Eugène Fasquelle (p. 181-186).



Maintenant, M. Alphonse ne voulait plus l’occuper ; il parlait de le renvoyer de la maison de la colline. Jean le Rouge en était si affecté, qu’il ne pensait plus qu’à cela.

Aussitôt après la messe, je revenais par le même chemin. Les enfants de Jean m’entouraient pour avoir le pain bénit que je leur rapportais. Ils étaient six, et l’aîné n’avait pas encore douze ans. Mon pain bénit n’était guère plus gros qu’une bouchée ; aussi, je le remettais à la femme de Jean qui le distribuait en parts égales.

Pendant ce temps, Jean le Rouge apportait pour moi un escabeau devant le feu, et il s’asseyait lui-même sur une rondelle de bois, qu’il roulait du pied, jusqu’à la cheminée. Sa femme ramenait les brindilles dans le feu avec de lourdes pincettes ; et dans le chaudron pendu à la crémaillère, on voyait cuire de grosses pommes de terre jaunes.

Dès le premier dimanche, Jean le Rouge m’avait dit :

— Je suis aussi un enfant abandonné.

Et peu à peu, il m’avait appris qu’à l’âge de douze ans on l’avait placé chez le bûcheron qui habitait déjà la maison de la colline. Il avait su très vite grimper au sommet des arbres pour y attacher la corde qui devait les faire pencher ; puis, la journée finie, et son fagot de bois sur le dos, il partait en avant pour arriver plus vite à la maison, où il trouvait la petite fille du bûcheron, en train de faire la soupe.

Elle était du même âge que lui, et ils étaient devenus tout de suite de bons amis.

Puis, le malheur arriva, un soir de Noël.

Le vieux bûcheron, qui croyait les enfants bien endormis, s’en alla à la messe de minuit. Mais eux s’étaient levés aussitôt après son départ. Ils voulaient préparer le réveillon pour le retour du vieux, et ils se faisaient une joie de sa surprise.

Pendant que la fillette faisait cuire des châtaignes, et mettait sur la table le pot de miel et la cruche de cidre, Jean le Rouge préparait un feu de grosses bûches.

Du temps passa ; les châtaignes étaient cuites, et le bûcheron tardait à rentrer. Les enfants s’assirent par terre devant le feu pour avoir plus chaud, et ils finirent par s’endormir, en s’appuyant l’un contre l’autre.

Jean se réveilla aux cris que poussait la petite fille. Il ne comprit pas tout d’abord pourquoi elle levait les bras si haut devant la flamme.

Comme elle sautait sur ses pieds pour s’enfuir, il vit qu’elle brûlait.

Elle avait déjà ouvert la porte du jardin, et elle courait en éclairant les arbres.

Alors, Jean l’avait saisie, et jetée dans la fontaine de la source.

Le feu s’était éteint tout de suite, mais lorsque Jean voulut la sortir de la fontaine, il la trouva si lourde, qu’il crut qu’elle était morte. Elle ne faisait aucun mouvement, et il mit longtemps à la tirer de l’eau, puis, il la ramena à la maison, en la traînant comme un fagot.

Les grosses bûches étaient devenues des braises rouges ; seule, la plus grosse, qui était humide, continuait à fumer et à grésiller.

Le visage de la petite fille n’était plus qu’une énorme boursouflure noire et violacée et son corps à moitié nu laissait voir de larges taches rouges.

Elle resta de longs mois malade, et quand, enfin, on la crut guérie, on s’aperçut qu’elle était devenue muette.

Elle entendait très bien, elle pouvait même rire comme tout le monde ; mais il lui était impossible d’articuler un seul mot.

Pendant que Jean le Rouge me racontait ces choses, sa femme le regardait en remuant les yeux, comme si elle lisait un livre.

Son visage portait des traces profondes de brûlures, mais on s’y habituait très vite, et on ne voyait plus que sa bouche aux dents blanches, et ses yeux un peu inquiets. Elle appelait ses enfants en faisant entendre un éclat de voix prolongé, et les petits accouraient, et comprenaient tous ses gestes.

J’étais désolée aussi de leur voir quitter la maison de la colline.

C’étaient les derniers amis qui me restaient et l’idée m’était venue de parler d’eux à Mme Alphonse, dans l’espoir qu’elle obtiendrait de son mari qu’il veuille bien les garder.

Je trouvai l’occasion un jour que M. Tirande et son fils étaient entrés dans la lingerie en parlant de changements à faire à la ferme.

M. Alphonse ne voulait pas de troupeau : il parlait d’acheter des machines agricoles, d’abattre les sapins et de défricher la colline. Les étables serviraient de remises pour les machines, et la maison de la colline deviendrait un grenier à fourrages.

Je ne sais si Mme Alphonse entendait ; elle travaillait à sa dentelle avec une grande attention.

Aussitôt que les deux hommes furent sortis, j’osai parler de Jean le Rouge.

J’expliquai combien il avait été utile à maître Sylvain : je dis son chagrin de quitter cette maison qu’il habitait depuis si longtemps, et quand je m’arrêtai, tout angoissée de la réponse qui allait venir, Mme Alphonse retira son crochet du fil et dit :

— Je crois que je me suis trompée d’une maille.

Elle compta jusqu’à dix-neuf, et elle ajouta :

— C’est ennuyeux, il faut que je défasse tout un rang.

Quand je rapportai cela à Jean le Rouge, il eut un mouvement de colère, qui lui fit tendre le poing vers Villevieille. Mais sa femme lui mit la main sur l’épaule en le regardant. Aussitôt Jean se calma.

Jean le Rouge quitta la maison de la colline à la fin de janvier, et une profonde tristesse entra en moi.