Beauchemin (p. 103-118).

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Grâce à la présence de Marie-Amanda et de sa famille, le jour de l’An, que Phonsine appréhendait, se passa sans incident, bien qu’elle et l’Acayenne ne se fussent souhaité la bonne année que du bout des lèvres.

Puis les préparatifs des noces de Lisabel Provençal occupèrent les femmes. À tout moment de la journée elles trottaient sur la glace vive, pour aller donner un coup de main aux Provençal ou tout bonnement pour voir ce qui s’y fricotait. À la fin l’excitation et la fatigue les faisaient se pâmer de rire pour un rien ou provoquaient entre elles des querelles aussitôt oubliées.

La veille du mariage, l’Acayenne préparait son fameux six-pâtes dans la cuisine des Provençal. Tout en parlant, elle se trouva coincée. Sans se rendre compte que les autres observaient ses efforts pour se dégager, elle continua : « Nous autres, sur l’eau salée… » Levant la vue, elle les aperçut qui éclataient de rire, sauf Angélina. L’infirme était au poêle, à tirer des beignes. Rouge de colère, l’Acayenne demanda :

— Quoi c’est que vous trouvez de si drôle ? Parce que je parle de mon Varieur ?

Geneviève Provençal essuya une larme. Elle n’en pouvait plus.

— Non, non, fit-elle. C’est pas à cause de ça.

Elle fit signe à Bernadette Salvail. Les deux jeunes filles poussèrent la table.

Encore essoufflée, l’Acayenne s’appuya à la commode :

— Puis c’est pas la première fois que je vous vois rire. Ça fait longtemps que je veux vous tirer votre horoscope. J’vas en profiter. Vous êtes toute une bande de peureuses, de la première jusqu’à la dernière.

— Voyons, l’Acayenne. Modérez vos transports, protesta Laure Provençal.

— Vous, comme les autres. Vous avez peur d’entendre la vérité. Quand on veut vous la dire, vous vous sauvez.

La mère Salvail, qui se levait pour partir, se rassit à côté du poêle, près du plat qu’Angélina remplissait de beignes.

— … ou ben vous vous bouchez les oreilles, comme vous fermez les contrevents de vos maisons, l’été, pour empêcher le soleil d’entrer.

Pendant que les femmes étaient intentionnées à écouter l’Acayenne, la mère Salvail glissa furtivement un beigne entre ses deux tabliers.

— D’abord, continua l’Acayenne, vous riez parce que je suis ben bâtie ? Ma graisse, c’est moi qui la porte. Puis c’est pas du suif.

Elle montra ses bras fermes.

— Puis, mon Varieur, c’était mon premier mari. J’en parlerai tant que je voudrai, tant que je vivrai, si vous voulez le savoir. Il y a pas de déshonneur là-dedans. Quand j’en parle, je vous ôte rien. Sa part d’amitié personne peut la prendre, pas plus que lui prendra celle du père Didace. C’est pas parce qu’un homme est mort depuis des années… C’était un pêcheur, pêcheur d’éperlan, et c’était pas un ange, si vous voulez le savoir. Il buvait. Des fois il buvait toutes ses pêches. En fête il se possédait pas. Il faisait maison nette, le tuyau du poêle à terre, tout revolait. Mais à jeun, par exemple, il y avait pas meilleur cœur d’homme. Quand il disait : La Blanche, en parlant de moi, il avait tout dit. Une nuit qu’il s’était endormi sur la corvette, un raz de marée a tout lavé sur le pont, lui avec.

« J’avais jamais connu ce que c’était de le soigner. Il était charpenté fort, et ben dur à son corps. Un gaillard. En santé. Jamais une minute de maladie pour me permettre de le dorloter. Tout ce que j’avais pu faire pour lui, c’était de l’attendre, la main sur la clenche de la porte, et de tâcher de le ramener à lui par la douceur. De son vivant je l’ai ben attendu. Et j’ai même pas eu la consolation de le recevoir une fois mort. Son corps, ils me l’ont jamais ramené. »

Phonsine jeta un regard autour d’elle : les visages attentifs et émus étaient levés vers l’Acayenne. « Elle est en train de les embobiner correct », pensa-t-elle.

« Après ? Après, fallait ben vivre. J’ai élevé son petit gâs de mon mieux. C’est l’enfant d’une autre femme qu’il avait eue avant moi. Mais je lui ai servi de mère comme il faut. Il a pas trop à se plaindre de moi. Du moins je pense pas. Si mon Varieur eut vécu, des enfants je lui en aurais donné tant qu’il aurait voulu. À la trâlée ! Mais j’ai pas eu c’te joie-là ! »

Du revers de la main elle repoussa les frisons sur son front.

