare :

Piqué, le père Didace ne perdit pas de temps :

— Pour le monde ignorant, p’t’être ben, mais pas pour nous autres qu’on lit le temps dans le firmament comme sur la paume de notre main.

Alphonsine aurait voulu courir au père Didace et l’embrasser.

Mais l’Acayenne ne désarmait pas :

— C’est pas un mystère à prédire : neige… neige… puis neige tout le temps. Par chez nous, il tombera ben quelques brins de neige, mais jamais de même.

« C’était d’y rester », se dit Phonsine, l’œil soudain allumé de malice.

Le troisième jour, vers midi, la neige, qui voltigeait plus rare depuis le matin, cessa tout à fait. Alors l’on vit qu’elle avait tout nivelé, comme à la main, à perte de vue : les champs, le chenal, la commune. Dans le ciel blanc, le soleil, rouge sang, s’arrondit puis disparut aussitôt, comme un grand œil blessé qui s’entr’ouvre puis qui se referme sur sa peine. Après, une lueur rose dansa sur la neige, autour des ombres bleues.

À la tombée du soir, on entendit au loin le carillon d’un premier traîneau. Le père Didace se rendit à la fenêtre :

— Ah !… ah !… dit-il, la lune a les deux cornes en l’air. Le frette veut pas encore céder.

Et apercevant le traîneau :

— Qui c’est qui peut ben battre la route à soir ? Faut que ça presse en yâble ! Va donc voir au chemin, Amable !

Amable sommeillait, les pieds en chaussons à l’entrée du fourneau, à se chauffer. Il sursauta :

— C’est pas à notre tour à battre le chemin.

— C’est toujours notre tour de donner un coup de main à quelqu’un de mal pris. Le cheval est à la nage dans la neige. Il en a par-dessus les menoirs.

— Qu’il se déprenne tout seul !

— Non, mais ça fait-il pitié d’être mal bâti de même ? dit le père Didace en enfilant son paletot de chat sauvage, et en s’apprêtant à sortir.

Lorsqu’il revint, dix minutes plus tard, silencieux, la tête basse, l’Acayenne lui dit :

— T’es ben caduc ! As-tu perdu un pain de ta fournée ?

En silence il enleva son paletot et se mit à fumer.

— Y a pas personne de malade dans la paroisse ? demanda Alphonsine.

— Pire que ça !

— Pas de la mortalité ?

— Canard Péloquin vient de mourir. Son garçon s’en va qu’ri la tombe à Sorel.

— Ah ! fit Phonsine, si c’est pas de valeur !

— Canard ! en v’là un nom ! s’exclama l’Acayenne. Qui, ça ?

— C’est Péloquin le chasseur, le meilleur guide, le plus beau coup de fusil qu’on puisse voir !

— À vous entendre, renâcla Amable, j’avais toujours cru que c’était vous le grand chasseur en personne.

— Lui, dans son temps, moi, dans le mien, on se faisait pas grand’dommage.

— Pauvre Canard Péloquin ! s’apitoya Phonsine. On dira cinq pater, cinq ave pour lui, après la prière en famille.

— Une grosse perte pour la paroisse !

— Ah ! dit Amable, un vieux qui était en enfance depuis des années…

— T’es pas capable de comprendre ! T’as seulement jamais pris un fusil dans tes mains pour chasser. C’est lui, Canard, qui m’a montré à chasser, à tirer au vol plutôt qu’à la rasade de l’eau. Qu’il était donc fin ! Il avait réussi à dresser un vieux jars qui allait s’abander avec les canards noirs, puis qui les conduisait à ses canes, dret à côté de l’affût.

— Pourquoi que tu l’appelles Canard ? demanda l’Acayenne.

— Parce qu’il imitait le cri du canard, à s’y méprendre. C’était toute beauté de le voir tirer. Je me rappelle une avant-midi, pas ben des années avant d’arrêter de chasser, à lui tout seul il avait abattu cent cinquante-quatre canards, tous des courouges. Il en avait l’épaule toute bleue à force de tirer. À midi, il lui restait p’us une seule cartouche. Mon Péloquin a monté à Sorel à l’aviron se chercher des cartouches. Puis, toujours à l’aviron, il a descendu se replacer à l’affût. Et il en a tué encore quelques-uns comme une quarantaine. V’là ce que j’appelle chasseur !

— V’là ce que j’appellerais cochon, dit Amable, en bâillant.

Phonsine fit signe à Amable de se taire. Le père Didace, la figure rouge et fâchée alla au cabanon. Du fond, il tira la vieille paire de raquettes que le Survenant avait réparées l’année précédente. Ses pouces s’attardèrent à éprouver le nerf tressé.

— Mes souliers mous, sortez-les ! ordonna-t-il aux femmes pendant qu’il se déchaussait.

Phonsine lui apporta ses mocassins.

Devinant le dessein de son père, Amable lui dit sincèrement :

— Vous êtes trop vieux pour vous barauder la nuitte, en raquettes, à travers les champs. Restez donc contre le poêle. Votre place est icitte, pas dehors.

Didace éclata :

— Faut-il être simple d’esprit pour parler de même. Si on dirait pas que la mousse est à la veille de prendre après moi. Vieillir… vieillir… j’suis pas tout seul. Oublie pas une chose, mon gars, pour chaque jour d’âge que j’attrape, t’en attrapes d’autant !

Il se leva :

— J’ai jamais vu un Beauchemin avoir si peu l’esprit de paroisse ! On dirait qu’il est comme le poisson armé : il a la chair de travers.

Aux yeux de Didace Beauchemin, la mort de Péloquin représentait plus que la mort d’un homme, c’était le commencement de la fin, un signe des temps : l’effritement d’un pan de l’ancienne paroisse, le raisonnement imbécile de la jeunesse, les changements dans la migration des canards que la civilisation refoulait plus au nord, d’année en année, le poussaient au dos, comme pour le précipiter plus tôt dans la fosse.

— Où c’est que tu vas sur c’t’erre-là ? demanda l’Acayenne.

— D’abord prier le bon Dieu au corps… Puis parler. Parler, torriâble ! avec du monde de mon temps, puis du monde de ma race !