Eugène Fasquelle (p. 152-154).



J’avais souvent remarqué combien il était bon pour tout le monde. Chaque fois que le fermier avait des différends avec ses ouvriers, il finissait toujours par appeler son frère qui arrangeait les choses en quelques mots.

Il s’occupait aux mêmes travaux que maître Sylvain. Mais il refusait d’aller au marché : il disait qu’il n’aurait même pas su vendre un fromage.

Il marchait posément, en se balançant, comme s’il eût réglé sa marche sur celle de ses bœufs.

Il passait presque tous ses dimanches à Sainte-Montagne. Quand le temps était trop mauvais, il restait à lire dans la grande salle. Souvent je le guettais dans l’espoir qu’il oublierait son livre ; mais jamais il ne l’oubliait. J’étais désolée de ne rien trouver à lire à la ferme. Aussi je ramassais tous les bouts de papier qui traînaient.

La fermière avait fini par le remarquer, et elle disait que je deviendrais avare.

Un dimanche que j’avais osé demander un livre à Eugène, il me fit cadeau d’un gros cahier de chansons.

Pendant tout l’été, je l’emportais aux champs. Je composais des airs aux chansons qui me plaisaient le mieux ; puis je m’en lassai, et, en aidant la fermière au grand nettoyage de la Toussaint, je découvris des almanachs de plusieurs années.

Pauline me dit de les porter au grenier ; mais je fis semblant de les oublier dans le tiroir où ils étaient, et je les emportai en cachette l’un après l’autre. Ils étaient remplis d’histoires amusantes, et l’hiver passa sans que je me sois aperçue du froid.

Le jour où je les montai au grenier, je furetai pour voir si je n’en découvrirais pas d’autres. Je ne trouvai qu’un petit livre sans couverture, dont les feuillets étaient roulés aux coins comme si on l’avait longtemps porté dans la poche. Les deux premières pages manquaient, et la troisième était salie au point que les caractères en étaient tout effacés. Je m’approchai de la lucarne pour avoir plus de clarté, et à l’en-tête des pages, je vis que c’étaient les Aventures de Télémaque.

Je l’ouvris au hasard et les quelques lignes que je lus me le rendirent si intéressant que je le mis tout de suite dans ma poche.

Comme j’allais descendre du grenier, il me vint à l’idée que c’était Eugène qui l’avait mis là, et qu’il pouvait venir le reprendre d’un moment à l’autre ; alors je le remis sur la solive noire où il était. Chaque fois que j’avais l’occasion d’aller au grenier, je m’assurais qu’il était toujours à sa place, et j’en lisais autant que je pouvais.