« Puis j’ai navigué pour gagner ma vie et celle du petit. Des fois j’étais la seule femme à bord, avec des vingt, trente hommes. J’étais pas grosse comme à c’t’heure, il s’en faut. Et j’étais jeune. Et pas laide. Il y en avait de toutes les sortes parmi, des bons, des méchants, des taupins, des pleins de détours et d’autres qui étaient foin à lier. J’aimais à rire. Il y a du monde, quel temps qu’il fait, qui gardent toujours leur grand visage, même sans le moindrement de chagrin. Moi j’aime à rire. Ça me commande. Je riais souvent, en portant mon chagrin que je cachais. Quand les hommes m’entendaient rire, l’un après l’autre ils venaient me trouver, chacun avec une bonne raison. Un, c’était pour se faire recoudre son butin, un autre, pour se plaindre, un autre avait besoin de se faire reconsoler. Ben j’en ai jamais redouté un seul, parce que je me redoutais pas. »

L’Acayenne qui achevait son six-pâtes y plaça le dernier rang de pâte.

« Le petit gâs était pas vieux quand il a commencé à réchapper sa vie. Il aurait voulu gagner la mienne. J’ai jamais consenti. J’ai continué à naviguer tant que j’ai pu. Le fait d’être sur l’eau, on aurait dit que je me sentais moins seule et comme un peu plus proche de mon Varieur. »

« Après encore, il y a eu le naufrage de la « Mouche à Feu » sur le lac Saint-Pierre. Puis j’ai connu le Survenant. Puis le père Didace. C’est de même. »

L’Acayenne baissa la voix : « Sur la terre ferme, vos morts, vous les avez à vous autres pour leur fermer les yeux, pour les ensevelir. Vous pouvez vous agenouiller sur leur tombe, leur porter des petits bouquets. Pas moi. En mer, sur l’eau salée, les morts se perdent. Mon Varieur, appelez-le comme vous voudrez. Traitez-moi de folle, si vous aimez. Donnez-moi tous les noms. Mais d’un homme qui, malgré ses défauts, puis sa pauvreté, a eu pour moi des bontés, quand même que j’en parlerais de temps à autre, je me demande pourquoi ça vous porte à rire ou ben, c’est pire, à penser mal de moi ? Quand même…

Les mots filèrent, troublants, comme la sirène d’un bateau en détresse dans la brume.

Un peu calmée, mais encore rouge d’avoir tant parlé, l’Acayenne étira de deux doigts les coins de sa bouche. La mère Salvail, voyant que l’autre avait terminé son histoire, en profita pour se préparer à partir.

— Maintenant, dit-elle, en se levant, je vous tire ma révérence.

Une dizaine de beignes qu’elle avait enfouis à la dérobée entre ses deux tabliers roulèrent sur le plancher.

— Ah ! un mystère ! fit-elle, plus étonnée que tout autre, d’avoir ainsi oublié sa cachette.

— Il y a pas de mystère là-dedans, dit Laure Provençal, c’est toi avec tes grand’mains.

L’Acayenne aussi voulut s’en aller. Laure insista pour la garder.

— Restez, qu’on parle ! Tantôt je vous payerai la traite.

— Attends-moi, dit Phonsine à Angélina qui attachait les cordons de son tablier, après en avoir secoué toute trace de farine.

L’infirme, comme si elle n’eût rien entendu, alla droit à l’Acayenne. Tout haut, afin que chacune la comprît, elle lui demanda :

— Si vous voulez, à soir, on fera route ensemble, nous deux ?

— C’est bon, dit l’Acayenne.

Les femmes, étonnées, regardèrent Phonsine à la dérobée. « Pourvu qu’il neige pas demain, dit l’une d’elles en entr’ouvrant la porte. La lune vous a un de ces grands cernes… »

Le cœur navré, Phonsine vit l’Acayenne et Angélina partir ensemble. L’Acayenne et Angélina bras-dessus, bras-dessous ! Chaque jour la belle-mère lui rognait quelques-unes de ses possessions : aujourd’hui, l’amitié d’Angélina ; demain, ça serait autre chose. « Avant longtemps, se dit-elle, il nous restera plus rien, à Amable et à moi, ni personne pour prendre notre part. »

* * *

— Ah ! que la belle noce !

Dans la cuisine des Provençal, Jacob Salvail, le coude au genou et le menton dans la main, fixant un rond de tapis, parut réfléchir avant de répondre :

— Ouais, une grosse noce ! comme il s’en est rarement vu, même à Sainte-Anne !

Durant deux jours et une nuit, la table resta mise et regarnie de bord en bord à mesure. Sans parler des tournées de petit-blanc.

Le six-pâtes fut sans contredit la pièce de résistance. Les premiers y goûtèrent avec une légère méfiance.

— Vous me jurez, demanda un vieux de Maska, qu’il rentre rien de ce qui porte plume, dans ce plat-là ?

