Eugène Fasquelle (p. 56-59).



Après la lecture, sœur Marie-Aimée faisait chanter Colette, l’infirme.

Elle chantait toujours les mêmes chansons, mais sa voix était si belle qu’on ne se lassait pas de l’entendre. Elle chantait simplement, sans quitter son ouvrage, en balançant seulement un peu la tête.

Bonne Justine, qui savait l’histoire de chacune, racontait que Colette avait été apportée avec les deux jambes broyées, quand elle était encore toute petite.

Maintenant, elle avait vingt ans : elle marchait péniblement avec deux cannes, et ne voulait pas se servir de béquilles, de peur d’avoir l’air d’une vieille.

Pendant les récréations, je la voyais toujours seule sur un banc. Elle s’étirait sans cesse en se renversant en arrière. Ses yeux noirs avaient la prunelle si large, qu’on ne voyait presque pas le blanc.

Je me sentais attirée vers elle ; j’aurais voulu être son amie. Elle paraissait très fière, et quand je lui rendais un petit service, elle avait une façon de me dire : « Merci, petite », qui me renvoyait tout de suite à mes douze ans.

Madeleine prit un air mystérieux pour me dire qu’il était bien défendu de parler seule avec Colette ; et quand je voulus savoir pourquoi, elle s’embrouilla dans une histoire longue et compliquée qui ne m’apprit rien du tout.

Je m’adressai à Bonne Justine, qui fit les mêmes simagrées pour me dire qu’on disait beaucoup de mal de Colette, et qu’une petite fille comme moi ne devait pas s’approcher d’elle.

Je ne pus jamais parvenir à comprendre pourquoi. À force de la regarder, je m’aperçus que chaque fois qu’une grande lui donnait le bras pour la promener un peu, il en venait tout de suite trois ou quatre qui causaient et riaient avec elle.

Je pensai qu’elle n’avait pas d’amie. Une grande pitié s’ajouta au sentiment qui m’attirait vers elle, et un jour que les grandes la délaissaient, je lui offris mon bras pour faire le tour de la pelouse.

J’étais debout, devant elle, un peu intimidée. Je sentais qu’elle ne refuserait pas.

Elle me fixa, puis elle dit :

— Tu sais que c’est défendu ?

Je fis signe que oui.

Elle eut un mouvement de la tête pour me fixer davantage.

— Et tu n’as pas peur d’être punie ?

Je fis signe que non.

J’avais une grande envie de pleurer qui me serrait la gorge. Je l’aidai à se lever. Elle s’appuyait d’une main sur une canne, et malgré cela, elle pesait sur moi de tout son poids.

Je compris combien la marche lui était pénible ; elle ne me dit pas un mot pendant la promenade, et, quand je l’eus ramenée à son banc, elle dit en me regardant :

— Merci, Marie-Claire.

En me voyant avec Colette, Bonne Justine avait levé les bras au ciel, et fait le signe de la croix.

À l’autre bout de la pelouse, Madeleine braillait en me montrant le poing.