Maison d’édition non mentionnée (p. 283-292).

XXV


Henri ne chercha plus à contenir l’émotion qu’il avait éprouvée au moment où Marie-Anna, indisposée, échappait, un peu tard, aux prédictions maladroites de Rose Bertelin.

— Il se passe quelque chose !… se dit-il. Marie-Anna n’est pas nerveuse. Il est impossible qu’une « bonne aventure » l’ait bouleversée pareillement… Elle craint peut-être de retrouver « l’autre » aux Piles…

Henri regretta de n’avoir pas questionné Marie-Anna au sujet de Villodin. Peut-être savait-elle quelque chose, peut-être avait-elle appris son départ car si grands qu’aient été son amour et sa jalousie, ce rival acharné avait pu se lasser d’aimer et de poursuivre une jeune fille qui le fuyait depuis plusieurs semaines.

Ayant évité, par une délicatesse fort louable d’interroger sa fiancée sur ce point, Henri, demeurait dans l’ignorance de l’état d’esprit de Marie-Anna et cette ignorance à-présent l’obsédait.

Il arriva au milieu des terrains vagues qui environnent la gare de Shawinigan. La nuit était épaisse malgré le ciel étoilé. Une cloche tinta au loin.

— Dix heures et demie, murmura le jeune homme. J’ai encore dix minutes.

Tourmenté secrètement, il s’arrêta, sur le point de rebrousser chemin. Cependant, il pensa que son père devait avoir des raisons pressantes pour le mander par télégramme.

Il continua d’avancer, la présence de William et de Jeannette auprès de sa fiancée le rassurait un peu. Soucieux malgré tout, monologuant, les yeux sur le sol, il se heurta soudain à un homme qui le repoussa violemment et vint se poser devant lui, les bras croisés, sans dire une parole.

Henri fit un bond en arrière. En pleine nuit, à cinq cents pieds de toute habitation, il n’y avait pas à hésiter. Lestement, il sortit un revolver de sa poche et braqua le canon de Parme sur la poitrine de l’inconnu en criant :

— Place !

— Là, là ! Doucement, monsieur Chesnaye ! répondit tranquillement une voix gouailleuse.

Est-ce ainsi qu’on traite des anciennes connaissances ?

Henri fut stupéfait. Il venait de reconnaître Villodin ; l’arme faillit lui échapper des mains. Plus décontenancé qu’effrayé par cette rencontre il se tint fermement sur la défensive. L’épaisseur des ténèbres ne lui permit pas de remarquer le déguisement de son ennemi. Le son de la voix, seul, le lui avait révélé.

— Que me voulez-vous ? fit-il l’arme encore au poing.

— Reprendre la conversation où nous l’avons laissée, fit Villodin en reculant de quelques pas. Vous êtes armé, à ce qu’il me semble. Enfin, nous allons donc nous entendre…

À peine ces mots étaient-ils dits qu’Henri envoya son arme à toute volée dans les champs.

— À présent, dit-il en croisant les bras, la tête haute, vous pouvez m’assassiner à votre aise, monsieur l’homme d’honneur !…

Villodin revint sur lui, les poings serrés, furieux devant cet ennemi désarmé :

— Pourquoi me l’as-tu prise ? gronda-t-il d’une voix terrible. Pourquoi, pourquoi ? Elle ne t’aime pas, elle ne t’a jamais aimé !… Réponds ! Mais réponds donc ! rugit sourdement Villodin prêt à lui sauter à la gorge.

— C’est maintenant une querelle de charretiers que vous voulez, monsieur le gentilhomme ? demanda Henri narquois. Vous dérogez à votre noblesse…

Un sifflet de locomotive lança dans l’air son strident appel. Le train touchait à la gare.

Henri ne fit qu’un bond. Le corps plié en deux, il fonça tête baissée sur son ennemi qui n’eut que le temps de s’écarter d’un pas pour éviter un choc formidable.

Villodin exaspéré le vit se perdre tout courant vers la gare.

Cette nuit-là, la mélodieuse romance du Roi et de la Bergère fut encore sifflée comme un appel d’amour sous la fenêtre de Marie-Anna, mais cette fois, la sérénade n’alla pas bercer les rêves d’une belle endormie. Marie-Anna angoissée, prostrée dans la prière implorait encore la protection divine sur ses deux jeunes amants quand le sifflement léger de Jacques interrompit ses lamentations. Elle se leva, courut à la fenêtre puis s’arrêta, du désespoir plein les yeux :

— Mon Dieu, donnez-moi la force de ne pas répondre ! supplia-t-elle les mains jointes vers le ciel.

Jacques sifflait toujours. Elle revint à la fenêtre, écarta un peu les rideaux ; son regard fouilla dans les ténèbres. Elle ne put rien voir. La malheureuse se prit la tête à deux mains en sanglotant :

— Il est là, il est là !… Mon Jacques, mon pauvre Jacques aimé !  !

Jacques sifflait toujours. La romance tournait au supplice. À quelques pieds plus haut, derrière la fenêtre, Marie-Anna devenait folle, le cœur ballotté dans une tempête, appelant sa mère et Dieu, murmurant le nom de Jacques, écoutant tour-à-tour sa conscience implacable et son amour ressuscité. Le démon de la tentation la prenait à la nuque et la secouait comme une pauvre petite chose, entêtée à mourir plutôt que céder. Jacques sifflait toujours. À travers les rideaux, dans la nuit, Marie-Anna lui envoyait des baisers puis se frappait la poitrine, honteuse devant elle-même de sa faiblesse.