— Pourquoi, le père ? demanda une jeunesse.

— C’est contraire à mon estomac. J’en ai jamais mangé. Je commencerai pas à mon âge.

— Ah ! ben, misère à poil ! Ils m’avaient toujours dit que les gros casques de Maska avaient l’estomac tôlé.

— Pour boire, mon jeune : à Maska, plus on boit, moins on est chaud. Mais pas pour manger !

— En tout cas, si vous voulez savoir ce qui rentre dedans, allez le demander à la grosse femme qui se berce à côté du poêle. Apparence que c’est elle qui a préparé la mangeaille.

Le vieux loucha :

— Pas la belle créature, avec le corps de robe comme doré sur tranche, qui trône dans la chaise berçante ?

Phonsine qui, malgré une migraine, servait les autres à table, entendit. « C’est ben vrai, se dit-elle : elle trouve le tour de trôner partout. Elle a pas assez d’être belle femme, de jouir d’une bonne santé, il faut encore que les hommes vantent son ordinaire. L’eau qui s’en va à la rivière… »

Les convives de la première tablée firent un tel éloge du six-pâtes qu’ils s’en trouvèrent le plus punis : ils ne purent en reprendre une deuxième fois, chacun des autres qui n’étaient pas à table en réclamant sa part. L’Acayenne dut en expliquer la recette : « Vous prenez, dit-elle, une volaille de bonne grosseur, puis un lièvre d’une grosseur… raisonnable que vous coupez par bons morceaux. Après, vous hachez une brique de lard de la grosseur du poing que vous faites revenir dans la poêlonne. Pendant ce temps-là, vous préparez une galette… »

— Les Beauchemin, comme de raison, dit, la bouche amère, une veuve du Pot-au-Beurre, qui eût volontiers épousé le père Didace, il faut toujours qu’ils aient de quoi de mieux que les autres. L’année passée, c’était leur Survenant qui leur faisait honneur. C’t’année, c’est une survenante…

— Allez jamais l’appeler de même ! l’avertit David Desmarais. C’est la femme au père Didace.

— Je le sais, je le sais comme vous. Est-ti bonne femme au moins ?

— Ah ! personne a rien à dire de contre.

À la veillée, les chansons à répondre alternèrent avec la danse agrémentée de cabrioles, de virevoltes, de claquements de talon, au son de la musique que deux violoneux entretenaient à la relève.

Au début de la noce, il n’y avait eu que révérences, compliments et embrassades. Mais au milieu de la deuxième journée, les liens d’amitié se relâchèrent. Des jeunes gens surnommés les Barbottes de l’Île Saint-Ignace, en manche de chemise, s’amusaient à tirer au poignet. À propos de rien, Joinville, passablement gris, donna une jambette au marié qui trébucha sur le coin du poêle et se fit une bosse au front. La parenté de celui-ci s’en trouva mortifiée et parla même de retourner au Pot-au-Beurre avant la fin de la noce. Il fallut l’intervention de Pierre-Côme pour la décider à rester.

Puis, les enfants avaient repris leur naturel. Ils faisaient de leur pire. Échevelés, leurs habits froissés et tachés, quand ils ne se chamaillaient pas, ils glissaient à califourchon sur la rampe de l’escalier. Ou encore ils sortaient et rentraient du dehors, secouant sur les invités leurs mitaines mouillées de neige. Dans un coin, un innocent s’acharnait depuis le matin à jouer mollement de la guimbarde, comme à la corvée. On riait encore, mais sans gaieté, par accoutumance.

Les jeunes délaissaient la danse pour les jeux de société. Après la chaise honteuse et le clin d’œil, ils jouaient à échanger des « papparmannes d’amour », pastilles blanches à la graine de thé, sur lesquelles était tracée en sucre rouge une question ou une réponse, telle que : « Voulez-vous m’accorder un baiser ? » « Allez le demander à mon confesseur. » « Si maman vous entendait ! » Odilon, qui courtisait Bernadette Salvail, y prenait un plaisir fou. Angélina observait le couple. Elle regrettait les instants de bonheur avec le Survenant, que Bernadette lui avait dérobés. Une main sur son épaule la fit tressauter ; le père Didace s’était approché d’elle. Et lui qui, la rencontrant chaque jour, n’avait jamais osé prononcer devant elle le nom du Survenant, demanda, tout ému, au milieu de la fête !

— Le Survenant t’a jamais redonné signe de vie ? T’as jamais eu de ses nouvelles ?

— Comment voulez-vous ?

— Non, mais je pensais, des fois, qu’il aurait pu t’écrire… t’envoyer une postcarte pour te dire ce qu’il devient, ce qu’il fait par là…

— M’écrire !

