Eugène Fasquelle (p. 246-251).



Pendant le mois de septembre, beaucoup de religieuses vinrent rendre visite à la supérieure.

Bel-Œil les annonçait par un coup de cloche. À chaque coup, Véronique sortait pour s’assurer de celle qui entrait ; elle avait un mot désagréable pour chacune des religieuses qu’elle reconnaissait.

Vers le soir, il y eut encore un coup de cloche ; Véronique, qui se trouvait sur la porte, cria :

— Par exemple, en voilà une que personne n’attendait.

Et en rentrant seulement sa tête dans les cuisines, elle nous dit :

— C’est sœur Marie-Aimée.

La grosse cuillère à pot m’échappa des doigts et glissa jusqu’au fond de la marmite.

Je me précipitai vers la porte, en bousculant Véronique qui voulait m’empêcher de passer.

Mélanie courut derrière moi pour me retenir :

— Reviens, disait-elle, la supérieure te voit.

Mais j’avais déjà rejoint sœur Marie-Aimée. Je m’étais jetée contre elle avec une si grande force que nous avions manqué de tomber ensemble.

Elle m’entoura à pleins bras. Elle était toute frémissante, et comme transportée.

Elle me prit la tête, et comme si j’eusse été un tout petit enfant, elle m’embrassa par tout le visage.

Sa cornette faisait entendre un bruit de papier froissé, et ses larges manches reculaient vers ses coudes.

Mélanie avait raison : la supérieure me voyait, elle sortait de la chapelle, et s’avançait dans l’allée où nous étions.

Sœur Marie-Aimée la vit ; elle cessa de m’embrasser pour poser sa main sur mon épaule, tandis que je passais vivement mon bras autour de sa taille, dans la crainte qu’elle ne m’éloignât d’elle.

Toutes deux, maintenant, nous regardions venir la supérieure. Elle passa devant nous sans lever les yeux, et elle ne parut pas avoir vu le salut plein de gravité que lui fit sœur Marie-Aimée.

Aussitôt qu’elle nous eut dépassées, j’entraînai sœur Marie-Aimée sur le vieux banc. Elle hésita, et dit avant de s’asseoir :

— On dirait que les choses nous attendent.

Elle s’assit, sans s’adosser au tilleul, et je m’agenouillai dans l’herbe à ses pieds.

Ses yeux n’avaient plus de rayons ; on eût dit que les couleurs s’étaient mélangées, et tout son visage, si fin, s’était comme rapetissé, et retiré au fond de sa cornette. Sa guimpe ne s’arrondissait plus comme autrefois sur sa poitrine, et ses mains laissaient voir leurs veines bleues.

Son regard se posa à peine sur la fenêtre de sa chambre ; il passa sur les allées de tilleuls, il fit le tour de la grande cour carrée, et pendant qu’il s’arrêtait sur la maison de la supérieure, elle laissa échapper ces paroles comme un murmure :

— Il faut bien pardonner aux autres, si nous voulons qu’on nous pardonne !

Elle ramena son regard sur moi, et elle dit :

— Tes yeux sont tristes.

Elle passa ses paumes sur mes yeux, comme si elle voulait y effacer une chose qui lui déplaisait ; et, en les retenant fermés, elle dit de la même voix murmurante :

— Tant de souffrances passent sur nous !

Elle retira ses mains pour les mêler aux miennes, et sans me quitter du regard, avec un accent plein de prière, elle me parla :

— Ma douce fille, écoute-moi : ne deviens jamais une pauvre religieuse !

Elle eut comme un long soupir de regret, et elle reprit :

— Notre habit noir et blanc annonce aux autres que nous sommes des créatures de force et de clarté, et toutes les larmes s’étalent devant nous, et toutes les souffrances veulent être consolées par nous ; mais pour nous, personne ne s’inquiète de nos souffrances, et c’est comme si nous n’avions pas de visage.

Puis elle parla d’avenir ; elle disait :

— Je m’en vais où vont les missionnaires. Je vivrai là-bas dans une maison pleine d’épouvante ; j’aurai sans cesse devant les yeux toutes les laideurs, et toutes les pourritures !

J’écoutai sa voix profonde ; il y avait au fond comme une ardeur : on eût dit qu’elle pouvait prendre pour elle seule toutes les souffrances de la terre.

Ses doigts cessèrent de s’entre-croiser aux miens. Elle les passa sur mes joues, et sa voix se fit très douce pour me dire :

— La pureté de ton visage restera gravée dans ma pensée.

Et pendant que son regard passait au-dessus de moi, elle ajouta :

— Dieu nous a donné le souvenir, et il n’est au pouvoir de personne de nous le retirer.

Elle se leva du banc, je l’accompagnai jusqu’à la sortie, et, quand Bel-Œil eut refermé sur elle la lourde porte, j’en écoutai un long moment le bruit sourd et prolongé.


Ce soir-là, sœur Désirée-des-Anges vint plus tard dans la chambre. Elle avait assisté à des prières particulières, pour le départ de sœur Marie-Aimée, qui s’en allait soigner les lépreux.