La torture dura longtemps… mais la fenêtre ne s’ouvrit pas !

Dès l’aube, Villodin se rendit sur le chantier du tunnel pour résilier son contrat avec la Compagnie d’Entreprises Générales. L’ingénieur en chef était absent de Shawinigan. Jacques fut invité à attendre son retour durant la matinée.

Il pensait qu’Henri Chesnaye, connaissant maintenant sa présence à Shawinigan, aviserait sans retard madame Carlier en lui exposant l’urgence d’un déplacement nouveau et d’une retraite plus sûre pour Marie-Anna.

— Dès ce soir, se dit Villodin, je monte la garde à la fenêtre de ma chambre. Nul ne peut entrer à la gare ou en sortir sans passer sous mes yeux.

Et de fait, le voisinage de son hôtel avec la station de Shawinigan était une circonstance favorable qui pouvait le servir. Si Marie-Anna quittait le village par le train il n’aurait que quelques pas faire pour monter derrière elle dans un compartiment proche et la suivre encore sans crainte d’être reconnu grâce aux changements qu’il avait fait subir à sa personne.

En attendant, Jean Villon, cotte bleue et pantalon rayé se promenait soucieux sur le chantier de la Compagnie d’Entreprises Générales. Mais il devait être, ce jour-là, un piètre surveillant ; les hommes le virent s’asseoir sur un tas de madriers, les coudes sur les genoux, le menton dans les mains, indifférent à tout ce qui l’entourait. Au bout d’un instant, il se mit à marcher de long en large sur le chantier.

Jean Villon restait Jacques de Villodin. Il avait l’esprit complètement absorbé par ses pensées, par son malheur, par sa terrible jalousie… par son amour. Car hélas, il faut bien le dire : il l’aimait plus que jamais, Marie-Anna, la blonde Canadienne si jolie ! N’était-ce pas pour l’amour d’elle qu’il avait fait tant de folies depuis son départ de Rézenlieu ? N’était-ce pas pour la revoir qu’il avait même bravé son père, un jour et retraversé l’océan ? N’était-ce pas pour la reconquérir qu’il passait des nuits à siffler sous sa fenêtre et cherchait querelle à Henri Chesnaye par tous les moyens, duel ou chicane de portefaix ?

Il rougit de lui-même.

— Je me conduis comme un valet ! se dit-il avec amertume. Mais pourquoi ce lourdeau refuse-t-il le duel, aussi ? Ah oui, l’enfer !…

Un sourire singulier vint errer sur ses lèvres quand elles prononcèrent ce mot mais aussitôt il pensa à Dieu et son sourire se figea. Jacques était chrétien ; il appartenait à l’une de ces vieilles familles de France, noble comme les Montmorency et les Guise, héritière d’une tradition pieuse, chevaleresque, vivant de siècle en siècle depuis six cents ans dans l’honneur d’un nom sans tache et dans le prestige d’un passé glorieux…

Jacques de Villodin s’assit sur un tas de pierres et laissa tomber sa tête dans ses mains. Il soupira longuement.

— Partir ! murmura-t-il. La laisser, ne plus la revoir !… Oh non, Marie-Anna, je ne peux pas ; je ne pourrai jamais !

Il se leva et se remit à arpenter le chantier, les yeux humides, les mains derrière le dos, impuissant à se dominer. Il bouscula deux Italiens qui regardaient le fleuve. Jacques ne songea pas à les rappeler au travail et continua sa marche inconsciente. Deux minutes plus tard il se revit auprès de ces mêmes Italiens qui paraissaient discuter avec animation. Sans modérer la dureté de sa voix, le surveillant les apostropha :

— Eh là ! Ce n’est pas l’heure de bavarder !

Les deux ouvriers se retournèrent. L’un d’eux étendit le bras dans la direction du fleuve et dit :

— Voyez donc cette barque, là… qui descend le courant.

Jacque regarda.

— Eh bien ? fit-il.

— Vous ne comprenez pas ? reprit l’Italien. Elle est en perdition ; elle va droit à la chute !

Jacques se rappela le récit du contremaître et frémit de la tête aux pieds. Le regard fixé sur la barque, la respiration un moment suspendue, il s’écria :

— Au câble, vite, un câble !… Il faut les sauver !

Il se précipita sur un tas de gros cordages déposés au pied d’une grue à vapeur.

Déjà on entendait des cris sur le fleuve. Trois personnes se tenaient dans la frêle embarcation à la même place où s’était trouvé ce malheureux qui périt dans la chute quelques mois auparavant.

La foule accourait de toutes parts.

Villodin, fiévreux, s’avança au bord du fleuve, prêt à lancer le câble quand la barque approcherait. Le contremaître qui suivait la scène lui toucha le bras et dit :

— Tout est inutile, Villon. Il est impossible de lancer le câble si loin de… de…

Il n’acheva pas.

Villodin venait de pousser un cri déchirant :

— Ha ! Marie-Anna ! Marie-Anna !  !

Les hommes le crurent fou. Les yeux hagards, démésurément agrandis, la bouche déjetée par l’épouvante, il enroula l’extrémité du câble autour de son corps, noua solidement et cria aux hommes :

— Retenez le câble !

Avant qu’on ait pu l’empêcher de faire cette folie héroïque, d’un bond prodigieux, il sauta dans le fleuve et nagea vers la cataracte.