Maison d’édition non mentionnée (p. 293-298).

XXVI


Le docteur Chesnaye et son fils arrivaient aux Trois-Rivières quand ils apprirent le sauvetage de Marie-Anna, de Jeannette et de William par un surveillant de la Compagnie d’Entreprises Générales nommé Jean Villon.

Le bruit de cette tragédie s’était répandu dans la province par la voix des dépêches et de la presse.

Oubliant toutes les affaires présentes, Henri et son père revinrent en toute hâte à la gare et sautèrent dans le premier train en partance pour Shawinigan. Henri craignait de retrouver Marie-Anna gravement malade. Les journaux ne donnaient aucun détail sur l’état des jeunes filles. Le malheureux fiancé regretta de n’être pas resté à Shawinigan la veille ; la rencontre de Villodin, à dix heures, dans les terrains vagues de la station aurait lui servir d’avertissement et le retenir auprès de Marie-Anna qui se trouvait encore exposée aux attaques de l’intraitable amoureux. S’il était resté, malgré l’appel de son père, cette promenade en barque sur le St-Maurice que William avait proposée n’aurait pas eu lieu, car il eût engagé sa fiancée à ne pas sortir avant l’heure du départ pour les Piles. L’accident ne se serait pas produit.

À la tombée de la nuit, Henri et son père arrivèrent à Shawinigan. Des groupes stationnaient dans les rues en parlant de l’événement survenu le matin. Les deux hommes se firent indiquer l’endroit où les jeunes filles avaient été recueillies. Après un quart-d’heure de marche, ils pénétrèrent dans une maison d’ouvriers, située près des chantiers. Henri se précipita et tomba à-genoux au chevet du lit sur lequel Marie-Anna et Jeannette étaient étendues, sans connaissance, tout le corps secoué par instant de légers mouvements convulsifs.

Henri parla de sa voix douce et grave que la douleur rendait plus douce et plus grave encore. Près de lui son père s’entretenait avec le médecin de la Compagnie qui avait donné les premiers soins aux malades.

Sans quitter Marie-Anna des yeux, Henri prêta l’oreille et entendit narrer les détails du sauvetage. Tandis que le médecin parlait, les tableaux de la sombre tragédie se déroulaient rapidement… Un jeune homme retenu au rivage par un câble que cinquante ouvriers s’apprêtaient à tirer nageait péniblement à côté de la barque. Il allongea le bras pour la saisir mais l’embarcation mal gouvernée vira brusquement et lui frappa la tête. La foule poussa un immense cri en voyant le sang inonder son visage. Il ne coula pas. Ses mains s’accrochèrent nerveusement au bord de la barque ; les hommes de la rive tirèrent sur le câble. Le malheureux sauveteur n’était plus qu’une loque humaine quand on le reçut à terre ; on eut de la peine à détacher ses mains de la barque. Ses membres étaient rigides comme des barres de fer…

Henri s’était avancé.

— Où est cet homme ? demanda-t-il.

— Là, dans la chambre voisine, répondit le médecin.

Henri fit un pas.

— Un instant, monsieur ! fit le médecin en l’arrêtant. L’état de ce malheureux est désespéré ; s’il entendait la porte s’ouvrir, il pourrait remuer et le moindre mouvement peut être fatal.

Marchant avec précaution, les trois hommes pénétrèrent dans la chambre où Villodin reposait, dans une immobilité ressemblant à la mort. Une poignante émotion s’empara d’Henri et de son père quand ils virent ce jeune et beau visage, blanc comme les bandes de toile qui lui entouraient le front, si calme, si serein, si pâle qu’on eût dit que toute la vie l’avait quitté. Henri ne reconnut pas sur-le-champ le déterminé rival qui, la veille encore l’arrêtait au bord du chemin pour l’obliger à se battre. Mais quand il eut observé ce visage délicat et expressif, ce cou harmonieux, ces mains fines d’aristocrate, Henri reconnut Jacques de Villodin.

Et aussitôt mille sentiments le bouleversèrent. Il n’y avait qu’un homme sur terre qu’il haïssait d’une jalousie ardente, un rival capable de lui disputer son bonheur, un ennemi qu’il eût voulu voir à cinq cents lieues du Canada et c’était celui-là qui avait arraché sa fiancée à la mort en risquant sa vie, en donnant sa vie pour elle… Henri était un homme juste et bon ; en voyant Villodin si près de la mort, un revirement spontané s’opéra en lui. Il sentit toute sa haine se fondre dans une pitié profonde dans une admiration sans bornes, dans une reconnaissance aussi vive que l’avait été sa jalousie. L’image terrifiante du sauvetage, de cet atroce combat entre un être humain et d’indomptables éléments repassa devant ses yeux et en contemplant ce jeune homme immobile et pâle, les yeux clos déjà comme pour l’éternel sommeil, le corps brisé comme au sortir d’une chambre de question, il pensa qu’hier encore, ce même jeune homme était un être plein de vie, possédant un esprit sain, un corps vigoureux, un cœur ardent et noble. Atteint au point le plus vulnérable de sa nature généreuse, Henri comprit qu’en sauvant la vie de Marie-Anna, Jacques l’avait sauvé, lui aussi, d’une douleur éternelle.

Les trois hommes se retirèrent sans bruit. Henri se retrouva auprès de Marie-Anna. La jeune fille avait ouvert les yeux et promenait autour d’elle un regard sans intelligence. Henri approcha son visage du sien et demanda tendrement.

— Tu me vois, Marie-Anna ?

Elle le regarda durant quelques secondes avec une fixité de statue qui le mit à la torture ; puis ses lèvres remuèrent, elle murmura faiblement :

— Pardon, Henri !… Pardon !

Il ne comprit pas et crut qu’elle délirait. Le médecin conjura le jeune homme de la laisser reposer. Il lâcha sa main moite de fièvre et s’éloigna à-regret tandis que Marie-Anna murmurait encore :

— Pardon, Henri !

Il sortit enfin et monta vers le bourg à la demeure de William.