Angélina, les yeux bas, demeura immobile sur sa chaise. Rien ne trahit, dans son maintien, l’émotion qui la transportait. Sans comprendre quel feu d’espoir il venait d’allumer au cœur de l’infirme, sans voir la lueur d’amour flamber dans son regard, le père Didace crut qu’elle préférait ne point reparler du Survenant. Doucement il s’éloigna.

Assis sur les marches de l’escalier à côté, Amable et Vincent Provençal fumaient en silence. Ils avaient tout entendu.

— C’est ben curieux, dit tout bas Vincent, comme ton père a toujours l’air de craire que le Survenant peut accomplir mer et monde.

— Ouais, répondit brièvement Amable. Comme si un gâs, en changeant de place, pouvait se changer en même temps. Le Survenant aura beau trotter l’Afrique puis l’Amérique, il restera toujours survenant par-devant. Mais j’ai beau le dire au père, il veut pas comprendre.

* * *

Comme la danse soulève la poussière, le plaisir avait fait lever un nuage de tristesse. Peu à peu il envahit les visages, même les meubles, même les mets affaissés, sans attrait maintenant aux yeux des convives rassasiés.

La grande Laure, affalée sur une chaise près de la fenêtre, poussa un soupir de satisfaction quand elle vit la dernière voiture fermer le cortège qui allait reconduire les mariés jusqu’au Pot-au-Beurre.

* * *

Le lendemain, un mardi, jour de tournée dans le rang, Angélina guetta le commerçant qui était aussi postillon. Sans lui laisser le temps de franchir le seuil de la porte elle s’informa s’il n’avait pas une lettre à son adresse. D’ordinaire, elle s’intéressait davantage aux prix et à la marchandise qu’au courrier.

« J’ai commandé des grainages par la poste », expliqua-t-elle, le visage rouge, mentant mal.

— Ah ! cré yé ! tu vas ensemencer de bonne heure, dit le commerçant flairant quelque mystère.

Comme il s’éloignait, elle mit la tête dans l’entrebâillement de la porte, la main sur la bouche afin de ne pas avaler d’air froid, et lui cria :

— À votre prochain voyage, rapportez-moi donc une estampille de deux cennes. En cas…

Mais le lendemain, elle n’y tint plus et se rendit à Sorel choisir des cartes postales illustrées. Un restaurant en exposait à tous les goûts. Pour l’infirme habituée à ne jamais dépenser un sou mal à propos, la moindre emplette méritait de la considération. Le jeune commis, pressé d’aller rejoindre sa blonde à l’arrière-magasin, débita à la course, à mesure qu’il tendait des cartes à Angélina :

— Ça, c’est une Paimpolaise… Vous savez, Botrel ? Angélina haussa les épaules.

— Mon doux, la chanson : « J’aime Paimpol et sa falaise, son église et son grand pardon, j’aime surtout la Paimpolaise… »

Angélina examina le costume de la femme, son fichu de dentelle, et, dans ses cheveux, le grand papillon de velours noir. Elle se demanda comment on pouvait le faire tenir ainsi en place.

— Ça, c’est la Suisse…

Le paysage étalait un ciel gros bleu, la neige d’une blancheur aveuglante, et au bas, le vert criard des pâturages. Une bergère y gardait de blancs moutons. Angélina, le cœur à la peine, songea à la chanson du Survenant :

« Si vous voulez, belle bergère… »

Alors, elle choisit deux cartes : une qui représentait une fille brune et maigre, à sa propre ressemblance, croyait-elle, et une autre, le chemin de Sainte-Anne-de-Sorel.

Mais Angélina ne reçut pas de nouvelles du Survenant et les deux cartes postales restèrent au fond d’un tiroir.

* * *

Puis l’on ne parla plus que d’élections municipales au Chenal du Moine. L’on vit sourdre des agents politiques, à la solde d’adversaires de Pierre-Côme, ne négligeant aucun élément, en vue des élections générales. Gros farceurs et conteurs d’histoires comiques, ils jetaient à la volée, de maison en maison, la semence d’une doctrine d’occasion qu’ils renieraient au premier jour en faveur d’un plus haut enchérisseur de leurs services. Didace les avait jugés : « Des jappeux, des jappeux… »

Cependant comme ils traînaient avec eux une ample provision de boisson forte, c’était à qui les aurait pour la veillée. L’œil sur la cruche de petit-blanc, au milieu de la table, pendant huit jours francs les habitants burent leur content. Ils se dilatèrent la rate à rire et ils écoutèrent sans broncher les étrangers leur expliquer les besoins de la paroisse.

Toutefois le jour de la nomination, personne ne voulut faire opposition à Pierre-Côme qui se trouva réélu par acclamation.

Deux jours plus tard, pour l’amour d’une bagatelle, ils recommencèrent à tempêter contre lui.

— Maudit Provençal !

Le Chenal du Moine retombait à sa routine.

Toujours la même turelure !