Eugène Fasquelle (p. 12-15).



Un mal d’yeux que j’avais s’aggrava. La nuit, mes paupières se collaient l’une contre l’autre, de sorte que j’étais complètement aveugle, jusqu’à ce qu’on me les eût baignées. Ce fut elle qui fut chargée de me conduire à l’infirmerie. Tous les matins, elle venait me prendre au petit dortoir. Je l’entendais venir depuis la porte. Ce n’était pas long ; elle me saisissait la main, et m’entraînait du même pas qu’elle était venue, sans s’occuper si je me cognais aux lits.

Nous traversions les couloirs comme le vent, et descendions les deux étages comme une avalanche ; mes pieds rencontraient une marche de temps en temps ; je descendais comme on tombe dans le vide ; Augustine avait une main ferme qui me tenait solidement.

Pour aller à l’infirmerie, il fallait passer derrière la chapelle, puis devant une petite maison toute blanche ; là, on redoublait de vitesse.

Un jour que, n’en pouvant plus, j’étais tombée sur les genoux, elle me releva avec une tape sur la tête, en disant :

— Dépêche-toi donc, on est devant la maison des morts.

Tous les jours ensuite, dans la crainte que je tombe, elle m’avertissait quand nous étions devant la maison des morts.

J’avais surtout peur de la peur d’Augustine. Puisqu’elle courait si fort, c’est qu’il y avait du danger. J’arrivais à l’infirmerie en nage et sans souffle ; quelqu’un me poussait sur une petite chaise, et mon point de côté était passé depuis longtemps quand on venait me laver les yeux.

Ce fut encore Augustine qui me conduisit dans la classe de sœur Marie-Aimée. Elle prit une voix timide pour dire :

— Ma Sœur, voilà la nouvelle.

Je m’attendais à une rebuffade, mais sœur Marie-Aimée me sourit, m’embrassa plusieurs fois, et dit :

— Tu es trop petite pour être sur un banc. Je vais te mettre ici.

Et elle me fit asseoir sur un petit banc, dans le creux de son pupitre.

Comme il y faisait bon dans ce creux de pupitre ! Comme la chaleur des jupes de laine caressait mon corps tout meurtri par les escaliers de bois et de pierres !

Souvent deux pieds se posaient de chaque côté de mon petit banc et je me trouvais étroitement enclavée entre deux jambes nerveuses et chaudes. Une main tâtonnante m’appuyait la tête sur les jupes entre les genoux, et sous cette main douce, et sur cet oreiller chaud, je m’endormais.

Quand je m’éveillais, l’oreiller se transformait en table. La même main y déposait des débris de gâteaux, de menus morceaux de sucre, et quelques bonbons.

Autour de moi, j’entendais vivre le monde.

Une voix pleurait :

— Non, ma Sœur, ce n’est pas moi.

Des voix criardes disaient :

— Si, ma Sœur, c’est elle.

Au-dessus de ma tête, une voix pleine et chaude imposait silence, en s’accompagnant de coups de règle sur le pupitre, qui résonnaient et faisaient dans mon creux un bruit énorme.

Parfois, il se faisait un grand mouvement. Les pieds se retiraient de mon petit banc, les genoux se rapprochaient, la chaise remuait, et je voyais se pencher vers mon nid une guimpe blanche, un menton mince, des dents fines et pointues, et enfin deux yeux caressants qui m’apportaient la confiance.